Ce texte est fondé sur le discours d’ouverture prononcé par l’auteur lors du congrès de fondation de l’organisation sud-africaine Zabalaza for Socialism (Lutte pour le socialisme) qui s’est tenu à Johannesburg le 15 décembre 2023.
Changement climatique, guerres, génocides, turbulences économiques : le monde dans lequel nous vivons actuellement est inquiétant et l’avenir semble bien sombre, loin des espoirs qui existaient au début du siècle. Ce triste état du monde est en grande partie le résultat de décisions prises au cours de la dernière décennie du siècle dernier. C’est en effet dans les années 1990 que les conditions mondiales actuelles ont été déterminées – pendant le « moment unipolaire » qui a suivi l’effondrement de l’Union soviétique, lorsque les États-Unis étaient tout à fait conscients de leur capacité à façonner l’environnement international.
La nouvelle guerre froide
Au cours de ces années, Washington a opté pour la perpétuation de sa domination mondiale au détriment de la paix dans le monde. A cette fin, les États-Unis devaient maintenir leur état permanent de préparation à la guerre et renouveler l’allégeance de leurs alliés de la Guerre froide en Europe et en Asie de l’Est (leurs « vassaux », selon la célèbre caractérisation de Zbigniew Brzezinski) en ravivant les tensions passées avec la Russie et la Chine. Washington a traité ces deux pays comme des ennemis potentiels, bien qu’aucun d’entre eux ne représente aujourd’hui un défi systémique au capitalisme mondial, auquel ils se sont tous deux intégrés. Cette orientation fondamentale adoptée par Washington dans les années 1990 a conduit à ce que j’ai décrit depuis lors comme la Nouvelle Guerre froide.
Le corollaire économique de cette politique a été un néolibéralisme débridé, incluant le durcissement des diktats néolibéraux des institutions financières internationales, l’aboutissement de l’impérialisme du libre-échange avec la fondation de l’Organisation mondiale du commerce, et la « thérapie de choc » encouragée par Washington et ses alliés dans la Russie post-soviétique. Tout cela s’est accompagné d’un mépris des dangers du changement climatique – non pas par ignorance (Al Gore était le vice-président de Bill Clinton pendant ces années fatidiques) mais plutôt délibérément, en le classant au bas de l’échelle des priorités liées à la gestion de l’empire unipolaire. L’orgueil impérial américain atteignit son apogée avec la présidence de George W. Bush et les guerres que son administration lança en Afghanistan et en Irak.
L’impasse économique a provoqué une radicalisation
Le néolibéralisme débridé a provoqué la plus importante crise du capitalisme mondial depuis la Grande Dépression de l’entre-deux-guerres du XXe siècle. La Grande Récession de la fin des années 2000 a entraîné une intervention massive de l’État, qui a utilisé des fonds publics pour renflouer le système bancaire. Contrairement à ce que beaucoup pensaient à l’époque, cette crise n’a pas marqué la fin du néolibéralisme ; au contraire, elle a conduit à un nouvel assaut néolibéral. Il en va de même pour la prochaine grande crise économique, celle provoquée en 2020 par la pandémie de Covid-19. En effet, en économie appliquée, les changements de paradigme ne sont pas des manifestations d’un processus intellectuel, mais avant tout le reflet de l’évolution du rapport des forces sociales. Ce rapport est resté jusqu’à présent largement en faveur du capitalisme mondial au détriment du travail mondial. Il a été aggravé par les deux crises économiques successives, ainsi que par la montée du chômage et/ou l’extension dans les pays du Nord mondial du phénomène des « travailleurs et travailleuses pauvres », qui ont toutes affaibli la résistance et la syndicalisation de la classe ouvrière. La France, « le pays où les luttes de classes ont été menées chaque fois, plus que partout ailleurs, jusqu’à la décision complète » (Friedrich Engels, 1885), a récemment illustré cette évolution défavorable du rapport des forces sociales. La réforme des retraites, qui a été un objectif clé poursuivi par le capitalisme français depuis quelques décennies, a été mise en échec en 1995 par la plus importante éruption de la lutte des classes que la France ait connue depuis 1968. Cette réforme a finalement été imposée en 2023 en dépit de la résistance acharnée du mouvement syndical français.
Les conséquences sociales de la crise économique de la fin des années 2000 ont alimenté une radicalisation sociopolitique dans deux directions opposées. Elle a, d’une part, catalysé une montée des luttes de résistance progressistes au cours de la décennie suivante. La vague mondiale de révoltes inaugurée de manière spectaculaire par le Printemps arabe en 2011 a été suivie par des mobilisations ultérieures dans des pays tels que l’Espagne, la Grèce et même les États-Unis. En 2019, une deuxième vague mondiale de révoltes a inclut un deuxième Printemps arabe et de fortes poussées des luttes de l’Est asiatique à l’Amérique latine, avant d’être finalement étouffée par le Covid-19. Cette radicalisation progressiste a trouvé dans divers pays une traduction politique dans la montée de courants anti-néolibéraux de masse, comme Syriza en Grèce et Podemos en Espagne et, de manière plus inattendue, l’accession de Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste britannique en 2015-2020 et l’étonnante campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2016, ainsi que la poussée électorale en France du mouvement dirigé par Jean-Luc Mélenchon en 2017-2022 et une nouvelle vague de changements gouvernementaux progressistes en Amérique latine – en Bolivie, au Chili, en Colombie, au Mexique et au Brésil.
La contre-offensive autoritaire
Cette vague progressiste a toutefois été contrebalancée par une tendance à la radicalisation réactionnaire dont la montée initiale a été observée depuis le début de l’assaut néolibéral. Alors que le « centre » politique n’a cessé de se déplacer vers la droite depuis lors, l’extrême droite a progressé dans le monde entier avec l’arrivée de gouvernements néofascistes dans plusieurs pays, y compris des puissances majeures telles que l’Inde avec Narendra Modi, la Russie avec Vladimir Poutine, le Brésil avec Jair Bolsonaro, et aux États-Unis eux-mêmes avec Donald Trump. Ces évolutions ont confirmé ce que Samuel Huntington avait identifié comme une « vague inversée » dans le processus mondial de démocratisation politique. Ce renversement inclut la trajectoire de plus en plus autoritaire dans laquelle s’est engagée la Chine de Xi Jinping, qui est devenu le « dirigeant suprême » du pays en 2012.
Le rapport des forces mondial a clairement penché en faveur de la radicalisation réactionnaire. Ce n’est pas seulement le résultat de conditions objectives, mais aussi, et beaucoup, le résultat des propres lacunes et échecs de la gauche. En effet, la nouvelle vague de gauche de ces dernières années a reproduit plusieurs des problèmes qui ont affecté la gauche du vingtième siècle. Ces problèmes comprennent des défauts bien connus tels que l’électoralisme et l’autolimitation une fois au gouvernement ou sur le point d’y accéder, le bureaucratisme, le caudillisme et le machisme, ainsi que le néo-campisme, qui – contrairement à l’ancien campisme qui consistait en un alignement systématique derrière le soi-disant « camp socialiste » – consiste à soutenir ou à ne pas critiquer, par réflexe quasi-automatique, quiconque est opposé à Washington et ses alliés occidentaux, conformément au dicton selon lequel « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ».
La radicalisation de la gauche a donc été affecté par de graves limitations. Fondamentalement, la gauche n’a pas réussi à se réinventer, à quelques exceptions près consistant en de nouvelles formes de lutte inventées par des mouvements de masse issus de la nouvelle génération, tels que Black Lives Matter aux États-Unis ou les Comités de résistance au Soudan. Par contre, la majeure partie de l’extrême droite s’est réinventée sous la forme du néofascisme : elle a tiré les leçons de l’échec du fascisme du XXe siècle et s’est adaptée pour être acceptée par l’ordre capitaliste actuel et adoubée par les milieux d’affaires. À cette fin, elle a ardemment épousé le néolibéralisme et proclamé son adhésion à la démocratie procédurale, tout en la vidant progressivement de contenu une fois au pouvoir par la réduction autoritaire des libertés politiques et la suppression des conditions de base de la concurrence politique. Cette extrême droite réinventée a progressé dans le monde entier aux dépens du courant néolibéral dominant et de la gauche, en s’appuyant sur le ressentiment social créé par le néolibéralisme et en le canalisant avant tout vers la désignation des immigrés comme boucs émissaires.
La montée des périls
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, lancée par un régime Poutine qui n’a cessé de dériver vers l’extrême droite, a donné un coup de fouet à l’alliance impérialiste occidentale sous l’hégémonie des États-Unis. Elle a renouvelé la raison d’être initiale de cette alliance, présentée comme celle des « démocraties » contre l’autoritarisme, avec l’hypocrisie et les multiples poids et mesures déjà pratiqués durant la Guerre froide. Elle a également permis une expansion majeure de l’OTAN avec l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’alliance, et a déclenché une augmentation massive des dépenses militaires au niveau mondial, pour le plus grand bénéfice des producteurs d’armes.
Alors que Biden a ainsi réussi à inverser l’effet délétère de la présidence Trump sur les relations transatlantiques, il a fondamentalement poursuivi la politique étrangère de son prédécesseur à deux égards majeurs. Il a poursuivi l’attitude provocatrice de Trump envers la Chine, à cela près qu’il a essayé de déguiser l’animosité mercantile de l’impérialisme américain contre la montée de la puissance économique chinoise en prétendant, là encore, défendre la « démocratie » contre la dérive autocratique de la Chine de Xi. Biden a aussi continué l’attitude ouvertement pro-israélienne de Trump malgré l’absence d’affinités entre son administration et le gouvernement israélien d’extrême-droite. Il s’est ainsi concentré sur la poursuite de la « normalisation » des relations entre les monarchies pétrolières du Golfe et Israël, en déployant des efforts intensifs pour que le royaume saoudien rejoigne les Émirats arabes unis et Bahreïn dans l’établissement d’une relation ouverte avec l’État sioniste. En revanche, l’administration Biden n’a remis en cause aucune des mesures pro-israéliennes prises par Trump et n’a pas non plus tenté d’empêcher l’extrême droite israélienne d’étendre son empiètement colonial sur la Cisjordanie palestinienne.
Cette politique a préparé l’administration Biden à approuver sans réserve la guerre génocidaire menée par Israël à Gaza depuis le 7 octobre 2023, une guerre qui est devenue de fait la première guerre conjointe américano-israélienne. En soutenant l’objectif déclaré « d’éradiquer le Hamas », une organisation de masse qui dirige la bande de Gaza depuis 2007, l’administration Biden et la plupart de ses alliés occidentaux ont de facto donné leur aval aux crimes contre l’humanité perpétrés par les forces armées israéliennes : le massacre d’un très grand nombre de civils, hommes et femmes, dont une très forte proportion d’enfants, le déplacement de la grande majorité de la population en ce qui s’apparente à un « nettoyage ethnique » de masse, la destruction de la grande majorité des habitations de manière à rendre impossible le retour de la population dans les zones d’où elle a été déplacée.
Cette approbation par les gouvernements occidentaux d’une guerre ouvertement génocidaire menée par un gouvernement d’extrême droite – approbation inédite depuis la Seconde Guerre mondiale – a considérablement discrédité le libéralisme occidental et révélé sa vision raciste du monde. Cela a permis un changement qualitatif dans la banalisation de l’extrême droite européenne, notamment par la condamnation commune d’un prétendu « nouvel antisémitisme » devenu le masque transparent de la manifestation islamophobe conjointe des antisémites traditionnels et des suprémacistes blancs néocoloniaux. En fait, la réaction des gouvernements occidentaux à l’attaque israélienne sur Gaza a donné une impulsion majeure à la dérive mondiale vers la droite.
Pour une nouvelle gauche !
En même temps, l’indignation mondiale croissante face au massacre génocidaire des Palestinien.ne.s, y compris les protestations croissantes au sein même des États-Unis, est une indication de plus de la persistance d’un potentiel important, en particulier parmi les jeunes, en faveur des causes progressistes telles que l’opposition aux guerres impérialistes et coloniales, au racisme sous toutes ses formes, à l’oppression de genre, au démantèlement néolibéral continu de tous les acquis sociaux obtenus au cours du siècle dernier, au capitalisme lui-même, qui est de plus en plus privé par le néolibéralisme des éléments de justice sociale qui l’avaient adouci pendant quelques décennies, et, enfin et surtout, à la négligence de plus en plus criminelle des gouvernements face au changement climatique et à ses terribles conséquences.
Capter ce potentiel et le canaliser vers des formes organisées qui pourraient considérablement améliorer ses capacités d’action et conférer une nouvelle crédibilité et accorder un nouvel espoir à la lutte pour changer le monde, exigent une réinvention de l’anticapitalisme socialiste, en tirant pleinement les leçons des défaites de la gauche du vingtième siècle et en soldant les comptes de son énorme faillite historique. En somme, pour pouvoir convaincre le plus grand nombre qu’un « autre monde est possible » – le slogan central du mouvement altermondialiste depuis le tournant du siècle – il faut d’abord impérativement montrer en actes, et non seulement en paroles, qu’une autre gauche est possible. Il est donc très urgent que la gauche se réinvente.
Le 15 décembre 2023, traduit par Inprecor et repris par l’auteur le 26 mars 2024. Intertitres de la rédaction.