
En Europe, la lutte contre le capitalisme reste souvent considérée comme neutre sur le plan racial. Dans sa nécessaire exploitation de la force de travail des prolétaires, le capital ne ferait pas de différence entre les personnes blanches et racisées. Sur d’autres continents, le traitement marxiste des inégalités raciales est très différent et riche d’enseignements pour les luttes antiracistes. Entretien sur le sujet avec Anouk Essyad, militante à solidaritéS Vaud.
Pour la revue Contretemps, tu as rédigé une recension de Marxisme noir de Cedric Robinson, un ouvrage majeur dans les milieux antiracistes anglophones, récemment traduit en français par les éditions Entremonde (2023). Comment expliques-tu que ce livre, publié depuis plusieurs décennies, ne soit traduit que maintenant ? Et qu’est-ce qui motive l’intérêt renouvelé qu’il suscite aujourd’hui dans l’espace intellectuel et militant francophone?
Je pense que ça renvoie à une frilosité du mouvement ouvrier, politique et syndical francophone à aborder la question raciale et coloniale sous un angle matérialiste. Si on prend l’exemple de la France, c’est vrai qu’on peut observer que la tradition marxiste et la tradition anticoloniale avancent de manière relativement séparée dans leurs élaborations théoriques. Cette traduction est donc vraiment bienvenue. À mon avis, ça dénote aussi d’une victoire des luttes antiracistes et des immigrations post-coloniales, qui ont su imposer la question raciale comme un enjeu du mouvement social dans son ensemble.
Dans son ouvrage, Cedric Robinson théorise le concept de « capitalisme racial ». Comment examines-tu l’apport de ce concept tant sur le plan théorique que pour nos pratiques militantes ?
Robinson discute des liens qu’entretiennent W.E.B. Du Bois, C.L.R. James et Richard Wright, avec la tradition radicale noire et le marxisme. Sur ces bases, il avance le concept de « capitalisme racial », qui montre que la racialisation coloniale n’est pas une dérive ou un ajout secondaire, mais bien une dimension constitutive du capitalisme tel qu’il s’est formé en Occident, en produisant et en reproduisant un ordre social fondé sur la race et le colonialisme. Selon moi, les apports de ce concept – et plus généralement de la tradition politique du marxisme noir – sont vraiment centraux pour comprendre à la fois la segmentation raciale des classes populaires en Europe, mais aussi le capitalisme tel qu’il se déploie dans les pays du Sud global.
Sur le plan théorique, le travail de Robinson invite à décentrer certaines catégories du marxisme pour les rendre opérantes face à la réalité sociale et matérielle des non-blanc·hexs en Europe et dans les pays du Sud global. Il montre notamment que la classe est profondément racialisée : les divisions raciales et les rapports de domination liés à la race sont ancrés dans des conditions matérielles concrètes, rendant illusoire l’idée d’une classe ouvrière homogène, unifiée par des conditions d’existence et des intérêts communs. On le voit dans la division raciale du travail, où les personnes non-blanches sont assignées aux tâches les plus douloureuses et les moins rémunérées, voire sont exclues du marché au travail légal. On peut aussi penser à la discrimination au logement et à la ghettoïsation des populations issues de l’immigration postcoloniale en Europe dans des quartiers pollués et marginalisés. Cette analyse montre que le racisme est un enjeu matériel, qu’il accorde des avantages structurels aux travailleur·sexs blanc·hexs. C’est ce qui conduit Stuart Hall à définir la race comme une modalité d’expérience de la classe: on ne peut penser la classe de façon absolue, sans tenir compte des réalités raciales.
Cela ne relève pas uniquement de la théorie : des questions stratégiques se posent. Comment construire l’unité des classes populaires, à la lumière de cette fracture raciale et coloniale, qui s’est traduite par des violences inouïes depuis plus de cinq siècles ? Il ne suffit pas de déclamer l’unité du prolétariat, mais il faut s’attaquer à la racine de la division raciale du mouvement ouvrier et des classes populaires. En tant que militant·exs du Nord global, il nous faut considérer des enjeux comme les violences policières ou les violences carcérales, qui visent principalement les hommes non-blancs, comme des attaques contre notre classe, ce que ne fait pas le marxisme européen «traditionnel». Elles permettent en effet la reproduction d’une division raciale du travail, en excluant ces personnes du salariat.
Dans certains milieux militants, la race est souvent pensée en termes d’affects individuels ou de positionnement moral autour des « premiers concernés », tandis que certaines traditions marxistes continuent d’ignorer ou de marginaliser la question raciale. En quoi la lecture de Marxisme noir permet-elle de dépasser ces impasses ?
Le marxisme noir permet de concevoir la question raciale de manière politique et matérialiste. La race n’est alors pas uniquement perçue comme une affaire de domination interindividuelle, mais comme un enjeu politique global contre lequel les organisations politiques et syndicales doivent se mobiliser. C’est une lutte qui doit également impliquer des organisations majoritairement blanches, comme la nôtre, car, au-delà du fait que le racisme constitue une violence monstrueuse et amorale, c’est un enjeu stratégique. Plus largement, c’est notre tâche à nous, militant·exs du Nord global, d’aller dans les organisations politiques et syndicales traditionnelles et les mouvements sociaux pour y pousser une orientation anti-impérialiste et antiraciste. Concrètement, cela peut signifier intervenir dans les syndicats pour y construire une lutte anticarcérale et une lutte contre le système «d’asile» raciste.
Sur la fiscalité des multinationales, il ne s’agit pas seulement de demander qu’elles soient davantage taxées pour financer nos services publics, mais surtout de veiller à ce que cet argent revienne aux peuples du Sud global. Ainsi, les organisations anticapitalistes doivent considérer les questions raciales et anti-impérialistes comme des questions de classe d’une centralité politique et stratégique absolues.
Propos recueillis par Lola Crittin , publié par SolidaritéS le 9 mai 2025