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Donald Trump et l’Internationale brune

par Michael Löwy
Netanyahou et Trump le 7 avril 2025 à la Maison Blanche. The White House - Public Domain

La spectaculaire victoire de Donald Trump à l’élection américaine de 2025 est un tournant historique pour les peuples du monde entier.

On peut longuement débattre de si cette victoire est le résultat des défaillances des Démocrates – de leur absence de programme, de leur adhésion au néolibéralisme – ou d’une réaction raciste et misogyne contre Kamala Harris. Grâce à un discours associant agressivité et vulgarité verbale, utilisation systématique de mensonges et fake news, ainsi que des arguments prétendument anti-élites et anti-establishment, il a réussi à obtenir une majorité absolue du vote populaire1. Le résultat est en tout cas désastreux pour les peuples.

Son gouvernement est la représentation directe de la haute bourgeoisie, de l’oligarchie fossile (pétrole, charbon, etc.) et du grand capital financier : jamais autant de milliardaires – dont Elon Musk est l’exemple le plus frappant – n’ont été présents au sommet de l’État américain2.

L’élection de Trump n’est que la dernière manifestation d’une vague d’extrême droite réactionnaire, autoritaire ou néofasciste sur toute la planète : elle gouverne déjà beaucoup de pays de plusieurs continents. Parmi les exemples plus connus : Modi (Inde), Orban (Hongrie), Erdogan (Turquie), Meloni (Italie), Milei (Argentine), Netanyahou (Israël). Poutine (Russie) n’est pas très loin de ce modèle. Dans d’autres pays de l’Europe et de l’Amérique latine, ce courant n’est pas encore au pouvoir, mais n’est pas loin de la victoire. C’est bien entendu le cas de la France, où le Rassemblement national de Le Pen est un sérieux candidat au pouvoir.

Trump est sans doute le plus dangereux de ces personnages, parce qu’il se trouve à la tête de l’empire capitaliste le plus puissant, du point de vue économique et militaire. Sa victoire est aussi un formidable encouragement à cette Internationale brune en formation, que des personnages comme Steve Bannon essayent d’organiser.

Dans le cas français – mais cela vaut pour la plupart des pays européens – l’essor du néofascisme est étroitement lié au racisme d’origine coloniale, comme le montrent Ugo Palheta et les autres auteurices de l’excellent ouvrage Extrême droite : la résistible ascension3. Mais cette analyse ne s’applique pas, ou en tout cas, pas dans les mêmes termes, pour les mouvements néofascistes de pays du Sud global (Argentine, Brésil, Inde, etc.).

Les caractéristiques des néo-fascistes

Malgré leur diversité, certains traits sont communs à la majorité, sinon à tous ces dirigeants et/ou mouvements : l’autoritarisme, le nationalisme intégral – « Deutschand über alles » et ses variantes locales : « America First », « O Brasil acima de tudo », etc. –, le racisme et la violence policière/militaire comme seule réponse aux problèmes sociaux. La caractérisation comme fasciste ou semi-fasciste peut s’appliquer à certains, mais pas à tous.

Enzo Traverso utilise le terme de « post-fascisme », en désignant à la fois une continuité et une différence. Alberto Toscano propose quant à lui, le terme de « fascisme tardif », pour mettre en évidence le changement résultant du contexte socio-économique. Miguel Urban, dans un brillant livre récent qui embrasse l’ensemble de ces mouvements4, parle de « Trumpisme », en référence au poids du modèle américain. J’utilise plutôt le concept de « néofascisme » pour designer à la fois la nouveauté et la ressemblance. Mais tous ces termes sont utiles pour rendre compte de ces nouvelles formations.

Fascistes ou populistes ?

Par contre, le concept de « populisme », employée par certains politologues, par les médias et même par une partie de la gauche, est parfaitement incapable de rendre compte du phénomène en question, et ne sert qu’à semer la confusion. Si dans l’Amérique latine des années 1930 jusqu’à 1960 le terme correspondait à quelque chose de relativement précis – le varguisme, le péronisme, etc. – son usage en Europe à partir des années 1990 est de plus en plus vague et imprécis.

On définit le populisme comme « une position politique qui prend le parti du peuple contre les élites », ce qui est valable pour presque n’importe quel mouvement ou parti politique ! Ce pseudo-concept, appliqué aux partis d’extrême droite, conduit – volontairement ou involontairement – à les légitimer, à les rendre plus acceptables, sinon sympathiques – qui n’est pas pour le peuple contre les élites ? – en évitant soigneusement les termes qui fâchent : racisme, xénophobie, fascisme, extrême droite. « Populisme » est aussi utilisé de façon délibérément mystificatrice par des idéologues néolibéraux pour opérer un amalgame entre l’extrême droite et la gauche radicale, caractérisées comme « populisme de droite » et « populisme de gauche », puisque opposées aux politiques libérales, à l’« Europe », etc.

Aujourd’hui et les années 30

S’agirait-il d’un retour aux années 1930 ? L’histoire ne se répète pas : on peut trouver des ressemblances ou des analogies, mais les phénomènes actuels sont assez différents des modèles du passé. Surtout, nous n’avons pas – encore – des États totalitaires comparables à ceux d’avant-guerre. L’analyse marxiste classique du fascisme le définissait comme une réaction du grand capital, avec le soutien de la petite-bourgeoise, face à une menace révolutionnaire du mouvement ouvrier. On peut s’interroger si cette interprétation rend vraiment compte de l’essor du fascisme en Italie, Allemagne et Espagne, dans les années 20 et 30. En tout cas, elle n’est pas valable dans le monde actuel, où l’on ne voit, nulle part, de « menace révolutionnaire ». Mais il y a un aspect de l’analyse marxiste du fascisme classique qui est pertinent pour notre époque : le désir de la grande bourgeoisie industrielle, financière et rurale de se débarrasser, une fois pour toutes, de l’ensemble des forces du mouvement ouvrier, politiques ou syndicales, qui imposaient certaines limites à l’exploitation. C’est ainsi qu’on a vu, par exemple en Allemagne, les partis bourgeois, de la droite ou du « centre », porter à la chancellerie du Reich, en janvier 1933, un certain Adolf Hitler qui n’avait pas réussi à obtenir une majorité dans les élections (voir à ce sujet les remarquables travaux de l’historien Johann Chapoutot)5.

Les gouvernements ou partis de type néofasciste actuels se distinguent radicalement de ceux des années 1930, qui étaient « étatistes » et national-corporatistes du point de vue économique, par leur néolibéralisme extrême. Ils n’ont pas, comme dans le passé, des puissants partis de masse et des sections d’assaut uniformisées. Et ils n’ont pas la possibilité, au moins jusqu’à maintenant, de supprimer totalement la démocratie et créer un État totalitaire.

Si le fascisme des années 30 avait une base surtout petite-bourgeoise ou rurale, ce n’est pas le cas du néofascisme du 21e siècle, qui est implanté dans toutes les couches de la société, depuis la bourgeoisie jusqu’à la classe ouvrière. Certes, dans chaque pays la configuration sociologique du phénomène est spécifique. En France, les sondages semblent indiquer que le soutien au Lepenisme est plus fort chez les couches qui ont peur du déclassement et dans certaines franges de la grande bourgeoisie.

Les politiques d’extrême droite aujourd’hui

Comment expliquer cet essor de l’extrême droite ? On peut donner des explications propres à chaque pays, en fonction de son histoire, des forces politiques en présence, ou du rôle de la religion. Mais le phénomène est planétaire ! Il nous faut donc une explication à l’échelle mondiale. Les hypothèses proposées par la gauche – la chute de l’URSS, la crise économique de 2008, les politiques néolibérales, la mondialisation – sont pertinentes, mais insuffisantes.

Aux États-Unis, Donald Trump est en train de démanteler l’État de droit et la démocratie. On ne peut pas encore prévoir s’il réussira, et jusqu’où ira sa dérive autoritaire, raciste et xénophobe. On ne peut pas prévoir non plus si la résistance – des femmes, des immigré·es, des Afro-Américain·es, des ouvrier·es, de la jeunesse – qui a déjà commencé aux États-Unis sera capable de bloquer son offensive. Mais sa victoire signifie un changement important du rapport de forces à l’échelle internationale.

En Europe, l’extrême droite est déjà au pouvoir en Italie et en Hongrie, et participe au gouvernement en Hollande, Belgique, Suède et d’autres pays. De plus en plus influente, elle est une candidate sérieuse au pouvoir en France et (dans une moindre mesure) en Allemagne. Mais le phénomène ne se limite pas aux pays capitalistes avancées : en Inde, Modi, héritier du mouvement fasciste hindouiste des années 1930, persécute les musulmans, tandis que les États musulmans autocratiques (Iran, Afghanistan), attaquent les minorités religieuses et les femmes.

En Amérique latine aussi on trouve différentes sortes de régimes ou mouvements autoritaires. Un des plus répressifs est la dictature de la famille Ortega au Nicaragua, suivi du gouvernement de Bukele au Salvador. Mais le principal axe de l’extrême droite néofasciste se trouve dans le cône Sud. Les trois principaux exemples sont Javier Millei, déjà au pouvoir en Argentine, Bolsonaro, pour le moment neutralisé, au Brésil, et José Antonio Kast, candidat au pouvoir au Chili. Millei est le plus fanatiquement néolibéral, Bolsonaro (ou ses partisans) le plus attaché à l’héritage de la dictature, et Kast celui qui a les racines nazies (sa famille allemande). Ce que Anibal Quijano désignait comme « la colonialité du pouvoir » en Amérique latine est une piste intéressante pour comprendre ce phénomène dans les pays du continent, ainsi que, dans le cas du Brésil, les quatre siècles d’esclavage. Il faut ajouter, bien entendu, l’héritage des sanglantes dictatures militaires dans ces trois pays, entre 1964 et 1976.

Plus difficile est de comprendre l’adhésion de vastes couches populaires à ces représentants du néofascisme latino-américain : est-ce la déception par rapport aux gouvernements de centre-gauche ? Est-ce la peur du déclassement, ou la panique suscitée par l’inflation ? Est-ce une situation de crise économique et/ou politique ? Encore une fois, chaque pays à des causes spécifiques, mais le phénomène s’étend à diverses nations du continent, et n’est pas sans avoir des affinités avec Trump, qui sert d’inspiration et de modèle.

Sept caractéristiques

Malgré leurs différences, toutes ces figures de l’Internationale brune de l’extrême droite, autoritaire et/ou néofasciste, du Nord au Sud global, ont beaucoup en commun :

1) L’autoritarisme, l’adhésion à un homme fort, un chef, un Duce capable de « restaurer l’ordre »,

2) L’idéologie répressive, le culte de la violence policière, l’appel au rétablissement de la peine de mort, et à distribuer des armes à la population pour sa « défense contre les criminels »,

3) Au nom d’une prétendue « défense de la famille », le refus de l’avortement et l’intolérance envers les sexualités dissidentes (LGBTI). C’est un thème agité, avec un certain succès, par des secteurs religieux réactionnaires, souvent néo- pentecôtistes, mais parfois aussi catholiques. C’est l’aspect proprement conservateur de leur idéologie,

4) Le néo-libéralisme le plus débridé, le démantèlement des services publics, la privatisation et la marchandisation générales,

5) La haine de la gauche, des syndicats, des mouvements sociaux, notamment le féminisme, l’antiracisme et l’écologie (dénoncés comme « woke »),

6) La négationnisme de la crise climatique, le refus de mesures écologiques minimales.

7) Le racisme et/ou l’intolérance religieuse, la persécution des minorités, des immigrés, souvent aussi des femmes.

Comment lutter ?

Léon Trotsky avait proposé, au début des années 1930, une stratégie de Front unique ouvrier – incluant toutes les forces du mouvement ouvrier, révolutionnaires ou réformistes – pour résister à la montée du nazisme. L’unité de la gauche reste, encore aujourd’hui, le point de départ indispensable pour confronter l’offensive néo-fasciste.

Mais il faut aussi prendre en compte que le système capitaliste, surtout en périodes de crise, produit et reproduit constamment des phénomènes comme le fascisme, les coups d’État et les régimes autoritaires. La racine de ces tendances est systémique, et l’alternative doit être radicale, c’est-à-dire anti-systémique.

L’enjeu pour les révolutionnaires est de garder le cap sur la rupture avec le système, tout en évitant l’isolement sectaire ; de promouvoir et participer à l’unité de toute la gauche, sans tomber dans les ornières du réformisme. Dans certains pays comme le Brésil, soutenir (critiquement) des gouvernements de centre-gauche contre la menace fasciste, tout en gardant son indépendance et œuvrant à la constitution d’une force anticapitaliste. Il n’y a pas pour cela de recette magique. Dans chaque pays la configuration est différente, et c’est la tâche des révolutionnaires de trouver les modalités concrètes pour associer l’unité et la radicalité. Avec toutes ses limites, le Nouveau Front populaire français est – ou a été ? – une tentative importante de constituer une alliance antifasciste, sur un programme de rupture avec le néolibéralisme.

En 1938, Max Horkheimer, un des principaux penseurs de l’École de Francfort de la Théorie critique, écrivait « si vous ne voulez pas parler du capitalisme, vous n’avez rien à dire sur le fascisme ». En d’autres termes, l’antifasciste conséquent est un anticapitaliste.

Le 28 avril 2025

  • 1Voir l’entretien de Laura Camargo dans Inprecor, avril 2025, « Le discours trumpiste a entraîné un changement radical dans la façon de comuniquer des droites mondiales ».
  • 2Voir le brillant article de John Bellamy Foster, “The US ruling class & the Trump Regime", Monthly Review, vol 78, n° 11, April 2025. Foster décrit Trump comme un néofasciste.
  • 3Préface de Johann Chapoutot, Postface de Clémence Guetté, coordonné par Ugo Palheta, Paris, Éditions d’Amsterdam, 2024.
  • 4Trumpismos, neoliberales y utoritarios, Verso Libors, 2024.
  • 5Johann Chapoutot, Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?Paris, Gallimard, 2025.

 

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المؤلف - Auteur·es

Michael Löwy

Michael Löwy est militant de la IVe Internationale. Il est l’auteur notamment de L’étoile du matin, Surréalisme et marxisme, janvier 2000, Syllepse, et de La Comète incandescente. Romantisme, surréalisme, subversion, Orange, Éditions le Retrait, 2020.