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La lutte pour la démocratie, la justice sociale et l’égalité dans le Caucase

Manifestation contre la loi sur l'influence étrangère. Tbilissi, 21 avril 2024, photo Jelger Groeneveld // CC BY 2.0
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La Géorgie, une petite nation de 3,8 millions d’habitant·es située dans le Caucase, est plongée dans une crise profonde. Sa population s’est soulevée contre le parti au pouvoir, Rêve géorgien, en réaction à l’adoption de la loi sur l’influence étrangère – inspirée de la loi russe –, d’une loi homophobe de propagande anti-LGBTQ, face au trucage des récentes élections et contre la suspension des négociations d’adhésion à l’UE.

Le milliardaire Bidzina Ivanishvili tire les ficelles de Rêve géorgien. Oligarque le plus riche du pays, il possède une fortune de 6,4 milliards de dollars, soit plus de la moitié du budget de l’État et un cinquième du PIB du pays. Lui et son parti, malgré leurs conflits avec l’Occident et leurs rapports privilégiés avec la Russie, collaborent avec toutes les puissances impérialistes et avec les multinationales pour piller et exploiter la population, les richesses et les ressources du pays.

Excédé par un tel autoritarisme et une telle exploitation, le peuple géorgien a déclenché l’une des mobilisations de masse les plus importantes et les plus longues de l’histoire de son pays. Il lutte pour la démocratie et l’égalité. Rêve géorgien a réagi avec la plus grande brutalité, réprimant et arrêtant les manifestant·es. Mais le mouvement ne montre aucun signe de recul. Le pays est sur le fil du rasoir.

Au cœur de cette lutte sans précédent, des militant·es de gauche se sont rassemblés pour former le Mouvement pour la social-démocratie afin de combler le vide laissé par la gauche. Ashley Smith, de Tempest, s’entretient avec des militant·es de cette lutte et membres dirigeant·es de la nouvelle organisation.

Le peuple géorgien est engagé depuis des mois dans une lutte acharnée contre le gouvernement de Rêve géorgien. Qu’est-ce qui a déclenché ces manifestations ? Quelles sont ses principales revendications ?

Sopho Verdzueli : Les causes profondes des manifestations de masse intenses et persistantes, ce sont les élections du 26 octobre et les événements qui ont suivi, notamment la décision de Rêve géorgien (RG) de suspendre le processus d’adhésion à l’Union européenne. RG a manipulé les élections pour s’assurer un contrôle total sur le gouvernement. Cela a précipité la crise de notre système politique, une crise qui existe depuis longtemps.

Le pays est en proie à de graves problèmes, notamment un système électoral inéquitable qui assure une concentration du pouvoir. Il manque d’institutions indépendantes pour se prémunir contre la manipulation des résultats ou d’autres formes d’abus de pouvoir. Ce système corrompu est le produit de tous nos autres problèmes politiques et économiques : le contrôle par les élites des médias qui ne font que de la propagande, la pauvreté et les inégalités, l’absence de contrôle démocratique sur le pouvoir et la migration hors du pays.

RG est contrôlé par l’oligarque Bidzina Ivanishvili, l’une des personnes les plus riches du monde. RG a eu recours à diverses formes de manipulation pour assurer sa réélection, notamment par une propagande massive, la répression, l’achat de voix et l’intimidation des employé·es.

La population espérait que les élections législatives résoudraient la crise politique déclenchée par la loi sur les agents étrangers et d’autres lois antidémocratiques promulguées avant le scrutin par le gouvernement géorgien. Elles ont au contraire aggravé la crise politique. Malgré la certification officielle des résultats par la commission électorale, il existe un doute légitime sur le fait que ces résultats expriment la volonté du peuple géorgien. Les partis d’opposition ont boycotté le Parlement, une institution considérée comme illégitime par le peuple. L’élection d’un nouveau président par le Parlement n’a fait qu’aggraver la crise de légitimité du gouvernement géorgien.

La décision du gouvernement géorgien de reporter les négociations d’adhésion à l’UE, inscrites dans notre Constitution, a ensuite déclenché une opposition massive. Depuis, le peuple s’est massivement mobilisé. Les manifestations n’ont pas eu lieu uniquement à Tbilissi, la capitale, mais dans tout le pays, dans les villes et villages plus petits. C’est inédit.

La réponse du gouvernement géorgien aux incessantes manifestations de masse a été une répression de plus en plus brutale. Il a déployé la police pour attaquer des manifestations pacifiques, arrêté d’innombrables militant·es et les a soumis à la torture et à des traitements inhumains. La brutalité policière est aujourd’hui devenue la norme.

Comme on pouvait s’y attendre, le gouvernement n’enquête pas et n’inculpe pas la police, mais porte plainte contre les manifestant·es. Résultat : plus de 50 militant·es sont détenu·es comme prisonnier·es politiques. Un fait sans précédent.

Cette situation a façonné les revendications politiques du mouvement. Nous réclamons non seulement de nouvelles élections libres et équitables, mais aussi la libération des prisonniers politiques. Mais RG a totalement ignoré ces revendications. Son objectif est de consolider son pouvoir en multipliant les lois répressives et autoritaires contre les manifestations pacifiques, les médias indépendants et les organisations de la société civile. Ainsi, depuis octobre, RG est un régime autoritaire qui gouverne par la force, et non par le consentement du peuple.

 

Maia Barkaia : Je tiens à souligner que nous ne considérons pas la crise politique actuelle comme un phénomène isolé, mais comme une partie intégrante d’une crise démocratique persistante, qui caractérise non seulement le régime de RG, mais aussi les gouvernements précédents, dont le Mouvement national uni 1. Les partis politiques existants, le système truqué qu’ils organisent et les inégalités de classe qu’ils perpétuent sont tous responsables de notre situation actuelle.

La Géorgie a été le théâtre d’expérimentations néolibérales, notamment depuis le début des années 2000. La crise actuelle est donc le produit des trente dernières années. Mais elle est bien différente. La Géorgie s’attaque à ce qui constitue la démocratie dans notre pays. Nos droits fondamentaux sont menacés. Cela confère à la situation actuelle une dimension existentielle.

Outre les revendications immédiates de libération des prisonniers et d’élections libres et équitables, le Mouvement géorgien pour la social-démocratie formule des revendications à long terme. Nous souhaitons l’annulation de toutes les lois réactionnaires imposées par le régime et la lutte contre les profondes inégalités socio-économiques en Géorgie.


 

Quelles sont les orientations politiques du mouvement ? Quels sont les débats ? Des courants politiques cohérents, dotés de programmes, se sont-ils formés ? Si oui, quels sont-ils ?

Sopho Verdzueli : Le mouvement actuel est totalement différent des précédents. Tout d’abord, par son ampleur et sa longévité. Il est massif. Il touche la plupart des villes du pays. Nous menons des actions de masse quotidiennes depuis plus de trois mois.

Le mouvement est politiquement diversifié, comme on peut s’y attendre lorsqu’un si grand nombre de manifestant·es se mobilise. Celleux-ci expriment un large éventail de griefs, qui ne se limitent pas à la géopolitique, à l’adhésion à l’UE et à la menace russe.

Bien sûr, ces enjeux sont largement évoqués, mais les motivations du mouvement sont bien plus profondes et englobent de multiples préoccupations politiques, sociales et économiques. Or, ces préoccupations ne se sont pas exprimées dans les revendications du mouvement. Pourtant, elles percent parfois. Ainsi, on entend ici et là des slogans assez à gauche, notamment lors des marches nocturnes.

Contrairement au passé, ce mouvement est un mouvement populaire. Auparavant, des politiciens et des partis opportunistes se positionnaient comme les chefs de file de la lutte. Ce n’est plus le cas. Ils ne se sont pas à l’avant-garde du mouvement, car la population s’y serait opposée. Les gens en ont assez des politiciens dans leur ensemble.

En leur absence, les citoyens ont découvert qu’ils pouvaient construire et mener la lutte eux-mêmes. L’opposition politique tente de s’affirmer par l’intermédiaire du Front commun de coordination de la présidente Salomé Zourabichvili, qui est représentative pour les médias et les acteurs internationaux. Mais elle ne dirige pas le mouvement de rue.

Bien sûr, cela ne signifie pas que le mouvement puisse perdurer sans stratégie et organisation politiques claires. Mais cette stratégie doit venir du mouvement et exister pour le mouvement. Alors que beaucoup d’entre nous craignaient un essoufflement du mouvement, nous sommes témoins de la résilience des populations, ainsi que des dérives de RG qui continuent de susciter la lutte.

Nous traversons cependant un moment crucial, car nous sommes livré·es à nous-mêmes. La Grande-Bretagne a récemment imposé des sanctions, mais une réponse internationale plus cohérente et coordonnée face aux mesures autoritaires de RG est nécessaire.


 

Maia Barkaia : Exactement. La mobilisation actuelle est unique dans notre histoire. Elle est massive, indépendante, plus horizontale et auto-organisée. Elle commence à dépasser les simples appels à la démocratie pour inclure des revendications de justice sociale et économique.

Depuis l’introduction de la première loi sur les agents étrangers en 2023, la contestation a connu des vagues successives, avec des hauts et des bas. Mais depuis le 28 novembre, ce mouvement n’a pas faibli. Jour et nuit, les gens descendent dans la rue.

Un autre développement majeur se situe à gauche. Par le passé, nous avons toujours hésité à nous associer aux courants mainstream, car nous étions en désaccord sur le plan idéologique. Mais nous nous sommes liés à eux car nous partageons l’exigence fondamentale de démocratie. Parallèlement, nous n’avons pas transigé sur nos valeurs et nos principes.

Par le passé, nous craignions d’être submergés par des forces plus importantes et par les partis traditionnels. Mais cette fois, notre nouveau groupe, le Mouvement pour la social-démocratie, a rejoint le mouvement, a trouvé le moyen d’exprimer nos revendications de justice sociale et d’égalité économique parallèlement à l’appel général à la démocratie, et a veillé à ce que notre voix reste forte et prédominante dans la lutte.


 

Comment êtes-vous intervenus dans la lutte ? Quels types de personnes ont rejoint le mouvement de protestation ? Les travailleurs y ont-ils adhéré ?

Maia Barkaia : Le mouvement de protestation national et son idéologie sont très diversifiés. Les forces organisées se sont affrontées sur le plan politique, mais elles sont désormais réunies dans ce nouveau mouvement. Le Mouvement pour la social-démocratie participe à la lutte et la construit par tous les moyens possibles. Mais nous proposons une alternative en son sein. Nous sommes une organisation profondément ancrée idéologiquement. Malgré nos origines politiques diverses, nous partageons un engagement commun en faveur de la justice sociale, de l’égalité économique et de la démocratie.

La question de la démocratie est essentielle pour nous, car en Géorgie, nous avons connu par le passé un socialisme sans démocratie, et ces dernières décennies une démocratie sans justice sociale et économique. Il est donc essentiel pour nous de souligner que justice sociale, égalité économique et démocratie sont indissociables.

Le principal syndicat géorgien agit surtout en faveur du gouvernement et du patronat. Il ne représente donc pas les intérêts et les revendications des travailleur·ses. Cependant, de nouveaux syndicats indépendants émergent. Ils sont tous essentiels à la construction d’une véritable organisation de la classe ouvrière sur les lieux de travail et dans le mouvement de protestation. De nombreux membres du Mouvement pour la social-démocratie sont membres de ces syndicats et certains font partie de leurs dirigeant·es.

L’un de nos objectifs est de tisser des liens solides entre notre groupe, les syndicats et diverses organisations locales. Nous avons notamment cherché à tisser des liens avec le mouvement étudiant de différentes universités.

L’une des luttes les plus importantes se déroule à Chiatura. La ville possède une économie mono-industrielle construite autour d’une compagnie minière. Privatisée en 2006, elle a récemment fait faillite et a licencié 3 500 travailleur·ses. Les mineurs ont lancé une campagne qui dure depuis des mois. Récemment, quatre mineurs en grève de la faim ont été interpellés à 3 heures du matin.

Nous sommes témoins d’une crise démocratique qui étouffe les voix dissidentes et laisse les travailleurs impuissants face aux élites politiques et économiques. Notre mouvement s’efforce de soutenir leur lutte et de leur témoigner sa solidarité. Nous sommes convaincus que les luttes pour un objectif collectif nécessitent une action collective et l’engagement de collectifs organisés.


 

Vano Abramashvili : Notre objectif est de lier la lutte des mineurs, et d’autres luttes sociales et syndicales, aux grandes manifestations. Nous voulons surmonter les clivages entre les différents groupes de la société et la séparation entre revendications démocratiques et économiques.

Ces liens sont indissociables, notamment à Chiatura, où le gouvernement et l’entreprise ont collaboré pour exploiter les mineurs et les licencier. Ils sont confrontés à une crise humanitaire. Ils exigent du gouvernement qu’il réponde à leurs demandes d’indemnisation, de soins médicaux, voire de nourriture, et de reclassement.

Ainsi, la lutte des mineurs ne se limite pas à leur entreprise, mais s’oppose aussi au gouvernement. Le gouvernement RG est réticent à concéder quoi que ce soit aux mineurs, car il sait qu’une concession ouvre la porte à d’autres groupes de travailleurs qui pourraient lui imposer des revendications économiques, sociales et démocratiques plus importantes. RG n’a donc rien concédé aux mineurs ni à l’ensemble du mouvement.

La réponse hostile du gouvernement à toutes les revendications ouvre la voie au dépassement de l’isolement des différentes luttes. Elle nous permet de construire des ponts de solidarité entre la lutte des mineurs et le mouvement démocratique. Cela nous aidera à forger un véritable mouvement des travailleur·ses géorgiens.


 

L’un des défis auxquels la lutte en Géorgie est confrontée est le modèle de développement néolibéral – un capitalisme extractiviste et de transit – imposé au pays par les États-Unis, la Russie, la Chine et l’UE. Quel est exactement ce modèle ? Quels sont ses problèmes ? Est-il remis en cause dans la lutte ?

Ia Eradzé : Tous les gouvernements qui ont été en place ces dernières décennies ont été attachés à ce modèle de développement néolibéral. Il est à l’origine de tous nos griefs démocratiques, sociaux et économiques. Notre Mouvement pour la social-démocratie vise donc à dénoncer ce fait auprès de l’ensemble du mouvement de protestation.

Qu’on soit mineur ou enseignant, ou autre, on se sent en insécurité dans ce pays. Nous n’avons pas de système de protection sociale. Les droits socio-économiques fondamentaux ne sont pas garantis. Et, comme les mineurs de Chiatura, nous sommes toustes endetté·es. Le niveau d’endettement des ménages est très élevé en Géorgie.

Le problème de la dette a été exposé de manière dramatique à l’ensemble du pays par les mineurs. Après avoir perdu leur emploi, ils n’ont pas pu rembourser leurs emprunts. Les fonctionnaires licenciés par le gouvernement en raison de leurs positions politiques et de leur participation au mouvement sont également confrontés à des dettes insovables.

La peur de l’endettement des ménages est l’une des principales raisons invoquées pour expliquer les réticences à faire grève. Cet endettement nous unit toustes dans une précarité commune. Nous sommes toustes confronté·es à des vulnérabilités assez similaires. Cela fait craindre la lutte, mais cela y pousse aussi, car la vie telle que nous la connaissons, politiquement et économiquement, n’est plus tenable.

Le modèle de développement néolibéral est la cause structurelle de notre expérience collective de la dette. Sous l’influence des grandes puissances et des capitaux étrangers et nationaux, les gouvernements géorgiens ont subordonné toutes leurs politiques économiques à la recherche d’investissements, à la rentabilité des entreprises, à la construction d’infrastructures pour le transport des marchandises à travers le pays et au pillage de nos ressources naturelles par l’exploitation minière et la construction de barrages sur nos voies navigables.

Ce modèle a concentré le capital entre les mains de nos oligarques, transformé l’organisation du travail et démantelé l’État-providence. En conséquence, nous sommes confronté·es à une insécurité socio-économique systématique et contraint·es de contracter des emprunts pour subvenir à nos besoins fondamentaux. Si nous perdons notre emploi, nous n’avons plus d’allocations sociales et nous nous retrouvons avec des dettes insoutenables. Même si vous avez un emploi, vous êtes confronté à des conditions de vie et de travail difficiles.

Ce modèle économique n’a pas changé d’un iota avec les élections. L’ancien gouvernement du Mouvement national uni a imposé ce modèle néolibéral. Rêve géorgien a fait de même. Ils ont tous placé les intérêts des capitaux étrangers et privés au premier plan, et les travailleur·ses au second.

Chiatura est un exemple de cette tendance générale. Après sa privatisation, l’entreprise a soumis les mineurs à des conditions de travail épouvantables, a bafoué les mesures de sécurité élémentaires et a violé leurs droits. Malgré les multiples amendes infligées par le ministère de l’Environnement à l’entreprise pour la pollution du principal fleuve de la ville et de l’air, rien n’a changé, si ce n’est que les travailleurs sont désormais licenciés.

Cela démontre comment les élites, en particulier les oligarques comme Ivanishvili, contrôlent le gouvernement. Ainsi, quel que soit le candidat élu, la structure oligarchique de l’économie contraint l’État à agir dans l’intérêt des riches et contre celui du peuple.

L’élite économique et ses partenaires multinationaux ont utilisé leur contrôle de l’État pour mettre en œuvre divers projets dits de développement. Ils ont fait de la Géorgie une plaque tournante du transport de matières premières, un paradis pour les cryptomonnaies et l’extractivisme. Les projets d’infrastructures « de développement » (barrages, autoroutes, ports, etc.) sont généralement financés par des crédits étrangers octroyés par des banques multilatérales de développement.

Tout cela est encore plus déformé par les intérêts de notre oligarque. Ivanichvili façonne tout ce modèle néolibéral pour servir ses intérêts privés. Il s’agit donc d’un néolibéralisme aux caractéristiques oligarchiques.

Notre objectif avec le Mouvement pour la social-démocratie est de mettre en avant dans la lutte tous les problèmes liés à ce modèle néolibéral . Nous devons expliquer aux citoyens que le néolibéralisme oligarchique est la cause du caractère antidémocratique de notre État. Pour obtenir la société meilleure que nous souhaitons toustes, il est nécessaire de transformer l’ensemble du modèle économique existant.


 

Comment l’UE a-t-elle été traitée dans cette lutte, elle qui est complice du programme néolibéral ?

Maia Barkaia : En 2024, plusieurs vagues de protestation ont précédé la contestation actuelle, déclenchée par l’annonce par le Parti démocratique de la suspension des négociations d’adhésion à l’UE. Ce fut la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La défense de la démocratie est l’objectif primordial qui unit le mouvement.

Au sein du mouvement, les positions sur l’UE sont diverses. Les anciens partis qui ont mis en œuvre le projet néolibéral et qui contribuent donc au problème sont également pro-UE. Au sein du Mouvement pour la social-démocratie, nous avons notre propre position sur l’Union européenne.

Nous sommes tou·tes uni·es dans la lutte pour la défense de la démocratie, mais il existe aussi des divergences sur la question de savoir ce que cela signifie. Pour nous, la démocratie est indissociable de la justice sociale et économique. Et nous aspirons à une forme de démocratie plus radicale et participative : la démocratie directe. La démocratie représentative ne suffit pas. Nous prônons le contrôle démocratique de la société, des institutions et des lieux de travail.

Nous nous inspirons de l’histoire géorgienne pour trouver des précédents. Notre Première République, établie en 1918 et maintenue jusqu’en 1921, fut une période éphémère durant laquelle nous avons vécu une expérience de la démocratie très intéressante. Elle fut instaurée par un gouvernement de coalition dirigé par les sociaux-démocrates.

Ils ont dépassé la démocratie représentative. Ils n’ont pas instauré la démocratie directe, mais ce qu’ils ont appelé la démocratie sans intermédiaire, une version hybride de démocratie représentative et directe. Ce précédent est important pour nous, car il prouve que la démocratie n’est pas quelque chose d’importé ou d’étranger à notre histoire, mais quelque chose que la gauche a déjà expérimenté. Nous voulons nous appuyer sur cette tradition pour construire à terme une démocratie participative et décentralisée en Géorgie.

Nous avons une vision différente de l’UE de celle du MNU et d’autres partis traditionnels, qui la présentent comme un paradis et suggèrent que les problèmes de la Géorgie seront résolus par une simple adhésion. Au contraire, nous percevons l’UE comme un jardin où, même si nous y adhérions, nous aurions encore beaucoup à faire pour que le pays serve les intérêts de la population. Nous considérons l’adhésion comme une question de survie, pour nous protéger de l’impérialisme russe. En réalité, l’UE est le seul espace où nous pouvons exister physiquement afin de lutter contre le néolibéralisme en Géorgie et construire une société juste et égalitaire.

Nous menons un double combat : d’abord pour survivre face à la menace immédiate de l’impérialisme russe, et ensuite pour la démocratie, la justice sociale et l’égalité économique. Nous ne pouvons y parvenir en copiant-collant les réformes occidentales ou étrangères, mais en menant notre propre lutte depuis la base.

Le MNU a vendu le pays aux oligarques en privatisant les biens nationaux. Et comme RG n’a plus grand-chose à vendre, il a concentré la privatisation des ressources naturelles au profit d’entreprises extractivistes. Notre code du travail est totalement déréglementé, ce qui permet aux entreprises de maintenir des conditions de travail épouvantables, de longues heures de travail et une discrimination au travail. Les partis au pouvoir ont imposé cette pratique sans aucune opposition. Cette situation a pris une tournure extrême sous RG.

Ainsi, pour nous, l’adhésion à l’UE nous offre un répit pour mener la lutte des classes pour la démocratie, la justice sociale et l’égalité économique. Cela serait quasiment impossible sous la menace constante d’une intervention de Moscou.


 

L’élection de Donald Trump a profondément bouleversé la politique eurasienne. Trump a conclu un pacte explicite avec la Russie de Poutine pour la partition de l’Ukraine. Quel a été l’impact de cette élection sur le conflit et ses enjeux politiques ?

Vano Abramashvili : Les manœuvres géopolitiques de Trump en Europe de l’Est constituent une préoccupation majeure pour la Géorgie. La Géorgie a d’abord réagi en tentant de diversifier ses relations avec divers gouvernements, de la Russie à l’Iran, afin de trouver des soutiens. Elle a d’ailleurs été l’un des rares gouvernements à assister à l’investiture du nouveau président iranien.

Mais cela lui a explosé au visage. RG s’est retrouvé aux côtés de groupes scandant « Mort à l’Amérique ». Bien sûr, cela ne convenait pas à Trump et au reste de l’élite politique américaine. Ce fut une grave erreur de la part de RG. Il va renoncer à cette approche pour apaiser Trump.

Déjà, RG a commencé à imiter le discours de Trump sur la lutte contre le deep state 2 et la « guerre globale ». Ils ont même partagé le discours de JD Vance à Munich, dénonçant la répression de l’extrême droite par l’UE. Mais cela lui a aussi explosé au visage, car RG est en réalité un parti d’extrême droite, au pouvoir, qui réprime tout le monde. Certains ont dénoncé cette hypocrisie. Leur imitation de Trump et de Vance s’est donc retournée contre eux.

Au-delà de cette folie, RG est clairement conscient que la Géorgie est prise dans le remaniement géopolitique opéré par Trump entre les États-Unis, l’UE, la Russie et la Chine. L’Ukraine constitue un dangereux précédent quant à ce que Trump pourrait faire avec la Géorgie. Les États-Unis ont essayé d’obtenir de la Russie l’accord d’un plan de partage pour le pillage de l’Ukraine.

Trump pourrait traiter la Géorgie de la même manière, en l’offrant à la Russie pour l’intégrer à sa sphère d’influence. En tant que petit pays pris entre plusieurs grandes puissances régionales, nous sommes pris dans un piège classique décrit par Thucydide : « Le fort fait ce qu’il peut faire et le faible subit ce qu’il doit subir ».

Notre plus grande inquiétude concerne les conséquences pour nous de ce qui se passe entre les États-Unis et la Russie au sujet de l’Ukraine. Voici un scénario catastrophe : si le pacte entre les États-Unis et la Russie s’effondre, nous pourrions nous retrouver pris au piège d’une guerre plus vaste.

La Russie possède des bases militaires et même un port naval à Ochamchire, en Abkhazie, une partie de la Géorgie qu’elle occupe depuis la guerre de 2008. Elle utilise ce port pour ses opérations en mer Noire. Si l’Ukraine cible ce port, la Géorgie pourrait devenir un nouveau théâtre de guerre.

Que cela se produise ou non, l’image des États-Unis en Géorgie a été profondément ternie. Même les pro-américains les plus fous ne peuvent soutenir la proposition néocoloniale de Trump à la Russie de partitionner et de piller le pays.


 

Ia Eradzé : Exactement. La présidence de Trump a eu un impact considérable sur les membres du mouvement populaire. Jusqu’en janvier dernier, tout le monde considérait la démocratie américaine comme un modèle pour la Géorgie, malgré ses nombreux problèmes. Aujourd’hui, presque tout le monde voit les États-Unis comme un exemple de la crise démocratique qui se propage dans le monde.

Aujourd’hui, de plus en plus de gens réalisent que nous participons à une lutte mondiale contre l’extrême droite et les oligarques. C’est un choc pour de nombreux Géorgiens qui faisaient confiance aux États-Unis. Mais cela a souligné notre conviction : nous devons compter sur notre capacité d’action. Il n’y a pas de sauveur hors de Géorgie pour nous sauver de notre gouvernement autoritaire. Nous devons nous libérer nous-mêmes.

Nous ne pouvons pas dépendre uniquement de puissances extérieures pour y parvenir. Cela dit, nous ne pouvons pas non plus y parvenir seuls, car nous sommes un petit pays. Notre espoir repose donc sur les mouvements populaires d’autres pays contre leur extrême droite, leurs oligarques et leurs gouvernements autoritaires.


 

Vous avez récemment créé le Mouvement pour la social-démocratie afin de combler le vide politique de la gauche. Comment en êtes-vous arrivés là ? Quelles sont ses positions politiques fondamentales ? Quelles forces a-t-il attirées ? Comment évoluez-vous au sein de ce mouvement ?

Sopho Verdzueli : La Géorgie possède une tradition de démocratie, établie par la première République de Géorgie au début du 19e siècle. Mais elle a été marginalisée et oubliée. Le Mouvement pour la social-démocratie tente de raviver cette tradition au cœur des manifestations actuelles.

Au cœur du mouvement de masse, nous avons compris la nécessité de créer une alternative à la fois fondée sur des valeurs et durable. Les élections d’octobre dernier l’ont clairement démontré. Personne ne se satisfaisait du prétendu moindre mal. Une grande partie de l’opposition politique reste associée à des politiques néolibérales et antidémocratiques en raison de ses actions passées, tandis que la propagande de RG, largement financée et diffusée, parvient à présenter tous les opposants comme des alliés du MNU.

Lorsque beaucoup d’entre nous se sont plaints de cette situation, on nous a dit : « Pourquoi ne pas créer une alternative ? » Nous avons relevé le défi et avons commencé à envisager la création d’une nouvelle organisation.

Ce n’est pas la première fois qu’une telle initiative est lancée ; des tentatives ont déjà été faites pour créer un mouvement social-démocrate, voire un parti politique. Cette fois, nous pensons avoir de meilleures chances de succès. La crise politique, les luttes et la frustration généralisée face à l’absence de véritable alternative politique ont poussé la gauche, malgré des divergences mineures, à se rassembler et à construire le Mouvement pour la social-démocratie.

Il s’agit d’un mouvement, et non d’un parti politique. RG a déjà rejeté notre demande d’enregistrement en tant qu’organisation à but non lucratif, unique forme juridique prévue par la législation régissant les mouvements. Quoi qu’il en soit, nous poursuivons nos efforts.

Le Mouvement pour la social-démocratie partage des points d’accord idéologiques clairs, résumés dans son manifeste de principes. Ceux-ci peuvent être résumés en gros comme la démocratie participative, la justice sociale et l’égalité économique. Nous n’avons pas de leader charismatique disposant de ressources financières colossales ou d’un capital social colossal.

Nous sommes une organisation associative à la structure très horizontale et démocratique. C’est l’une de nos valeurs politiques. Au sein du mouvement, nous ne transigeons pas sur nos valeurs et ne pratiquons pas de silence stratégique sur tel ou tel sujet de manière opportuniste. Nous défendons des positions sur toutes sortes de sujets qui ne sont pas encore populaires, afin de convaincre des couches de plus en plus larges de la population lors des manifestations.

L’une d’elles concerne notre position à l’égard de l’Union européenne. Nous considérons qu’une politique étrangère pro-européenne est d’une importance vitale pour la Géorgie. Nous constatons également que la loyauté envers la Russie est étroitement liée aux actions antidémocratiques et autoritaires menées dans notre pays. C’est pourquoi nous adoptons une position ferme et inébranlable concernant l’orientation de notre politique étrangère. Bien entendu, cela ne signifie pas que nous n’émettons pas d’avis critiques sur certaines politiques de l’UE, y compris sur nombre de ses politiques et programmes sociaux erronées.

Nous sommes une organisation récente, mais nous grandissons en nombre et en influence dans un petit pays. Nous comptons actuellement plus de 150 membres, nous avons de nombreux groupes de travail et nous participons activement à la construction d’une lutte plus large sur différents fronts. Notre objectif principal est actuellement de créer un programme politique. Nous voulons montrer à quoi devrait ressembler une alternative politique réelle et valable. Nous souhaitons remettre en question le discours et les programmes politiques dominants des deux côtés.


 

Maia Barkaia : Nous avons créé notre organisation dans un contexte d’urgence. Le vide est immense, mais nous sommes déterminé·es à mobiliser nos forces pour le combler. Pour l’instant, nous devons bâtir une organisation solide, prête à affronter n’importe quel scénario politique, y compris une clandestinité forcée.

Il s’agit d’un combat de longue haleine, non seulement en Géorgie, mais dans le monde entier. Nous sommes toutes et tous confronté·es à des défis de plus en plus similaires. En ces temps difficiles, nous devons donner la priorité au combat pour la démocratie, dans tous les domaines, de nos propres mouvements à notre société tout entière. Dans un combat plus large, nous devons militer pour la démocratie, la justice sociale et l’égalité économique.


 

Que peut faire la gauche internationale pour aider le mouvement géorgien ?

Ia Eradzé : Le point de départ pour la gauche internationale est de dialoguer avec celleux d’entre nous qui luttent et de comprendre ce qui se passe réellement sur le terrain. Ne nous enfermez pas dans des récits préétablis. Essayez de saisir les nuances de notre situation.

Efforcez-vous de comprendre pourquoi certains arborent le drapeau de l’UE ou des États-Unis. Ne vous précipitez pas pour étiqueter des personnes et des mouvements. La gauche doit reconnaître que, dans des pays périphériques comme le nôtre, nos options et notre marge de manœuvre sont limitées. La Russie est à notre frontière, occupant 20 % de notre territoire, et elle menace notre indépendance.

La gauche doit prendre du recul et voir ce que nous faisons réellement, nous, à gauche en Géorgie : trouver un répit pour lutter pour le type de société que toute la gauche souhaite. Mais nous le faisons dans des circonstances extrêmement difficiles.

Je pense également que la gauche ne doit ni minimiser ni relativiser ce que RG fait subir aux citoyens de ce pays. Nous connaissons tous des personnes en lutte qui ont été brutalisées et emprisonnées, uniquement à cause de leur combat pour la démocratie.

La gauche internationale devrait nous écouter. Comprendre les nuances de notre situation difficile en tant que pays disposant de très peu d’options, bien moins que des puissances plus riches et plus puissantes. Et surtout, nous traiter avec respect et construire une solidarité avec notre mouvement.

Nous souhaitons nouer des relations avec des forces sympathisantes de la gauche internationale. Nous venons de commencer à nous rapprocher de personnalités progressistes, d’universitaires et d’organisations aux États-Unis et à l’étranger. Nous devons tisser des liens dans notre lutte commune.

Notre principal problème, c’est bien sûr l’extrême droite et les oligarques, ici et à l’international. Mais nous avons des critiques à l’égard de la gauche à l’échelle mondiale. Trop souvent, les gens de gauche ne pensent qu’analytiquement, sans réfléchir politiquement et stratégiquement à la Géorgie, à notre région, et même à leur propre pays. Comme l’a mentionné Sopho, analyser et critiquer tout et tout le monde est un luxe que nous n’avons pas.

Je pense que la gauche tombe dans deux pièges : penser uniquement politiquement, et penser uniquement stratégiquement. L’un sans l’autre mène à toutes sortes d’erreurs. Nous devons affronter les deux si nous voulons construire une gauche capable d’intervenir dans le monde réel.

Par-dessus tout, nous devons renforcer la solidarité internationale. Nous menons une lutte commune contre l’autoritarisme, l’oligarchie, le néolibéralisme, le changement climatique et bien d’autres crises systémiques. Nous sommes toustes ensemble dans ce combat.

Le 12 mai 2025

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    Le Mouvement national uni (MNU), fondé par Mikheil Saakachvili en 2001, est un parti pro-européen qui a dirigé la Géorgie de 2004 à 2012. Il se situe au centre droit et est affilié au Parti populaire européen, résolument antirusse. 

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    Le deep state est un concept utilisé pour évoquer des réseaux informels, occultes, qui agirait en sein de l’État pour saboter les décisions officielles.

 

Le dernier numéro

المؤلف - Auteur·es

Vano Abramashvili

Vano Abramashvili est membre fondateur du Mouvement pour la social-démocratie en Géorgie. Il se consacre principalement à la recherche sur
les conflits dans le Caucase du Sud. Il est l’auteur de diverses publications analytiques sur la paix et la sécurité dans la région et contribue à
plusieurs magazines en ligne géorgiens sur les affaires du Caucase du Sud.

Ia Eradze

Ia Eradze est membre fondatrice du Mouvement pour la social-démocratie. Elle est économiste politique et ses recherches portent sur la finance
dans l’espace post-socialiste. Elle est actuellement professeure associée à l’Institut géorgien des affaires publiques (GIPA) et chargée
d’enseignement à la Fondation CERGE-EI. Elle est également chercheuse à l’Institut de recherche sociale et culturelle de l’Université d’État Ilia.

Sopho Verdzeuli

Sopho Verdzeuli est membre fondatrice du Mouvement pour la social-démocratie. Elle est actuellement chercheuse en politique judiciaire et
rédactrice en chef de la plateforme « Komentari ». Elle est l’auteure de plusieurs études publiées sur le système judiciaire, les systèmes
d’application de la loi et la politique de sécurité.