Au cours du siècle dernier, nous avons vu le terme « impérialisme » utilisé pour définir différentes situations et, à d’autres moments, être remplacé par des concepts tels que la mondialisation et l’hégémonie. Vous avez vous-même écrit que « l’image classique de l’impérialisme en tant que relation de domination extérieure est dépassée ». Pourquoi ? Cela signifie-t-il que le concept d’impérialisme dans son ensemble est également dépassé ?1
Le colonialisme et l’impérialisme sont des processus historiques par lesquels le capitalisme mondial s’est étendu à partir de son berceau d’origine, l’Europe occidentale, et a conquis le monde. De par sa nature, le capitalisme est un système en expansion vers l’extérieur. Il doit sans cesse conquérir de nouveaux espaces et repousser les frontières de l’accumulation, en marchandisant tout et en anéantissant tout ce qui se trouve sur son chemin. Par impérialisme, nous entendons cette violente expansion du capital vers l’extérieur, avec tous les mécanismes politiques, militaires et idéologiques que cela implique. Compte tenu des profondes transformations qu’a connues le capitalisme mondial au cours du dernier demi-siècle, il est on ne peut plus clair que nous devons repenser la manière dont nous comprenons l’impérialisme à l’ère de la mondialisation capitaliste.
Dans son ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, écrit en pleine Première Guerre mondiale, Lénine a fait valoir que la conflagration était une bataille entre États européens pour des zones d’influence coloniales afin de s’assurer, en concurrence avec des États rivaux, des matières premières, des réserves de main-d’œuvre, des marchés et des débouchés pour les excédents de capital accumulé. Il était clair que ce conflit entre États exprimait un conflit sous-jacent plus fondamental entre des classes capitalistes organisées au niveau national. Par conséquent, l’essence de l’impérialisme était la rivalité entre ces classes capitalistes nationales pour le contrôle du monde.
Mais Lénine analysait le capitalisme mondial à un moment antérieur de son évolution continue et sans limites, où les classes capitalistes étaient organisées au niveau national. Le monde que lui et sa génération de marxistes révolutionnaires observaient est très différent du monde dans lequel nous vivons. L’idée prédominante parmi les militants de gauche est que Lénine a avancé une théorie de l’impérialisme basée sur l’État-nation ou le territoire. C’est fondamentalement faux. Il a avancé une théorie basée sur les classes. Une nation ne peut pas exploiter une autre nation – ce n’est qu’une réification absurde. L’impérialisme a toujours été une violente relation de classe, non pas entre les pays, mais entre le capital mondial et le travail mondial ; un projet de classe porté, cependant, par une économie mondiale politiquement divisée en juridictions nationales.
Notre défi en tant que marxistes est de comprendre l’évolution de la relation entre les classes (et le capital) et l’État dans le contexte de l’exploitation de classe transnationale. L’organisation mondiale du capital a changé au cours du siècle dernier en raison de la transnationalisation des principales fractions du capital. Ce phénomène a été si largement documenté empiriquement qu’il ne devrait plus être controversé. La classe capitaliste transnationale (CCT), en tant que fraction hégémonique du capital à l’échelle mondiale, n’est pas liée à un territoire et, bien qu’elle doive s’appuyer, et se confronter, sur des États, elle ne s’identifie pas à un État-nation en particulier.
Mais le capital transnational ne se limite pas au capital du « Nord » ou de la « Triade » (Japon, Amérique du Nord et Union européenne, NDLR). Il comprend la montée en puissance des conglomérats d’entreprises transnationales des pays anciennement colonisés qui exportent désormais leurs capitaux dans le monde entier, comme le faisaient les puissances impériales européennes à l’époque de Lénine. Le conglomérat transnational Vale, basé au Brésil et qui est l’une des plus grandes sociétés minières intégrées au monde, a cessé d’être une société « brésilienne » au XXIe siècle. Il a des activités sur tous les continents et exploite des dizaines de milliers de travailleurs dans les régions traditionnelles d’Amérique du Nord et d’Europe. Mais il existe d’innombrables autres exemples. Le conglomérat Tata, basé en Inde, est le plus grand employeur (et donc le plus grand l’exploiteur capitaliste de main-d’œuvre) en Grande-Bretagne. Les entreprises basées en Chine opèrent sur tous les continents, y compris en Amérique du Nord, où elles exploitent les travailleurs étatsuniens et canadiens. Les transnationales basées au Mexique investissent dans toute l’Amérique latine et l’Amérique du Nord et au-delà, exploitant des travailleurs de toutes les nationalités. Les capitalistes du Golfe exportent des capitaux dans le monde entier. En outre, lorsque nous analysons la structure du capital mondial, nous constatons un degré très élevé d’intégration transnationale, notamment par le biais des circuits de la finance mondiale et des investissements croisés des entreprises.
D’un point de vue économique, l’impérialisme est caractérisé historiquement par l’appropriation des ressources et l’exploitation de la main-d’œuvre au-delà des frontières nationales, ainsi qu’au retour de la plus-value dans ces frontières. Aujourd’hui, cela couvre le monde entier, et ce n’est plus la structure antérieure où le capital colonial métropolitain se contentait de siphonner la plus-value des colonies et de la reverser dans les coffres coloniaux.
L’impérialisme n’a rien d’intrinsèquement occidental – mais pas historiquement. Historiquement, il a eu une identité occidentale parce que le capitalisme est né en Occident et s’est développé à partir de là. Nous sommes aujourd’hui dans une nouvelle ère du capitalisme mondial. De nombreux marxistes perdent de vue le fait que, historiquement, l’impérialisme est identifié à une relation économique facilitée par des processus extra-économiques (politiques, militaires, etc.). Ils se concentrent uniquement sur les processus extra-économiques, tels que l’interventionnisme américain dans le monde, sans montrer leur relation avec l’exploitation de classe transnationale telle qu’elle se produit réellement. Par exemple, les États-Unis soutiennent des gouvernements répressifs en Amérique latine, alors que dans ces mêmes pays, les investisseurs chinois ou d’autres investisseurs transnationaux exploitent la main-d’œuvre mais n’interviennent pas politiquement pour soutenir des États répressifs. Quelle est la relation entre l’intervention américaine et l’exploitation capitaliste chinoise ? En tant que socialistes, ne devrions nous pas nous opposer non seulement à l’intervention politique (et parfois militaire), mais aussi à l’exploitation de classe qu’elle rend possible ?
Le capital mondial contrôle les ressources et exploite la main-d’œuvre mondiale par le biais d’un système de production, de finance et de services intégré à l’échelle mondiale. Comment devons-nous comprendre les processus politiques et militaires qui facilitent ces relations mondiales d’exploitation ? En tant que socialistes, nous nous opposons à l’impérialisme parce qu’il est le vecteur capitaliste barbare de la dépossession, de l’exploitation, de l’oppression et de la dégradation. Nous ne pouvons pas nous opposer à l’impérialisme tout en acceptant ou en excusant l’exploitation capitaliste. Je suis encore en train d’examiner ces questions et je n’ai pas toutes les réponses. Il est clair que nous avons beaucoup à repenser, mais je peux déjà dire beaucoup de choses.
Vous avez parlé d’une classe capitaliste transnationale. Comment voyez-vous l’évolution de la relation entre cette classe et les États-nations ? Cette classe capitaliste transnationale peut-elle fonctionner avec succès sans un ancrage institutionnel et un soutien politique de la part d’une puissance impérialiste ?
Le capital ne peut se reproduire ou se développer sans l’État. Cela a été vrai tout au long de l’histoire du capitalisme mondial et reste vrai aujourd’hui. À l’ère de la mondialisation, le monde doit être ouvert au capital transnational et le rester. Toutes les menaces à sa liberté d’exploitation et d’accumulation doivent être supprimées. Comment peut-il y parvenir ? Il lui faut des instruments politiques, militaires et économiques, allant des coups d’État et des interventions militaires aux sanctions économiques, en passant par les programmes d’ajustement structurel, les accords de libre-échange, les mécanismes de la dette et de l’effet de levier financier, la guerre juridique, etc. En parlant de l’ancrage de la classe capitaliste transnationale (CCT) dans les États, nous devons nous concentrer sur deux aspects : premièrement, la manière dont la CCT a cherché à imposer son pouvoir de classe au cours des quatre dernières décennies de mondialisation capitaliste par le biais d’un réseau dense d’institutions nationales et supranationales dans le monde entier ; et deuxièmement, le rôle prépondérant joué à ce jour par l’État étatsunien dans la mondialisation capitaliste.
En ce qui concerne le premier aspect, dès les années 1970, avec la formation de la Commission trilatérale2 et du Forum économique mondial, une élite transnationale émergente a cherché à développer des réseaux transnationaux pour coordonner les politiques et imposer les conditions de la mondialisation capitaliste à l’échelle mondiale. J’ai présenté le concept d’appareils d’État transnationaux, non pas comme un « gouvernement mondial », mais comme une abstraction analytique qui se réfère aux réseaux flexibles d’institutions internationales et transnationales agissant ensemble avec les États nationaux. Par le biais de ces institutions, la classe capitaliste transnationale tente d’exercer son pouvoir de classe sur les classes ouvrières mondiales, en tirant parti du pouvoir structurel du capital transnational par rapport au pouvoir direct des États. J’ai déjà largement abordé ces questions ailleurs3. Mais, par exemple, lorsque le FMI impose comme condition de prêt la déréglementation des marchés du travail locaux ou l’application de l’austérité fiscale pour garantir la stabilité macroéconomique exigée par la finance transnationale, le FMI agit en tant qu’institution étatique (transnationale) dans la mesure où l’État capitaliste établit les conditions pour que l’exploitation ait lieu, dans ce cas au sein du système capitaliste mondial plus large.
En ce qui concerne le second aspect, la plupart des marxistes d’aujourd’hui partent du principe que l’intervention et l’agression des États-Unis dans le monde – si nous voulons appeler cela de l’impérialisme, très bien, mais pas sans réserve – doivent être comprises comme une concurrence avec d’autres puissances. Mais rappelons que les Britanniques et les Français ont fermé leurs empires coloniaux au cours des siècles précédents aux capitalistes d’autres pays. Cependant, au cours des dernières décennies, la mondialisation capitaliste menée par les États-Unis a cherché à ouvrir le monde aux capitaux de tous les pays, quelle que soit leur origine nationale. Lorsque les États-Unis ont envahi et occupé l’Irak au début du XXIe siècle, ils ont ouvert le pays aux investisseurs mondiaux. En fait, les deux premiers conglomérats pétroliers qui ont profité de la couverture militaire américaine pour investir en Irak ont été la société française Total et la compagnie pétrolière d’État chinoise – alors même que les gouvernements français et chinois s’étaient opposés à l’invasion. Les entreprises privées et publiques chinoises contrôlent la majeure partie de la production de cobalt au Congo (en exploitant brutalement les mineurs congolais et en pillant le pays). Ce cobalt est renvoyé vers des circuits industriels en Asie où les iPhones et autres équipements électroniques sont fabriqués par des capitaux transnationaux et commercialisés dans le monde entier.
Des expressions telles que « intérêts nationaux » (comme dans « défense des intérêts américains ») sont dénuées de sens et n’ont pas leur place dans l’analyse marxiste. Ce que nous voulons vraiment dire, c’est quels sont les intérêts de classe qui se cachent derrière ce que fait l’État étatsunien dans le monde ? Au cours des quatre dernières décennies, cet État a servi de ce point d’ancrage impérial auquel vous faites référence. Il agit comme l’instrument le plus puissant de l’arsenal du capitalisme mondial par lequel la masse des pauvres et des travailleurs du monde est contenue et contrôlée, le monde est ouvert au pillage des entreprises transnationales et les États qui empêchent l’accumulation sans entraves du capital sont attaqués.
Cependant, aujourd’hui les choses changent rapidement. Il y a une crise générale du capitalisme. Tout effort d’unité capitaliste transnationale est sapé par l’escalade de la crise du capitalisme mondial. Les appareils d’État transnationaux s’effondrent. Les règles commerciales de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ne sont pas respectées par l’État national étatsunien qui les a défendues avec tant de force au plus fort de la mondialisation néolibérale. L’escalade des conflits géopolitiques est davantage liée aux défis lancés à l’ordre capitaliste mondial et à la concurrence entre les élites étatiques, confrontées à des crises croissantes d’accumulation, de légitimité politique, de reproduction et de contrôle sociaux, qu’à la concurrence entre les groupes capitalistes nationaux. Aucun État national, aussi puissant soit-il, n’a actuellement la capacité de servir de point d’ancrage pour stabiliser l’économie mondiale ou contrôler l’accumulation mondiale. Nous sommes dans une période de chaos mondial sans centre politique cohérent pour stabiliser le capitalisme mondial.
À la lumière des changements intervenus au cours du siècle dernier, quel est le poids relatif des mécanismes d’exploitation impérialiste aujourd’hui, par rapport au passé ?
Il s’agit d’une question très importante. Le capitalisme mondial est toujours organisé par une division internationale du travail et une structure centre-périphérie de relations de classe transnationales forgée par des siècles de colonialisme et d’impérialisme. L’exploitation de la main-d’œuvre est plus intense dans l’ancien tiers-monde et la sauvagerie absolue du capital y est plus visible. Mais voici le point clé : la plupart des gens de gauche considèrent que l’intensité accrue de l’exploitation, ou la surexploitation selon la définition de certains théoriciens marxistes, ne profite qu’aux capitalistes des pays centraux ou, pire encore, qu’elle profite aux nations.
Mais qui surexploite les travailleurs dans l’ancien tiers-monde ? La plupart des gens de gauche considèrent que l’exploiteur est une « nation impérialiste ». Il s’agit d’une réification dans la mesure où les nations ne sont pas et n’ont jamais été des macro-agents. Une nation ne peut pas exploiter ou être exploitée – ce sont les classes qui exploitent et sont exploitées. Avec la montée de puissants contingents de la classe capitaliste transnationale dans de nombreux pays de l’ancien tiers-monde, les capitalistes transnationaux du monde entier sont en mesure de tirer profit des conditions de surexploitation là où elles existent. Les capitalistes transnationaux du Mexique, du Brésil, de l’Argentine, de l’Inde, du Nigeria, etc. – des nations qui seraient prétendument « opprimées » – sont en mesure de surexploiter les travailleurs dans leur propre pays et dans les pays voisins, tout comme les capitalistes des États-Unis, de l’Union européenne ou d’ailleurs. En d’autres termes, ce ne sont pas (ou plus) seulement les capitalistes du noyau central qui, en poursuivant des stratégies d’accumulation, bénéficient de l’accumulation combinée et inégale du capital à l’échelle mondiale et dans des espaces et des juridictions politiques distincts. La relation entre la structure noyau-périphérie de l’économie mondiale et le capitalisme mondial ne peut être comprise dans des termes correspondant aux siècles précédents. Elle ne peut surtout pas être comprise dans des termes suggérant que certains capitalistes des régions périphériques, qui seraient opprimés par le capital métropolitain, seraient prêts à rejoindre des alliances de classe avec les travailleurs et les paysans des pays où ils résident (mais où leur capital ne réside pas nécessairement).
D’autre part, les États de l’ancien tiers-monde doivent gérer les tensions et les conflits liés au sous-développement. Il s’agit notamment d’inégalités et de privations plus marquées, ainsi que de conflits sociaux plus aigus. Les États plus puissants du noyau traditionnel sont mieux équipés pour déplacer les contradictions aiguës de la crise vers les pays de la périphérie historique. Cependant, le capital transnational est une relation de classe interne dans le monde entier. La contradiction globale capital-travail sous-tend la contradiction « Nord-Sud ».
Dans vos écrits, vous avez également fait référence à la montée d’un État policier mondial qui dépend de plus en plus de l’accumulation militarisée. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là ?
L’État policier mondial renvoie aux systèmes de guerre, de contrôle social de masse, de surveillance et de répression de plus en plus omniprésents. Il vise à contenir les classes ouvrières mondiales et à criminaliser l’humanité excédentaire à une époque où les inégalités mondiales et les privations de masse n’ont jamais été aussi aiguës, où les rangs de la main-d’œuvre excédentaire grossissent de manière exponentielle et où la rébellion populaire éclate partout. Les groupes dirigeants se tournent vers l’autoritarisme, la dictature, voire le fascisme, à mesure que les mécanismes consensuels de domination s’effondrent. Si les États se livrent une concurrence féroce pour repousser les frontières de l’accumulation mondiale, tous les capitalistes de la planète ont besoin d’un État policier mondial pour contrôler et discipliner les classes ouvrières et populaires. Chaque État capitaliste est au service de ce mandat.
Mais l’État policier mondial fait également référence à l’accumulation militarisée et à l’accumulation par la répression. L’objectif politique de contrôle et de domination va de pair avec l’objectif économique d’accumulation. Le problème du capital excédentaire est endémique au capitalisme, mais au cours des deux dernières décennies, il a atteint des niveaux extraordinaires. La classe capitaliste transnationale a cherché désespérément des débouchés pour écouler ses excédents accumulés. Historiquement, les guerres ont fourni un stimulus économique essentiel et ont servi de débouchés pour le capital excédentaire accumulé, mais l’État policier mondial a quelque chose de qualitativement nouveau. Comme je l’ai montré dans mon livre de 2020, The Global Police State, l’économie mondiale est devenue profondément dépendante du développement et du déploiement de systèmes de guerre, de contrôle social et de répression comme moyen de réaliser des profits et d’accumuler du capital face à la stagnation chronique et à la saturation des marchés mondiaux.
Au cours des dernières décennies, les États ont connu une fusion sans précédent de l’accumulation privée et de la militarisation de l’État. Les soi-disant guerres contre la drogue et le terrorisme, le contrôle de masse des populations immigrées et réfugiées, l’incarcération de masse, les murs aux frontières etc. sont des entreprises extrêmement rentables confiées à des sociétés. Toute une série de groupes capitalistes ont développé un intérêt à générer et à entretenir des conflits sociaux et à étendre les systèmes de guerre, de répression, de surveillance et de contrôle. Les guerres de basse et de haute intensité, les conflits larvés, les troubles civils, le maintien de l’ordre etc. ont contribué à maintenir l’économie mondiale à flot. Pour ce faire, il faut inventer une menace après l’autre, de la « drogue » au « terrorisme » et, plus récemment, à la nouvelle guerre froide initiée par les États-Unis. Alors que l’ordre international de l’après-Seconde Guerre mondiale s’effondre, la donne change. L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la réaction des États-Unis et de l’OTAN ont ouvert la voie à une militarisation plus poussée de l’économie et de la société mondiales. Elle a légitimé l’expansion des budgets militaires et de sécurité, ainsi que la surveillance et la répression dans le monde entier, et pas seulement en Amérique du Nord et dans les pays de l’OTAN.
Après la chute de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide, la politique mondiale semblait dominée par des guerres visant à renforcer le rôle de l’impérialisme étatsunien en tant que seule hégémonie mondiale. Toutefois, ces dernières années, un changement semble s’opérer avec le déclin des États-Unis et la montée en puissance simultanée de la Chine. D’une manière générale, comment comprendriez-vous la dynamique actuelle du capitalisme mondial ?
Les ordres politique et économique mondiaux sont gravement désynchronisés. Nous avons une économie intégrée au niveau mondial qui fonctionne dans le cadre d’un ordre international d’après-guerre – un ordre anachronique et totalement incapable de stabiliser le système. L’architecture politique et économique de l’ordre international d’après-guerre s’effondrait déjà avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Cette invasion ainsi que la réponse politique, militaire et économique radicale de l’Occident, ne furent que le coup de grâce4. Les États-Unis ne sont plus le marché de dernier recours et ne peuvent plus continuer à servir de fournisseur de liquidités de dernier recours. Le contrôle politique accordé à l’État américain par une économie mondiale libellée en dollars est en contradiction avec la multipolarité politique croissante et avec le commerce mondial et l’intégration économique. L’utilisation de monnaies alternatives est un signe des transformations en cours. Cependant, alors que l’hégémonie américaine s’effrite, aucun nouvel État-nation ne peut, du moins à l’heure actuelle, fournir l’autorité ou la structure nécessaire pour stabiliser l’économie mondiale désormais inextricablement intégrée.
Entre-temps, nous devons reconnaître la raison pour laquelle les capitalistes basés en Chine et dans d’autres nations, qui exportent aujourd’hui leurs capitaux dans le monde entier, peuvent investir en Amérique latine, en Afrique et ailleurs sans devoir recourir à la force militaire ou organiser des coups d’État. C’est parce que cinq siècles de colonialisme et d’impérialisme ont déjà ouvert le monde au capital transnational. Jusqu’à récemment, la machine impérialiste étatsunienne l’a maintenu ouvert. Pour prendre un exemple : le Vietnam a été bombardé par les États-Unis pour le ramener à l’âge de pierre. Il a été complètement détruit par les impérialistes français et américains, puis soumis à des sanctions dévastatrices. Le pays n’a alors eu d’autre choix que de s’ouvrir au capital transnational et de s’intégrer dans les nouveaux circuits de l’accumulation mondiale. Ainsi, les capitalistes chinois, occidentaux, indiens, saoudiens, mexicains et brésiliens, tout comme les capitalistes vietnamiens, peuvent commercer et investir au Vietnam et exploiter la main-d’œuvre vietnamienne. Le noyau occidental traditionnel a déjà fait le sale boulot. Cette analyse est peut-être très difficile à avaler pour certains à gauche, mais elle n’en est pas moins vraie.
Le conflit croissant entre les États-Unis et la Chine semble indiquer la fin de la mondialisation et un tournant vers le protectionnisme et les blocs commerciaux rivaux. Comment peut-on mieux comprendre cette rivalité croissante ? À la lumière de cela, comment voyez-vous le concept de multipolarité promu par certains à gauche ?
Si, par mondialisation, nous entendons la montée d’un capital véritablement transnational et l’intégration de chaque pays dans un système mondialisé de production, de finance et de services, nous n’assistons certainement pas à la fin de la mondialisation capitaliste. Nous assistons plutôt à son intensification, ainsi qu’à sa reconfiguration géopolitique. En effet, le commerce des biens intermédiaires constitue plus de la moitié du commerce mondial et, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, le commerce mondial a atteint un niveau record en 2021. Aucune économie nationale ou régionale ne peut survivre sans s’intégrer dans l’économie mondiale. Comme je l’ai déjà dit, les bourgeoisies nationales des grands pays, et même de nombreux petits pays de l’ancien tiers-monde, se sont engagées dans un processus de transnationalisation rapide. On assiste à une nouvelle vague massive d’exportations de capitaux hors de pays tels que la Chine, l’Arabie saoudite, la Turquie et d’autres.
Même si elle le voulait, pour continuer à accumuler du capital et du pouvoir à l’échelle mondiale la classe capitaliste transnationale est trop dépendante d’une économie mondiale ouverte et intégrée pour se replier dans les limites des économies nationales. Les gestionnaires d’entreprise de l’économie mondiale sont empêtrés dans des restructurations géographiques en fonction de la manière dont les vents politiques façonnent les opportunités et les contraintes de l’accumulation dans le monde. Les capitalistes transnationaux (y compris les capitalistes transnationaux chinois) délocalisent de la Chine vers le Vietnam, par exemple, en raison des contraintes imposées par l’État chinois à leur liberté, de la pression exercée par l’État étatsunien ou, le plus souvent, simplement pour bénéficier d’une main-d’œuvre moins chère. Certains capitalistes transnationaux basés en Chine investissent également dans ce que l’on appelle la renaissance industrielle aux États-Unis, directement ou indirectement, en investissant au Mexique pour contourner les barrières tarifaires et les restrictions politiques.
Nous devons donc nous concentrer sur la contradiction entre une économie mondialement intégrée et un système de domination politique et de reproduction capitaliste basé sur les États-nations. Cette contradiction devient de plus en plus aiguë. Elle contribue à l’escalade des tensions internationales et plonge les États du monde entier dans une spirale de crises de légitimité. Le capital transnational n’a qu’un seul objectif : l’accumulation sans fin. Mais les États doivent faire face aux retombées de la crise du capitalisme mondial. Ils doivent atteindre la légitimité et reproduire la formation sociale nationale des pays qu’ils gouvernent, empêcher l’ordre intérieur de se fracturer, soutenir la croissance, maintenir la stabilité et le contrôle social, et rivaliser avec d’autres États pour attirer les capitaux transnationaux mobiles. Les États doivent maintenir des balances commerciales positives, alors que les capitaux transnationaux ne s’en soucient pas tant qu’ils sont en mesure de commercer et d’investir librement. Contrairement aux capitalistes mondiaux, les élites étatiques et politiques reproduisent leur statut au sein de l’État-nation et dans ses relations avec les autres États et le système international. Dans les États nationaux les plus puissants, ces élites cherchent à s’agrandir. D’un point de vue théorique, les États et les élites étatiques, pour se reproduire, doivent reproduire le capital. Bien que les États subissent la pression du capital pour servir son impératif d’accumulation, ils subissent également la pression des classes ouvrières et populaires, en particulier lorsque la lutte des classes et les conflits politiques s’exacerbent, comme nous le voyons actuellement.
Tous les États nationaux n’ont pas les mêmes capacités à jongler avec ces contradictions déstabilisantes tout en reproduisant le capital. Les plus forts tentent de sublimer et d’externaliser les tensions sociales et politiques vers d’autres pays et régions. L’État chinois, soucieux de contenir la montée du mécontentement, a récemment annoncé que son objectif était de réduire les inégalités. Mais l’État chinois doit également reproduire le capital à l’intérieur de la Chine. Les mandats contradictoires des États peuvent les mettre en conflit les uns avec les autres et avec le capital transnational. À mesure que la crise capitaliste mondiale s’intensifie, elle pousse les États à se tourner vers le nationalisme, le populisme et le protectionnisme, qu’il s’agisse du protectionnisme étatsunien ou des mesures répressives de l’État chinois à l’encontre des milliardaires de la technologie.
En outre, il existe des fractions capitalistes locales, nationales et régionales qui n’ont pas la même capacité que les capitalistes transnationaux et qui se disputent les politiques locales et le contrôle régional. Cependant, la tentation est ici de faire une distinction inappropriée entre « capital national » et « capital impérialiste », ce qui est une confusion analytique et idéologique totale. Le capital n’a qu’une seule intention, celle d’exploiter le travail pour s’accumuler. Certains capitaux sont capables de le faire à travers de multiples frontières et dans le système mondial au sens large. D’autres sont plus limités dans leur champ d’action, mais ils entrent dans les circuits mondiaux par le biais du système financier et d’autres mécanismes d’intégration. La question de savoir si des fractions plus locales et nationales du capital sont en mesure d’influencer les États dans leur intérêt ou dans leur concurrence avec le capital transnational relève d’une étude empirique.
L’impulsion vers le nationalisme, le populisme et le protectionnisme provient d’États confrontés aux conditions déstabilisantes de la mondialisation capitaliste et de la crise, mais rien ne prouve que la classe capitaliste transnationale (CCT) soutienne ce protectionnisme. Les principaux conglomérats capitalistes basés aux États-Unis et en Chine ont connu, au cours des dernières décennies, un processus continu de pénétration et d’intégration croisée qui s’est en fait approfondi même dans le contexte de la nouvelle guerre froide. Les États des États-Unis et de la Chine ont pris des mesures pour compromettre cette intégration, contre la volonté de la CCT. Il n’est pas surprenant que la Chambre de commerce des États-Unis se soit opposée aux droits de douane et autres restrictions à la libre circulation des capitaux transnationaux. La CCT veut avoir accès au monde entier sans ingérence de l’État.
Le protectionnisme est une politique des États visant à attirer les investissements transnationaux et à apaiser les troubles politiques intérieurs. Les capitalistes transnationaux investissent là où ils trouvent les meilleures conditions pour faire des profits. Les subventions publiques se multiplient dans le monde entier pour attirer les capitaux transnationaux à la recherche d’opportunités d’investissement. Les gouvernements de Trump et de Biden ont tous deux cherché à attirer les investisseurs transnationaux par des subventions, des crédits d’impôt et des droits de douane. Cela a déclenché des guerres de subventions et de protectionnisme avec l’UE et la Chine. Biden a limité les investissements dans les entités chinoises actives dans les semi-conducteurs, la microélectronique et les systèmes d’intelligence artificielle. Mais les géants transnationaux de la technologie ne soutiennent pas ces politiques. Elon Musk, Tim Cook et Bill Gates font partie de la flopée de dirigeants d’entreprise très en vue qui se sont rendus en Chine ces derniers mois pour discuter de leur présence accrue dans ce pays.
Nous évoluons vers une politique mondiale multipolaire ou polycentrique au sein d’une économie mondiale intégrée unique avec plusieurs centres d’accumulation transnationale intense. Il s’agit notamment du bloc de libre-échange nord-américain, de l’Union européenne et d’une région économique asiatique sino-centrée. Comme je l’ai noté dans un essai de l’été 20235, le pluralisme capitaliste mondial émergent peut offrir une plus grande marge de manœuvre aux luttes populaires dans le monde entier. Cependant, un monde politiquement multipolaire ne signifie pas que les pôles émergents du capitalisme mondial sont moins exploitants ou oppressifs que les centres établis. Naturellement, je simplifie les choses. Il existe de nombreux niveaux de médiation et de considérations politiques au-delà de ces grandes généralisations.
Voyez-vous des possibilités de jeter des ponts entre les luttes anti-impérialistes au niveau international ? À quoi devrait ressembler un internationalisme du XXIe siècle qui soit à la fois anti-impérialiste et antifasciste ?
Nous sommes confrontés à un empire du capital mondial. Je ne pense pas que les luttes anti-impérialistes puissent être séparées des luttes anticapitalistes. Pour parler en termes généraux, l’État des États-Unis en tant qu’institution reste la plus grande menace pour les peuples du monde. Et je ne vois pas pourquoi un socialiste penserait que pour s’opposer à l’interventionnisme étatsunien, il faut fermer les yeux sur l’exploitation et l’oppression capitaliste dans d’autres pays du monde, ou ne pas soutenir ceux qui résistent à cette exploitation et à cette oppression. Pourquoi la gauche devrait-elle soutenir l’un ou l’autre pays ou bloc capitaliste au lieu d’un internationalisme prolétarien revitalisé basé sur le soutien aux luttes de la classe ouvrière et populaire dans chaque pays et bloc ?
Le nationalisme vise à masquer les intérêts de classe transnationaux et alimente la concurrence entre les classes ouvrières de différents pays. Comme Rosa Luxemburg l’a noté6 il y a longtemps, il s’agit d’un instrument servant à trahir la classe ouvrière, d’un outil de politique de classe contre-révolutionnaire. L’hyper-nationalisme progresse dans le monde entier – aux États-Unis, en Chine, en Russie, en Inde et en Turquie, par exemple. Il s’accompagne souvent d’une composante ethnique, précisément à un moment où le capitalisme mondial est confronté à une grave crise et où le mécontentement des masses s’accroît. Les socialistes doivent combattre ce nationalisme. Le fascisme est toujours fondé sur un nationalisme militariste et chauvin et constitue une réponse aux crises capitalistes. Nous nous trouvons dans une situation tragique dans le monde entier, où un dégoût populaire pour le statu quo capitaliste mondial et une rébellion de masse d’en bas éclatent partout alors que la gauche socialiste organisée est faible ou inexistante dans de nombreux pays. L’absence d’un message et d’un projet socialistes clairs permet aux populistes autoritaires, aux fascistes et aux bellicistes de manipuler les griefs légitimes des secteurs populaires confrontés au désespoir.
Nous sommes à un moment historique urgent. Le capitalisme mondial traverse une crise structurelle de suraccumulation, une crise politique de légitimité des États, d’hégémonie capitaliste et de conflits internationaux, ainsi qu’une crise environnementale de l’écosystème planétaire. Notre survie ne tient qu’à un fil. Le plus grand danger immédiat auquel nous sommes confrontés, outre l’effondrement de la biosphère, est le fascisme et la troisième guerre mondiale. L’effondrement des ordres hégémoniques au cours des époques précédentes du capitalisme mondial a été marqué par l’instabilité politique, par d’intenses luttes sociales et de classes, par des guerres et des ruptures dans le système international établi. Cette fois-ci, cependant, les enjeux sont plus importants.
Le 19 octobre 2023
- 1Cet entretien a d’abord été publié par Links le 19 octobre 2023. (Traduit de l’anglais par JM).
- 2La Commission trilatérale est un organe privé de concertation et d’orientation de la politique internationale des pays de la triade (États-Unis, Europe, Japon). Voir « Pouvoirs opaques de la Trilatérale », Olivier Boiral, le Monde diplomatique, novembre 2003.
- 3Voir : W.I. Robinson, « Debate on the New Global Capitalism : Transnational Capitalist Class, Transnational State Apparatuses, and Global Crisis », International Critical Thought, Volume 7, n°2 (2017), pp. 71-189.
- 4En français dans l’original anglais.
- 5“The Unbearable Manicheanism of the ‘Anti-Imperialist’ Left” (« L’insupportable manichéisme de la gauche “anti-impérialiste” »), The Philosophical Salon, 7 août 2023.
- 6Rosa Luxemburg, La question nationale et l’autonomie (1909), Le Temps des Cerises, Paris 2001.