L’histoire de la Yougoslavie est un exemple concret, bien qu’inachevé et plein de contradictions, de la possibilité d’une politique socialiste intégrant respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, dimension démocratique et autogestionnaire et planification.
La guerre de 1914-1918, avec son nouveau partage du monde entre forces capitalistes, a vu le démantèlement des empires austro-hongrois et ottoman pendant que la révolution russe mettait fin à l’empire tsariste. Aux lendemains de ce conflit mondial, les grandes puissances ont soutenu la formation du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes – pour résister à l’impact puissant de la révolution d’Octobre. Il prit le nom de Royaume de Yougoslavie en 1929 en devenant une dictature dominée par la dynastie serbe.
Quels peuples – D’une Yougoslavie à l’autre
Cette première Yougoslavie, en position de semi-périphérie capitaliste, recouvrait à peu près le même espace territorial qu’occupera après la Seconde Guerre mondiale la seconde Yougoslavie dite « titiste » – du nom de son président communiste Josep Broz dit « Tito » – dont on voit sur la carte ci-contre les diverses républiques, provinces, nations et minorités.
Le Komintern – auquel adhéra dès sa naissance le Parti communiste yougoslave (PCY) fondé en même temps que le nouvel État – qualifiait ce royaume de « prison des peuples ». Le fait est que, si les Croates et Slovènes y furent initialement reconnus comme composantes du nouveau royaume, ils n’y disposaient pas du même statut que les Serbes bénéficiant du pouvoir de la dynastie serbe acquis au cœur de la résistance au sein de l’Empire ottoman. Et de plus, l’existence des autres peuples était occultée : Monténégrins, Macédoniens, musulmans de Bosnie – sans parler des minorités nationales.
Qui était « en droit » de se dire « peuple » (ou « nation » les deux notions étant souvent interchangeables) et d’être reconnu comme tel ? La réalité des diverses communautés nationales de cet espace ne provenait pas de « définitions » sémantiques. Et avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles ne pouvaient se revendiquer de droits reconnus internationalement : la Charte des Nations unies fut signée en 1945. Elle codifia les grands principes des relations internationales en reconnaissant le « principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes » (article 1. 2). Mais, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la notion d’autodétermination n’est guère avancée qu’aux États-Unis – en raison de leur propre histoire.
La notion même de « nation » ou de « peuple » émerge avec des scénarios et contenus différents dans le contexte des grandes révolutions européennes du milieu du 19e siècle avec la création d’États-nations contre les monarchies en place : c’est ce qui fut appelé le « Printemps des peuples » de 1848. Même les interprétations se rattachant au marxisme qui en furent données furent confuses et parfois contradictoires et rapidement obsolètes : c’est notoirement le cas de celle d’Engels sur « les peuples sans histoire » – thèse radicalement critiquée par le marxiste ukrainien Roman Rosdolsky 1. Selon Engels, tout une série de « petits » peuples ne parviendraient pas à créer leur État-nation et « donc » resteraient dépendants et soumis aux grandes puissances. La transformation de certains scénarios historiques en « modèles » – comme celui des États-nations – était particulièrement néfaste et fausse dans les Balkans. Bien d’autres configurations pouvaient émerger où les questions nationales imbriquées pouvaient trouver des représentations diverses au sein de logiques politiques et socio-économiques opposées. Les deux Yougoslavies allaient en témoigner.
L’échec de la première fut à la fois politique, socio-économique et national. Le « développement inégal et combiné » dans les périphéries capitalistes des Balkans avait été associé à diverses phases historiques. Lors de sa création en 1919, l’ensemble des peuples concernés par le nouveau royaume n’avaient jamais été réunis dans une même entité politique. Et seules les composantes intégrées dans l’Empire austro-hongrois – à la différence de celles qui étaient sous la domination ottomane – avaient connu un début d’industrialisation. Mais, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, donc à la fin de cette première expérience yougoslave, aucune industrialisation n’avait été réalisée dans les vastes zones agricoles du sud du pays. La fédération fut envahie et démantelée par l’Allemagne et l’Italie fascistes au début de la Seconde Guerre mondiale. La dictature serbe avait été en même temps que prison des peuples, prison politique : elle interdit rapidement le PCY, dès qu’il remporta d’importantes victoires électorales. Il joua un rôle essentiel au sein de la Seconde Guerre mondiale en dirigeant la lutte des Partisans, inspirée par l’expérience soviétique. Revenons brièvement sur son histoire.
Les marxistes yougoslaves et l’émergence d’un nouveau projet yougoslave socialiste
Plusieurs partis sociaux-démocrates implantés dans les populations slaves du sud s’étaient rapprochés en 1919 avec le projet de se fédérer. Mais le courant révolutionnaire l’emporta, en faveur d’un parti unifié, le Parti des travailleurs socialistes de Yougoslavie - Communistes (Socijalistička radnička partija Jugoslavije - komunista) qui décida d’adhérer au Komintern. Lors de son deuxième congrès en 1920, la composante radicale du parti prit le nom de Parti communiste de Yougoslavie (PCY) – alors que les courants centristes scissionnaient en rejoignant les sociaux-démocrates.
Le PCY devint rapidement un des plus influents de la région. Il organisa grèves et manifestations dans tout le pays, remportant la majorité des voix dans plusieurs grandes villes aux élections locales de mars 1920 – tout en impulsant une implantation syndicale en croissance rapide. Malgré la répression des dirigeants communistes et les tentatives d’invalider des succès électoraux, le PCY obtint, aux élections législatives du 28 novembre 1920, 12,36 % des voix et 58 des 419 sièges de l’assemblée constituante – avec une implantation qui s’étendait à toutes les nationalités. Il fut rapidement interdit.
C’est en prison que Tito lut Lénine – enthousiasmé par les « Thèses d’avril » dont il s’inspira au cœur de la Seconde Guerre mondiale, estimant possible la transcroissance de la guerre civile et de la lutte de libération nationale en révolution socialiste. Les slogans léninistes « la terre à ceux qui la travaillent » et « le droit à l’autodétermination des peuples » au cœur de la construction du socialisme en URSS étaient particulièrement importants et pertinents dans une Yougoslavie majoritairement paysanne et multinationale. En outre, dans la partie slovène de l’espace yougoslave notamment, les thèses des marxistes austro-hongrois étaient influentes. Celles d’Otto Bauer ouvraient à une inventivité historique où les héritages des questions nationales n’étaient pas seulement des traces d’un passé bourgeois à dépasser, mais une potentielle richesse à développer.
Même si de nombreux débats opposaient des projets différents, et si l’échec de la première Yougoslavie pouvait faire pencher certains courants vers des projets nationaux, c’est bien un nouveau projet yougoslave qui s’était construit dans l’organisation fédérative de la lutte elle-même impulsée par les Partisans communistes. Les comités de libération nationale organisaient la vie des zones libérées – y compris sur le plan culturel – sur la base de la diversité des nations mobilisées. L’Armée populaire de lutte antifasciste était elle aussi organisée sur des bases à la fois coordonnées par la direction du PCY et fédératives.
Ainsi, la deuxième session de l’AVNOJ – selon le sigle yougoslave de ce Conseil antifasciste de la libération nationale de la Yougoslavie – réunie fin novembre 1943 sur la base de délégués des divers comités de libération, fut le véritable acte constituant de la seconde Yougoslavie. Réunie à Jajce, elle fut à la fois une démonstration de force aux yeux des Alliés (conviés à y assister) au cœur de la lutte antifasciste, alors qu’ils avaient jusque-là soutenu officiellement la résistance des Tchetniks nationalistes serbes royalistes soutenant le retour du roi réfugié à Londres – et de fait contre Staline. Car celui-ci comptait sur les PC non pour étendre la révolution mais pour consolider le poids diplomatique et la reconnaissance internationale de l’URSS, « patrie du socialisme ». La « construction du socialisme dans un seul pays » aurait dû être la ligne appliquée par le PCY auquel Staline reprochait d’afficher la faucille et le marteau au lieu d’accepter de s’inscrire comme composante de la lutte antifasciste derrière les Tchetniks : leur horizon, selon Staline, aurait dû être d’obtenir une légalisation du PCY après la victoire et le retour du roi.
Le refus de subordination à la « construction du socialisme dans un seul pays »
Mais la révolution yougoslave était suffisamment profonde et auto-organisée, y compris sur le plan militaire, pour vaincre grâce à ses deux piliers programmatiques : le droit d’autodétermination de toutes les nations, dans un projet fédéraliste égalitaire, et les droits sociaux, notamment sur une base de redistribution planifiée des ressources et de l’industrialisation de tout le pays. Cette dimension va se concrétiser dans une innovation catalysée par la rupture avec Staline, « excommuniant les titistes » en 1948 – l’introduction dans la nouvelle Constitution yougoslave de « l’autogestion » : le PCY se réclama de la Commune de Paris et de Marx contre Staline et son étatisme. Et les comités d’autogestion allaient prolonger de fait l’expérience des Comités de libération nationale, même si ceux-ci avaient été dissous au lendemain de la victoire sous pression stalinienne.
Mais la proclamation d’un projet socialiste yougoslave en rupture avec Staline fut un « repli » par rapport à un autre projet socialiste et multinational qui avait commencé à prendre forme dans des liens avec les PC de toute la région (y compris en Grèce et Bulgarie, mais aussi en Albanie) pendant la lutte antifasciste : un projet de fédération (ou confédération) balkanique. Celui-ci aurait été bien plus favorable à la réalisation d’un projet égalitaire entre nations slaves et non slaves (Albanais, Hongrois, notamment) de cet espace. La scission de 1948 fut sans doute décidée par Staline face à ce projet dont le contrôle lui échappait totalement. Mais l’Albanie voisine de Enver Hodja préféra rester dans le giron de Staline, en lien avec la Chine.
Si la ligne de « construction du socialisme dans un seul pays » voulue par Staline échoua avec les avancées de la révolution mondiale au sein de la guerre, elle était porteuse de schismes par son irrespect voire sa répression de l’autonomie nationale des diverses luttes de libération. Le premier schisme de cette crise du stalinisme fut la rupture avec les révolutionnaires yougoslaves. Mais des tensions majeures ne pouvaient que se déployer avec tous les nouveaux pouvoirs révolutionnaires. Les communistes chinois et albanais profitèrent du fait que Staline reconnut la révolution chinoise plutôt que d’ouvrir un deuxième schisme. Mao rompit plus tard avec l’URSS de Khrouchtchev (après le XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique critiquant partiellement Staline et rétablissant des liens avec les titistes) en se réclamant de Staline – et donc en perpétuant les injures et mensonges de Staline sur la révolution yougoslave.
La diversité des caractéristiques nationales héritées dans la Yougoslavie titiste
Les peuples ou nations du pays avaient émergé dans des contextes différents au sein des divers empires, sans détermination unique de ce qui avait produit une conscience, des luttes et des réalités « nationales ».
Ainsi, la langue pouvait avoir été un facteur essentiel pour les Slovènes – face aux tendances assimilatrices germaniques. La traduction de la Bible en slovène, la construction et les publications d’une littérature slovène pouvait se prolonger dans les différentes expériences yougoslaves parce que le slovène était distinct du serbe et du croate – langues qui utilisaient des alphabets différents (cyrillique ou latin). La langue fut également un facteur constitutif de l’affirmation nationale des Albanais ou des Serbes au sein de l’Empire ottoman. Celui-ci reconnaissait des statuts différents selon les religions : l’adoption de la religion musulmane permit aux Albanais d’occuper des postes dominants contrairement aux Serbes majoritairement orthodoxes. Mais ils purent consolider un patriarcat orthodoxe serbe et leur identité propre.
Même en parlant la même langue et en adoptant la même religion que les Serbes, le peuple monténégrin s’en distinguait par son histoire – celle d’une résistance du type « village d’Astérix » qui l’a construit comme peuple spécifique. Des ébauches de diversification des formes d’organisation autonomes, au sein de l’Empire austro-hongrois, avaient également contribué à la construction des Croates, pendant que des minorités serbes assumaient des fonctions militaires de protection des frontières dans ce qui s’appelait « Krajina »2. Autrement dit, toute sorte de scénarios historiques distincts marquèrent l’émergence des diverses populations « slaves du sud » (yougoslaves) : la Bosnie-Herzégovine (BH) en connut d’autres, partagée entre diverses entités selon les phases historiques. Pour protéger les peuples contre les nationalismes voisins croate ou serbe, Tito consolida le statut de république – sans peuple dominant, avec trois nations constituantes : Serbes, Croates et Bosniaques de BH parlaient la même langue de base, mais adhéraient à trois religions distinctes. Dernier exemple : le régime titiste consolida la Macédoine – et donc aussi la langue macédonienne et le peuple correspondant – contre les pressions assimilatrices bulgares ou grecques…
Quelles approches des questions nationales par les marxistes yougoslaves ?
Comme Lénine, les communistes yougoslaves distinguaient les peuples ou « nations » (et droits nationaux) et les nationalismes chauvins et violents qu’ils rejetaient comme volonté de s’affirmer comme supérieur aux autres. De même, ils distinguaient nations dominantes et dominées – analysées dans l’expérience vécue des divers empires et de la première Yougoslavie.
Le « contrat » révolutionnaire permettant de comprendre la victoire révolutionnaire yougoslave, à la fois contre les projets des puissances impérialistes et contre ceux de Staline, était une promesse radicalement égalitaire sur le plan des diverses nations et des droits sociaux – avec une augmentation du niveau de vie planifiée pour l’ensemble.
La critique de l’expérience stalinienne porta sur l’étatisme qui favorise la cristallisation bureaucratique. Milovan Djilas, un des dirigeants de la révolution et du PCY, théorisa l’existence d’une « nouvelle classe » – ce qui lui valut d’être « écarté » de la vie politique. Mais sa critique de l’étatisme bureaucratique était partagée et subsista en se concrétisant jusqu’à la fin du système de diverses façons – notamment sur le plan institutionnel.
La rupture avec l’URSS n’était ni prévue ni souhaitée par les dirigeants yougoslaves – qui avaient tu (voire réprimé) toute critique publique de Staline avant 1948, la qualifiant de trotskiste. Mais la sauvegarde de leur expérience prima sur toute fidélité à la « patrie du socialisme » pourtant vénérée.
La peur des nationalismes, destructeurs de tout projet commun, fut permanente. Les dirigeants yougoslaves s’efforcèrent de le combattre sur le plan institutionnel par des droits égalitaires et la croissance d’un jeune prolétariat – dans des structures qui vont pragmatiquement évoluer.
Leur espoir était que l’expérience égalitaire allait favoriser ce combat. Mais ils furent prudents dans l’usage d’une idéologie « yougoslaviste » à cause de l’héritage de la première expérience : cette notion y avait pris un contenu « unitariste » et oppresseur dans une fédération de fait dominée par la dynastie et le nationalisme serbes. C’est pourquoi cette idéologie niant la diversité et l’égalité des nations du projet yougoslave fut rejetée ; mais ils prônèrent dans chaque phase l’alliance des peuples et travailleurs de cet espace : car elle était une condition pour un meilleur rapport de force pour vaincre dans la lutte antifasciste, puis dans la construction d’une « voie yougoslave au socialisme » résistant à la fois à l’ordre mondial capitaliste et à Staline.
Cependant, l’approche historique des questions nationales avait aussi conduit à espérer initialement, et au cours des années 1950, l’émergence d’une « identité yougoslave » distincte donc de l’unitarisme, mais appuyée sur la dimension ouvrière et socialiste du projet, consolidée par des droits d’autogestion sociaux et nationaux, apportant dignité et mieux-être. Les sondages effectués dans les années 1970 montraient la montée spontanée de cette nouvelle « identité » fondée sur des gains effectifs et une forte légitimité. Malheureusement les choix économiques dans la construction du socialisme – qui faisaient l’objet de débats entre marxistes depuis les années 1920 en URSS quant à la place du marché – et les limites politiques et institutionnelles de la démocratie du système allaient nourrir sa crise.
Pourtant, l’échec final ne doit pas occulter le caractère innovant du système et le pragmatisme des dirigeants yougoslaves attentifs aux revendications sociales et nationales. Les institutions introduites vont refléter la volonté de prendre en compte et permettre une approche combinée de plusieurs droits reconnus :
• une citoyenneté universelle, quelle que soit la diversité religieuse, culturelle, linguistique : avec représentation (une personne = une voix) dans le Parlement fédéral (mais dans un cadre de parti unique) ;
• La diversité des nations (ou peuples) constituantes représentées à parts égales (quelle que soit la taille des différents peuples) dans une Chambre des nationalités ;
• L’exigence d’une direction multinationale du pays au sein d’une Chambre fédérale. Dans les dernières décennies fut aussi introduite une « présidence collégiale » avec rotation annuelle de la présidence, où même les minorités nationales seront représentées – dans le but de préparer la succession de Tito.
• Les travailleurs furent dotés de droits autogestionnaires à partir de 1950, avec l’introduction à partir de 1953 d’une Chambre des producteurs (ou Chambre de l’autogestion).
Des évolutions marqueront les espoirs et désillusions, mais aussi la recherche pragmatique d’institutions plus contrôlables par « en bas » par les autogestionnaires travailleurs – avec l’espoir que les tendances nationalistes seraient ainsi contrebalancées.
• En 1953, la Chambre des nationalités a été fusionnée avec la Chambre fédérale en espérant (prématurément) l’émergence d’un « yougoslavisme » national. Mais elle sera réintroduite dans la Constitution suivante (1958).
• Entre 1958 (après le premier congrès des conseils ouvriers – ou de l’autogestion) et 1963, le rôle des communes a été renforcé en tant que structure socio-politique de base, tandis que différents conseils ont été introduits en plus du conseil fédéral, exprimant la volonté de stimuler l’émergence de projets et de consciences socio-économiques et culturelles transnationales socialistes.
Mais un talon d’Achille allait se concrétiser dans le « débat économique » – avec la supposée « loi objective » que le marché serait censé « révéler » – contre ce qui était perçu et dénoncé comme l’arbitraire des choix « politiques » du parti unique : l’hypothèse que le « marché socialiste » serait moins bureaucratique que la planification – et les pressions décentralisatrices venant à la fois des unités autogestionnaires et des républiques poussèrent en 1965 à l’introduction du « socialisme de marché », supprimant le plan. Les inégalités rapides et les tensions liées à cette phase vont l’interrompre dès 1971. Mais les dégâts resteront durables.
Les réformes successives au cours de trois décennies (de 1950 à la fin des années 1970) exprimeront une combinaison conflictuelle évolutive entre ces trois dimensions désormais structurelles du système :
• d’un côté, contre l’arbitraire du parti/État planificateur, l’extension du marché (débarrassé de la propriété privée capitaliste des moyens de production et de sa logique de profit) ;
• mais cette ouverture au marché est renforcée par la volonté d’introduire des droits autogestionnaires de gestion des entreprises publiques par les travailleurs ; l’atomisation initiale va être atténuée par l’introduction au niveau politique d’une Chambre de l’autogestion (aux différents niveaux territoriaux, notamment communes, républiques) ;
• enfin, la volonté de représentation égalitaire des nations (ou peuples) co-fondatrices de la fédération yougoslave va se traduire par les institutions fédérales et Chambres des nations indiquées plus haut.
Deux limites intrinsèques subsistèrent jusqu’à la fin du système en se combinant à des évolutions pragmatiques répondant aux conflits : l’absence de représentation des femmes et le système de parti unique (sans droit de tendance) : ce sont les dirigeants du PCY qui décidèrent des réformes et de leurs changements.
Mais il faut noter en outre une ambiguïté majeure sur les « questions nationales » : quel était le sujet réellement reconnu : les peuples ou nations au sens ethno-culturel, ou les « républiques » États de la fédération ? Or les deux notions furent introduites dans les Constitutions et les institutions. Et elles n’étaient pas pleinement superposables, comme on l’a dit, sauf en grande partie pour la Slovénie, la plus homogène des républiques sur le plan ethnique, avec de surcroît un peuple slovène lui-même concentré dans cette république.
Les migrations avaient légué bien des mélanges au sein des autres républiques. Plutôt que de chercher à construire des républiques ethniquement homogènes (par l’organisation de migrations forcées) le PCY a tenu à baser les républiques sur des frontières historiques, laissant chaque communauté choisir librement où vivre. L’hypothèse de républiques ethniquement hétérogènes était également associée aux droits de libre circulation dans tout le pays. Les frontières des républiques – établies avec soin par Milovan Djilas3 – prenaient donc en compte l’héritage de républiques ou entités politiques nées au sein des empires ou de la première Yougoslavie, et non pas la répartition des peuples (au sens ethno-national) qui se répartissaient librement entre les républiques – avec des majorités.
Cette prise en compte de l’histoire et de ses migrations s’accompagnait de la volonté de donner à chaque peuple constituant plusieurs formes de représentation et de pouvoir : d’une part au sein de la Chambre des nationalités, avec un pouvoir de contrôle et de veto ; mais aussi par la gestion de choix politiques territorialisés – et non pas ethnicisés : soit au niveau du Parlement pour l’ensemble de la fédération ; soit au niveau des républiques. Et celles-ci étaient généralement composées de majorités ethno-culturelles déterminant leur nom. Ainsi même si les républiques étaient hétérogènes, chaque peuple avait une république « référente » où il était majoritaire.
Par exemple, la République de Serbie comportait une majorité serbe mais aussi une minorité croate en Vojvodine (et des minorités serbes se retrouvaient dans diverses républiques). De même la république de Croatie avait une majorité croate (et une minorité serbe dans les Krajina), etc.
Seule la Bosnie-Herzégovine n’avait pas de nom correspondant à une majorité ethno-nationale, mais désignait un territoire. Comme on l’a dit, la direction titiste avait ainsi voulu la protéger sur le plan constitutionnel (contre ses voisins nationalistes serbes ou croates) en s’appuyant sur la reconnaissance de trois « peuples constituants » – les bosno-croates, les bosno-serbes et les « musulmans » au sens ethno-culturel, dits « bosniaques » (que les nationalistes serbes ou croates voulaient « s’approprier »).
L’amélioration des droits sociaux et nationaux
Tous les changements constitutionnels du vivant des dirigeants historiques de la révolution ont fondamentalement été décidés par Tito et Kardelj4. Ils jouaient un rôle d’arbitre dont la légitimité fut associée à la consolidation et extension des droits reconnus, pour les divers peuples et pour les travailleurs autogestionnaires. En effet, chaque Constitution, depuis 1950 jusqu’à la dernière de 1973, a vu augmenter à la fois les droits de l’autogestion et les droits nationaux – le « contrat » révolutionnaire était de ce point de vue respecté.
Mais outre les limites démocratiques évoquées, l’ambiguïté entre peuple et république (donc entre nation ethno-culturelle et État) ne pouvait rester stable : les pouvoirs d’État négociaient les réformes, pas les « peuples » éclatés sur plusieurs républiques. Et les républiques étaient des États, marqués par une bureaucratisation croissante.
Les droits nationaux croissants concédés à chaque réforme étaient donc en fait des droits étatistes républicains qui accentuèrent l’aspect confédératif du pays et les tensions nationalistes. D’autant plus que les choix économiques aggravaient les écarts régionaux. Les transformations de la planification et de la place du marché vont se traduire par une perte de pouvoir du « centre » fédéral rendu possible par le démantèlement du plan et le contrôle du commerce extérieur dans le contexte du « socialisme de marché ».
Face à la montée des grèves dans les années 1960 – et des revendications égalitaires du mouvement étudiant de Belgrade en 1968 5 (« Pour une autogestion de bas en haut ! Contre la “bourgeoisie rouge” » !) – combinée à la montée des inégalités sociales et régionales produites par la concurrence de marché, la direction titiste amorce la dernière réforme du système (avant la mort de Tito et Kardelj en 1980).
Cette dernière Constitution de 1971-73 fut d’une extrême fragilité : elle rendait certes possible des contrepoids prolétariens multinationaux face à la montée des nationalismes exclusifs, en réintroduisant une logique de planification contractuelle entre travailleurs autogestionnaires. Mais sa conception anti-étatiste s’appuyait sur une logique anarcho-syndicaliste de planification uniquement « par en bas », à partir des nouvelles unités de base de l’autogestion, les OBTA (Organisation de base du travail associée). Celles-ci divisaient les grandes entreprises en petites unités dotées des droits autogestionnaires ; elles visaient à contrer le pouvoir croissant des technocrates de ces grosses entreprises qui tendaient à s’allier avec ceux des banques. Le système bancaire décentralisé entre 1965 et 1971-73 fut à nouveau « socialisé » et placé sous contrôle des entreprises. Et les Chambres de l’autogestion furent supposées capables d’exercer un contrepoids aux décisions nationalistes des pouvoirs républicains.
Mais au début des années 1970, des mouvements nationalistes, notamment dans les républiques les plus riches (Slovénie et Croatie), avaient revendiqué plus d’autonomie, en particulier dans le contrôle des devises de leur commerce extérieur. Et ils avaient aussi exigé un pouvoir consolidé sur le plan fédéral et s’étaient donc opposés à l’introduction d’une Chambre de l’autogestion fédérale.
Lors du Congrès de l’autogestion, convoqué par le PCY à Sarajevo en 1971, Tito et Kardelj exprimèrent explicitement leurs craintes face à ces concessions, en présentant aux travailleurs des amendements constitutionnels donnant plus de pouvoir aux républiques 6. Les travailleurs étaient conviés à rester attentifs et à se mobiliser si les droits nationaux se transformaient en nationalismes explosifs.
Dans son étude sur des grèves ouvrières dans deux entreprises au début des années 1990 et publiée en anglais en 2021, Goran Music 7 souligne qu’une des revendications portées par les grévistes était l’introduction d’une Chambre de l’autogestion fédérale. Mais il était déjà trop tard. Et les travailleurs n’avaient plus de soutien dans les instances politiques centrales du régime après la mort de Tito et Kardelj au début des années 1980…
Les années 1980 furent marquées par ce que j’ai désigné comme une véritable « impasse » dans un système où ne dominait « ni plan ni marché », ni pouvoir des travailleurs autogestionnaires 8, avec un creusement simultané des écarts régionaux poussant les républiques riches vers la sécession ; et la montée des grèves n’a pas trouvé d’alternative cohérente.
Le creusement des inégalités et l’envol des conflits nationaux et sociaux ne pouvait plus être colmaté par l’arbitrage de plus en plus contesté d’un parti pénétré par le bureaucratisme, la corruption et les conflits nationalistes – sans que les travailleurs autogestionnaires aient, sur le plan syndical et politique, les moyens de gérer cette crise, d’un point de vue socialiste autogestionnaire. Ce fut la fin de l’expérience yougoslave. Elle ne doit pas être enterrée.
Le 11 novembre 2024
- 1
Lire son texte et ses présentations par Benjamin Bürbaumer et Gérard Billy dans l’ouvrage Fridriech Engels et les peuples « sans histoire ». La question nationale dans la révolution de 1848 (Éd. M, Page2:, Syllepse, 2018).
- 2
Krajina est un toponyme slave signifiant « frontière » ou « marche ».
- 3
Milovan Djilas (1911-1995) a été membre du Parti communiste de Yougoslavie, dans lequel il joua un rôle important dans la résistance aux nazis. Proche de Tito, il a évolué dans les années 50, critiquant Tito et publiant notamment La nouvelle classe : une analyse du système communiste.
- 4
Edvard Kardelj (1910-1979), membre du Parti communiste depuis 1926, dirigeait la branche slovène des Partisans durant la Seconde Guerre mondiale. Ministre des affaires étrangères de 1948 à 1953, il était un des principaux théoriciens du modèle autogestionnaire yougoslave.
- 5
- 6
Textes du congrès de l’autogestion, Sarajevo 1971. Éd. yougoslave.
- 7
- 8
Voir Catherine Samary, Le marché contre l’autogestion, l’expérience yougoslave, 1988, Ed. Publisud-La Brèche. Et pour un retour d’ensemble sur cette expérience, Catherine Samary, D’un communisme décolonial à la démocratie des communs, Ed. du Croquant, 2017.