Ce remarquable recueil de textes présente douze portraits de personnages très divers, qui, malgré leurs évidentes
différences, incarnent une politique de la droiture : Rosa Luxemburg, Édouard Glissant, François Maspero, Daniel
Bensaïd, Jean-Luc Einaudi – l’historien du massacre des Algériens le 17 octobre 1961 –, Émile Zola, Charles Péguy,
Léon Trotsky, Joseph Fouché, Roberto Scarpinato (le juge anti-mafia), Jean de La Fontaine, Lisa Fittko et Walter
Benjamin. Comme chez les douze apôtres, figure dans cette liste un traître, un « Judas », aisément repérable : Fouché,
le zélé chef de la police sous la République, Thermidor, le Consulat, l’Empire et la Restauration. Toujours du côté des
vainqueurs, il incarne, de façon idéal-typique, l’opportuniste.
Par manque d’espace, je vais me limiter ici aux personnages qui me sont les plus chers : Rosa, Léon, Daniel,
Lisa et Walter.
« La fraternité universelle des travailleurs est pour moi ce qu’il y a de plus haut et de plus sacré sur terre,
c’est mon étoile ». Ces paroles romantiques révolutionnaires de Rosa Luxemburg ne relèvent pas, insiste
Edwy Plenel, de la naïveté, mais de la droiture. Quand tant de socialistes capitulèrent devant le chauvinisme
de l’Union sacrée, Rosa Luxemburg, « cette femme qui marchait en boitant, était unes des rares personnes à
se tenir étonnemment droit ».
Rosa nous indique, conclut-il, les trois sentiers de l’espérance, pour empêcher les catastrophes d’un monde qui
court aveuglément à sa perte : solidarité internationale, exigence sociale, revendication démocratique.
Le chapitre dédié à Daniel Bensaïd, dont il était un proche ami – malgré quelques éventuels désaccords – est le
plus émouvant de cet ensemble. C’est un hommage intense et profond à celui qui « restera un exemple pour toutes et
tous qui ne se rendront jamais à l’ordre du monde ». Il s’agit de la préface d’Edwy Plenel. à la réédition de Jeanne de
guerre lasse, un livre où Bensaïd érige la Pucelle d’Orléans en figure de la résistance universelle qui anime la grande
fraternité des vaincus.
Son œuvre après 1989 est un combat permanent pour résister à l’air du temps : Bensaïd se dressait ainsi, observe
Edwy Plenel, « presque seul, contre le monde moderne de l’argent », un monde glacé et égoïste. Tandis que tant
d’anciens « gauchistes » des années 1960 ont tourné leur veste, « sa haute figure, intègre et raide, sauvait de la débâcle
la génération de Mai 68 ».
Léon Trotsky : si l’on peut critiquer son « avant-gardisme » du début des années 1920, quand il prônait la «
militarisation des syndicats », le fondateur de l’Armée Rouge ne reste pas moins, aux yeux d’Edwy Plenel, celui
qui sauva l’espoir de sa débâcle, la révolution de sa trahison. Il a su, face au désastre stalinien, « ne pas
renoncer, ne rien renier, ne pas capituler ». En fait, dans son texte de jeunesse, Nos tâches politiques (1904), il
avait déjà eu, en critiquant le « substitutionnisme » qui conduit à la « dictature sur le prolétariat », la prescience
du stalinisme.
Quelles que soient ses faiblesses humaines, fautes ou erreurs, conclut Edwy Plenel, « la vie de
Trotsky éclairera longtemps le chemin de celles et ceux qui n’entendent pas se résigner à l’ordre des
choses, à ses injustices et ses oppressions ».
Le dernier chapitre de ce beau recueil est dédié à Lisa Fittko, l’antifasciste allemande réfugiée dans le sud de
la France, qui a ouvert, sur les Pyrénées, la « route F », par laquelle ont transité, avec son aide, plus d’une
centaine de réfugiés persécutés par Vichy et la Gestapo. Parmi eux, Walter Benjamin, « à la fois prophète
messianique, marxiste hétérodoxe et communiste radical », dont l’œuvre va inspirer, un demi-siècle après sa
mort, la pensée de Daniel Bensaïd. À l’instar d’une bouteille jetée à la mer, la force prophétique de ses écrits fut
d’avoir réussi à sauver l’espérance, la foi dans la révolution comme interruption de la course à l’abîme.
Dans ce dernier chapitre, Edwy Plenel rend hommage à d’autres « passeurs de frontières » : Michel
Warschavsky (« Mikado » pour les amis) et Elias Sanbar, deux internationalistes dans la mortifère frontière
israélo-palestinienne.
Le 19 octobre 2024