Comment Biden s’est transformé en colombe

par Gilbert Achcar
Visite de Joe Biden en France en juin 2024. © Chairman of the Joint Chiefs of Staff — CC BY 2.0

Afin que personne ne puisse imaginer qu’une révélation divine s’est abattue sur Biden et son administration, et qu’ils se sont repentis de leur collusion avec les auteurs du génocide…

Ainsi donc, après huit mois de génocide au moyen de bombardements intensifs de zones palestiniennes densément peuplées, qui ont coûté la vie à près de cinquante mille personnes, entre les morts qui ont été dénombrés et ceux qui sont encore sous les quarante millions de tonnes de gravats résultant de la destruction de près de 300 000 logements selon les estimations de l’ONU,  sans parler des bâtiments publics, après toute cette férocité meurtrière et destructrice de « l’État juif » à côté de laquelle la férocité de « l’État islamique » semble plutôt modeste, et après des efforts continus pour faciliter ce génocide en s’opposant à tout projet de cessez-le-feu, c’est-à-dire de cessation du massacre, notamment en exerçant un droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU, voici Biden, le sioniste fier de l’être, insistant soudainement pour obtenir un cessez-le-feu au point de soumettre un projet de résolution à cet effet au Conseil de sécurité de l’ONU lundi dernier.

Afin que personne ne puisse imaginer qu’une révélation divine s’est abattue sur Biden et son administration, et qu’ils se sont repentis de leur collusion avec les auteurs du génocide, ils ont tenu à présenter leur projet de trêve, consistant en un cessez-le-feu temporaire et un échange de prisonniers, en prélude à des négociations visant à mettre fin à l’agression israélienne sur la bande de Gaza, comme s’il s’agissait d’un projet qui avait l’approbation d’Israël, voire même un projet israélien, de sorte que la responsabilité de son échec à entrer en vigueur retombe sur le seul Hamas. C’est de la pure hypocrisie, puisque Netanyahu n’a jamais officiellement annoncé son approbation du projet, mais a agi jusque là comme voulant s’en dissocier. De leur côté, les dirigeants politiques du Hamas ont fait preuve de perspicacité et de compréhension du jeu en s’empressant de saluer la résolution du Conseil de sécurité et d’exprimer leur volonté de négocier les termes de sa mise en œuvre, renvoyant ainsi la balle dans le camp du gouvernement sioniste après que l’administration américaine ait tenté de la confiner dans leur propre camp.

C’est parce que le gouvernement sioniste est dans un état de confusion. Si Netanyahu avait publiquement accepté le projet de trêve, Gantz et son groupe n’auraient pas décidé de mettre fin dimanche à leur participation au cabinet de guerre. Ils ont attribué leur retrait à la réticence de Netanyahu à accepter le projet de trêve et à fixer des conditions pour mettre fin à la guerre qui soient conformes aux intérêts israéliens et aux souhaits du parrain américain. En vérité, l’objectif de la récente initiative de Washington au Conseil de sécurité n’est pas de faire pression sur le Hamas, mais plutôt de faire pression sur Netanyahu pour qu’il accepte le projet officiellement et publiquement. Ceci en deuxième lieu, mais en premier lieu, Biden déploie des efforts pour montrer à cette partie importante de l’opinion publique américaine qui est bouleversée par la guerre génocidaire menée par l’État sioniste, et qui constitue une proportion importante des électeurs traditionnels du Parti démocrate, qu’il est sérieux dans ses efforts pour arrêter la guerre.

L’administration américaine intensifiera la pression sur Netanyahu pour qu’il accepte la trêve temporaire, dont ils savent tous qu’elle ne durera pas plus de quelques semaines (comme expliqué la semaine dernière dans « La trêve à Gaza et les dilemmes de Netanyahu et du Hamas », 4/6/2024), et pour qu’il mette fin à sa dépendance envers les « néonazis » de son gouvernement et accepte l’offre de ses rivaux Gantz et Lapid de former un gouvernement d’unité nationale incluant le Likoud, les deux principaux partis d’opposition, ainsi que d’autres groupes sionistes moins extrémistes que ceux de Ben-Gvir et Smotrich. Que cela se produise ou non, Biden a  besoin de ressembler à un faucon qui s’est transformé en colombe, afin d’atténuer les manifestations contre lui qui devraient perturber la Convention nationale démocrate en août prochain (19-22) à Chicago, lorsque le Parti démocrate adoptera officiellement ses candidats à la présidence et à la vice-présidence.

Voilà le secret de la métamorphose de Biden, d’un partenaire clé dans la guerre génocidaire sioniste en un défenseur de la paix. Si cette mutation est un hommage à l’importance du mouvement de protestation contre la guerre aux États-Unis, nous ne pouvons ignorer sa nature opportuniste et hypocrite et le fait que Biden, Gantz et leurs entourages diffèrent avec Netanyahu sur la manière de liquider la cause palestinienne après avoir perpétré conjointement la « Seconde Nakba », et non sur l’objectif de la liquidation lui-même.

Traduction de ma tribune hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est paru le 11 juin en ligne et dans le numéro imprimé du 12 juin. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant. 

 

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Auteur·es

Gilbert Achcar

Gilbert Achcar est professeur d'études du développement et des relations internationales à la SOAS, Université de Londres. Il est l'auteur, entre autres, de : le Marxisme d'Ernest Mandel (dir.) (PUF, Actuel Marx, Paris 1999), l'Orient incandescent : le Moyen-Orient au miroir marxiste (éditions Page Deux, Lausanne 2003), le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial (2002 ; 3e édition, Syllepse, Paris 2017), les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (Sindbad, Actes Sud, Arles 2009), Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (Sinbad, Actes Sud, Arles 2015), Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2017).