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Le spectre du fascisme hante l’Europe alors qu’elle célèbre le jour de la Victoire en Europe

par Enzo Traverso
أوربان مع رئيسة الوزراء الإيطالية جيورجيا ميلوني في يونيو 2024

Il y a 80 ans, l’Europe célébrait la défaite du fascisme après une lutte titanesque. Pourtant, comme le souligne l’historien Enzo Traverso, ce nouvel anniversaire de la Victoire en Europe survient à un moment où l’extrême droite est plus forte qu’elle ne l’a jamais été depuis 1945.

Les commémorations sont des miroirs intéressants des récits hégémoniques du passé, qui ne correspondent pas nécessairement à la conscience historique de nos sociétés. Cela est particulièrement vrai pour les anniversaires mondiaux comme le 8 mai 1945.

Pendant des décennies, l’Occident a célébré le jour de la Victoire en Europe pour afficher sa puissance et affirmer ses valeurs. Dans cet état d’esprit, l’Occident se voulait non seulement puissant, mais aussi vertueux. Cette liturgie de la démocratie libérale s’est déroulée sans heurts et dans le consensus, tous les participants se rassemblant autour de souvenirs, de symboles et de valeurs qui ont forgé leur alliance.

En 1985, quarante ans après la fin du conflit, la République fédérale d’Allemagne (RFA) s’est jointe à ces commémorations. Dans un discours célèbre prononcé devant le Bundestag, le président de la RFA, Richard von Weizsäcker, avait solennellement déclaré que l’Allemagne ne devait pas considérer cette date comme un jour de défaite, mais plutôt comme un jour de libération.

Après la fin de la guerre froide, le jour de la Victoire en Europe a symbolisé le triomphe de l’Occident : capitalisme, puissance militaire, institutions solides, prospérité économique et mode de vie inviable. Certains chercheurs ont parlé d’une sorte de fin de l’histoire au sens hégélien, tandis que d’autres ont évoqué un happy ending hollywoodien.

Des repères instables

Aujourd’hui, ce rituel rassurant semble anachronique, réminiscence d’une époque révolue. Quatre-vingts ans après la chute du Troisième Reich, le fascisme refait surface en Europe. Six pays de l’UE – l’Italie, la Finlande, la Slovaquie, la Hongrie, la Croatie et la République tchèque – ont des partis d’extrême droite au pouvoir. Des partis similaires sont devenus des acteurs majeurs dans toute l’Union européenne, de l’Allemagne à la France et de la Pologne à l’Espagne.

Dans ce contexte, il peut sembler préférable d’éviter les commémorations internationales. Après tout, J. D. Vance, l’omniprésent vice-président des États-Unis, libérateurs de 1945, pourrait célébrer la liberté en faisant l’éloge de l’Alternative für Deutschland, et le tout aussi omniprésent Elon Musk pourrait faire le salut nazi.

À l’est du continent, Vladimir Poutine commémorera le sacrifice du peuple soviétique dans la lutte contre le fascisme – vingt millions de morts – en louant l’héroïsme de l’armée russe qui a envahi ce qu’il appelle l’Ukraine « nazie » il y a trois ans. Nos repères historiques sont bouleversés ; la mémoire conventionnelle ne correspond pas au terrible chaos de notre présent.

Malgré son caractère officiel, le jour de la Victoire en Europe a également été une date mémorable pour la gauche. Comme l’a souligné Eric Hobsbawm, il représentait une victoire des Lumières contre la barbarie. Une coalition entre le libéralisme et le communisme, héritiers antagonistes de la tradition des Lumières, avait vaincu le Troisième Reich. Cette vision était hégémonique dans la culture de la Résistance, selon laquelle l’antifascisme luttait contre les ennemis de la civilisation. Si elle était vraie à bien des égards, cette perspective était néanmoins simpliste, en ceci qu’elle ignorait ce qu’il est convenu d’appeler la « dialectique de la Raison ».

Au lieu de nous livrer à une commémoration routinière et complaisante, cet anniversaire devrait peut-être nous inciter à procéder à une réévaluation critique. Il célèbre la victoire d’une alliance militaire dans une guerre mondiale qui comportait de nombreuses dimensions, notamment l’établissement d’un nouvel ordre international dans lequel cette coalition « des Lumières » ne pouvait survivre.

En Occident, les États-Unis sont devenus la superpuissance dominante ; dans le bloc soviétique, la guerre d’autodéfense de l’URSS contre l’agression nazie s’est vite transformée en occupation militaire et en une nouvelle forme de colonialisme en Europe de l’Est. Les idées du libéralisme et du communisme s’étaient institutionnalisées sous la forme de l’impérialisme et du stalinisme.

Pour la gauche, la fin de la Seconde Guerre mondiale a été une victoire des mouvements de résistance, qui a donné une légitimité démocratique aux nouveaux régimes nés de l’effondrement du Troisième Reich. Dans la plupart des pays d’Europe occidentale, la démocratie n’a pas été imposée par les vainqueurs, elle a été conquise par la résistance.

Comme l’a souligné Claudio Pavone, le concept de résistance comportait toutefois plusieurs dimensions. Il englobait à la fois l’ensemble des mouvements de libération nationale contre l’occupation allemande, une guerre civile entre les forces antifascistes et de nombreux régimes qui avaient collaboré avec les occupants nazis, et une guerre de classes visant à changer la société, car les élites dirigeantes et la plupart des composantes du capitalisme européen avaient été impliquées dans le fascisme et la collaboration.

Cette guerre des classes a été remportée en Yougoslavie, qui est devenue un pays socialiste, et a créé les conditions d’une gauche puissante dans de nombreux autres pays, de l’Italie à la France. Elle a également renforcé la résistance contre le franquisme en Espagne et le salazarisme au Portugal.

Les ambiguïtés de la libération

Toutefois, si l’on regarde au-delà des frontières européennes, le paysage apparaît beaucoup plus diversifié. En tant qu’anniversaire mondial, le 8 mai 1945 revêt différentes significations. Si le jour de la Victoire a été célébré et mythifié en Europe occidentale comme un symbole de libération, il n’en a pas été de même ailleurs.

En Europe centrale et orientale, ce moment de libération s’est avéré éphémère, car le régime nazi a rapidement cédé la place à un bloc de régimes autoritaires mis en place par l’URSS. Dans de nombreux pays, cela a signifié la russification et l’oppression nationale.

Cet anniversaire n’est pas non plus un événement commémoratif marquant la libération en Afrique et en Asie. En Algérie, cette même date est l’anniversaire des massacres coloniaux de Sétif et Guelma, lorsque l’armée française a violemment réprimé les premières manifestations pour l’indépendance nationale. Ce fut le début d’une vague de violence impériale qui balaya toute l’Afrique française et atteignit son paroxysme deux ans plus tard à Madagascar.

C’est un gouvernement de coalition basé à Paris et composé de partis de la résistance qui a été responsable de cette explosion de violence coloniale, une coalition qui comprenait les principaux partis de gauche, les socialistes et les communistes. Les souvenirs antifascistes et anticolonialistes ne sont pas toujours harmonieux et fraternels. L’anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale mérite une commémoration critique plutôt que des célébrations apologétiques.

Le 5 mai 2025, publié initialement sur Jacobin, traduction revue par l’auteur.