Dune, un passionnant spectacle, des questions de notre temps

par Michel Angot

Dune de Frank Herbert, et à fortiori l’ensemble du cycle de Dune (5 romans) est avec Fondation de Isaac Asimov, l’un des deux principaux piliers de la littérature de science-fiction contemporaine. Adapter ce récit fleuve et démesuré, qui mêle plusieurs thématiques dans une large complexité de situations, relevait de l’impossible.

En 1975, Alejandro Jodorowski, sur proposition du producteur Michel Seydoux et en collaboration avec lui, avait entamé un travail d’adaptation du premier roman du cycle, avec les collaborations du plasticien H.R. Giger – le concepteur de la créature d’Alien – du dessinateur Moebius (Jean Giraud), de Dan O’Bannon, le concepteur des effets spéciaux d’Alien, et de l’illustrateur de de science-fiction Chris Foss. Dans ce projet grandiloquent et démesuré, « Jodo » avait prévu une bande son à partir des musiques de Pink Floyd, de Magma et de Tangerine Dream, ainsi que la participation d’Orson Welles, de Mick Jagger, d’Amanda Lear et… de Salvador Dali (!) à qui il souhaitait attribuer le rôle de l’Empereur Padisha Shadam IV pour un contrat de 100.000 dollars… de l’heure de travail !

Plusieurs échecs

Devant la démesure du budget envisagé, les producteurs abandonnèrent rapidement le projet (dont il ne reste que quelques dessins préparatoires de Moebius et de Giger) en précisant que « tout était génial… sauf le metteur en scène ».

L’année suivante, c’est le producteur italien Dino De Laurentiis qui racheta le projet et qui deux ans plus tard demanda à Frank Herbert d’écrire lui-même une adaptation de son roman. Herbert livra un scénario de 175 pages correspondant à un film d’environ trois heures.

Il fut envisagé d’en confier la réalisation à Ridley Scott, tout juste auréolé du succès d’Alien, mais le scénariste choisi par De Laurentiis ayant quelque peu « charcuté » l’adaptation d’Herbert en y intégrant par exemple un inceste entre Paul et sa mère, l’écrivain s’en détacha. Le projet avançant trop lentement, Ridley Scott s’en détourna à son tour pour tourner Blade Runner. La fille de De Laurentiis, qui avait adoré Elephant Man, poussa alors son père à en confier la réalisation à David Lynch. Peu intéressé par la science-fiction (il venait de refuser l’offre de George Lucas de tourner Le Retour du Jedi) Lynch, après s’être brouillé avec ses deux coscénaristes, se lança seul dans le projet, et après divers avatars livra une version de 3h30 qui entraînera de nombreuses coupes ultérieures avant sa sortie. Par des choix ridicules (de casting, d’effets spéciaux… et de mise en scène) le film fut à la fois un énorme échec commercial et un ratage total de l’adaptation du roman de Frank Herbert.

Suivront une mini-série télé en trois épisodes avant que Denis Villeneuve n’entame la réalisation du roman. Le cinéaste canadien était attendu au tournant dès qu’on sut qu’il s’attelait à la tâche.

Enfin une réussite

Je dois avouer que l’attente a été totalement satisfaite ! À la fois par l’intelligence et la pertinence de son adaptation en collant au plus près du récit, par la cohérence des choix opérés pour la distribution et du séquencement, et par la virtuosité technique d’une réalisation débarrassée de toute accumulation d’effets spéciaux. Un modèle de pédagogie narrative, pour planter dès les premières minutes le décor et le cadre de ce récit au tragique shakespearien, qui brasse et aborde à la fois de multiples sujets de réflexion du moment : angoisses climatiques et écologistes, pillage des ressources, agression coloniale, oppression fasciste, place des femmes au cœur des évolutions de cette société du futur, rôle et place de la religion dans son contrôle, etc. En faisant de la première partie de la saga dantesque de Frank Herbert un rendu aussi minutieux et compréhensible même pour celles et ceux qui n’avaient pas lu le roman, Denis Villeneuve avait magnifiquement rempli son « contrat » !

Une saga de notre temps

Son second volet (Dune, partie II) actuellement sur les écrans, complète parfaitement le récit amorcé dans la première partie, en la resserrant de façon plus intime autour de la relation qui va se nouer entre la fedayin fremen Chani et Paul Adreides, devenu le fremen Muad-Dib. Un choix narratif qui laisse d’ailleurs totalement ouvert la poursuite d’un récit que Frank Herbert avait complété par cinq autres romans dont notamment le second du cycle « Les enfants de Dune ».

Publié en 1965, Dune, le premier roman du cycle, connut un succès planétaire (il est le roman de SF le plus vendu dans le monde !) et il aborde, de façon très prémonitoire pour l’époque, des thèmes qui restent soixante ans plus tard, d’une totale actualité : l’écologie avec la question de la préservation des ressources naturelles, la géopolitique par l’interaction entre politique, religion et pouvoir, et le messianisme permettant le contrôle de la religion (incarnée ici par l’ordre des Bene Gesserit) par les populations.

Frank Herbert (1920-1986) avait clairement évoqué après la sortie du livre, le danger que représentait pour lui le « prophétisme » lié au « leadership », et il faut donc voir dans ce second volet, l’amorce de ce qui sera une lutte de libération et d’émancipation à l’égard du pouvoir aristocratique et autocratique de l’Empire. Cette libération passant par le djihad, un terme qui est trop souvent traduit à tort par « guerre sainte », alors qu’il signifie à la fois « lutte » et « résistance » !

Impossible alors de ne pas lire dans ce roman et dans ce film, une allégorie futuriste sur nos civilisations contemporaines, encore engagées dans des réflexes coloniaux, vis à vis de peuples et de populations, qu’elles ont trop longtemps considérées, avec le même suprématisme colonial, que les Harkonnen vis à vis des Fremen…

Un récit (livresque et filmique) totalement fascinant, adapté et mis en scène de façon très subtile par Denis Villeneuve et ses coscénaristes, qui ont réduit au minimum l’utilisation de la 3D, et refusé de baigner l’ensemble dans une trop belle photographie (les images de tempêtes, de repaires souterrains ou de palais obscurs y sont autant sinon plus présents que les plans de désert).

Ce qui fait de Dune (les 2 volets confondus) à mon avis, l’un des plus passionnants spectacles cinématographiques de ces dernières années.

 

 

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