Destruction du barrage hydroélectrique : un impact sans précédent sur l’environnement

par Alena Dergacheva
Image satellite du barrage de Nova Kakhovka après destruction, 7 juin 2023. Maxar Technologies / AP

Les conséquences de la destruction de la centrale hydroélectrique de Nova Kakhovka ne pourront être évaluées qu’après la décrue complète des eaux. Il est particulièrement difficile d’analyser les dommages causés à la nature par cette catastrophe, dont l’ampleur est sans précédent et pour laquelle les spécialistes ne disposent d’aucun élément de comparaison. Pour les écologistes, il ne fait aucun doute que cette catastrophe entraînera des changements irréversibles dans les écosystèmes des régions du sud de l’Ukraine et de la mer Noire. L’accès à l’eau potable est déjà difficile dans les zones sinistrées, les infections risquent de se propager, de nombreux animaux sont morts et les champs risquent de devenir inutilisables pour l’agriculture.


Les dommages à la nature, en bref


 


• Les boues polluées par les installations industrielles du réservoir de Nova Kakhovka et le combustible de la centrale hydroélectrique ont pénétré dans la mer Noire.
• Des ordures, des vestiges de villages de la région de Kherson, des cadavres d’animaux ainsi que des mines se sont échoués sur le littoral d’Odessa.
• L’assèchement du réservoir a été suivi d’une hécatombe de poissons, d’autres animaux qui y vivaient ont également péri.
• Des biotopes d’animaux et d’oiseaux rares, tel le Spalax des sables (Spalax arenarius), ont été inondés et 58 zones de protection de la nature sont menacées.
• Les charniers, les fosses d’aisance et les égouts ont été dévastés, ce qui peut favoriser la propagation d’infections, dont le choléra.
• Les entrepôts de déchets toxiques et d’engrais ainsi que les champs traités aux pesticides ont été inondés, ce qui entraînera une contamination du sol et de l’eau.
• Sans l’irrigation assurée par le barrage, les champs agricoles du sud « pourraient se transformer en désert ».
 


 



Le barrage de la centrale hydroélectrique de Nova Kakhovka, sous contrôle russe depuis les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine, a été détruit dans la nuit du 6 juin 2023. Cela a entraîné un déversement incontrôlé d’eau du lac sur le fleuve Dniepr qui a inondé des dizaines de villages et de villes, dont Kherson. Selon le service d’urgence de l’Ukraine, au 16 juin, 17 localités étaient toujours inondées sur la rive droite du Dniepr et le même nombre sur la rive gauche occupée et, le 20 juin, trois localités situées sur la rive droite du Dniepr et 17 localités situées sur la rive gauche occupée étaient toujours inondées. L’administration russe de la région de Kherson a fait état de 41 morts sur la rive gauche. Sur la rive droite, contrôlée par l’Ukraine, selon les derniers chiffres fournis par les autorités, 21 personnes sont mortes, dont cinq lors d’évacuations bombardées par l’armée russe. 
Deux semaines plus tard, l’eau s’est largement écoulée et les scientifiques ont commencé à étudier les conséquences sur la situation écologique du sud de l’Ukraine. Toutes les données sur les dommages causés à la nature sont aujourd’hui basées sur des hypothèses, les hostilités ne permettant pas aux spécialistes de collecter des informations sur le terrain ; on ne peut donc, pour le moment, se fier qu’à l’imagerie satellite, a déclaré l’écologiste Eugene Simonov à Mediazone. Mais d’ores et déjà, il est clair pour les scientifiques que les dégâts sont sans précédent.

 

Boues toxiques, animaux, mines, carburant et débris rejetés dans la mer Noire


Le groupe ukrainien de conservation de la nature (UNCG) a utilisé des données satellitaires pour étudier les zones inondées dans le sud de l’Ukraine du 6 au 10 juin. L’eau a inondé 554,6 km2 dans la région de Kherson et 57,8 km2 dans la région de Mykolaïv. Les images montrent clairement que l’eau polluée est emportée dans la mer Noire. Le panache de limon soulevé du fond du lac de retenue de Kakhovka, les vestiges d’habitations emportées par les eaux et les couches de terre ont été entraînés par les courants en direction de la Roumanie, de la Bulgarie et de la Turquie.
En conséquence, le 10 juin, la zone d’envasement de la mer Noire au large des côtes d’Odessa avait presque triplé et la pollution se propageait à très grande vitesse, explique Aleksiy Vassiliuk, un écologiste travaillant avec l’UNCG.
Depuis des décennies, des métaux lourds, des produits pétroliers et des radionucléides se sont accumulés au fond du lac du barrage construit en 1955-1958, déversés par des entreprises de Zaporijjia, de Dnipro et de Kamianske. L’eau polluée qui s’y trouvait a suscité des interrogations chez les écologistes bien avant le début de la guerre.
« Ce limon reposait là depuis des décennies, sans avoir été touché par quoi que ce soit. Dès le 6 juin, les images satellite ont montré un panache – le lit de la rivière apparaissait sous la forme d’une bande rouge foncé. Au fil des jours, l’eau est devenue de plus en plus boueuse. Une pollution d’une telle ampleur n’a jamais été observée auparavant : des déchets accumulés pendant 70 ans se sont retrouvés dans la mer en une semaine, ce qui n’était jamais arrivé. Et il est impossible d’obtenir aujourd’hui le chiffre définitif de la quantité, de la nature et de l’endroit où ces déchets se sont répandus. C’est pourquoi l’essentiel est de comprendre le problème, et non de le quantifier », explique Vassiliuk.
Avec la chaleur estivale, cette quantité de déchets et de substances nocives peut provoquer une prolifération d’algues vertes, qui entraîneront à leur tour la mort massive de poissons et de mammifères marins et rendent l’eau impropre à la baignade.
Des mines et d’autres munitions provenant des lignes de défense de l’armée russe sur la rive gauche du Dniepr ont été emportées dans la mer – par exemple une mine fluviale ancrée a été trouvée sur une plage d’Odessa. Selon le porte-parole du service ukrainien des gardes-frontières, Andriy Demchenko, des « explosions incontrôlables » se sont produites dans l’eau, car « les objets explosifs se déclenchent lorsqu’ils entrent en collision avec d’autres objets ». Les munitions peuvent se heurter à des mines marines, qui « jonchent les eaux territoriales de l’Ukraine ». Les animaux marins, par exemple les dauphins, subissent des blessures acoustiques à cause des explosions. En raison du risque d’explosion, les autorités recommandent vivement aux habitants des zones côtières de ne pas se baigner dans la mer.
Les habitants de la région ont trouvé sur le rivage des charpentes de maisons d’habitation, des meubles et des appareils ménagers : canapés, armoires, lits, réfrigérateurs, téléviseurs, portes, matelas, bouteilles de gaz, ainsi que de la vaisselle et des vêtements. « La mer se transforme en décharge et en cimetière pour animaux », a constaté le service ukrainien des gardes-frontières. Des vidéos de témoins oculaires montrent que l’eau de mer près de la côte est boueuse, couverte de déchets et d’écume sale. À Odessa, elle a pris une teinte verdâtre et une odeur désagréable.
L’une des vidéos montre deux carcasses de rennes échouées sur des rochers. Les écologistes de l’UNCG soulignent que non seulement des animaux morts, mais aussi des animaux vivants, y compris sauvages, des chevreuils entre autres, ont été emportés dans la mer. Sur la côte d’Odessa, un chien transporté par le courant sur une planche de débris et une biche ont été trouvés – les deux ont réussi à survivre. Les habitants racontent aussi comment ils sortent de l’eau des oisillons.
L’inspection écologique d’État du district du sud-ouest de l’Ukraine a constaté une désalinisation de l’eau de mer dans la région d’Odessa. Par exemple, dans le village de Nova Dofinivka, la salinité de l’eau est 2,7 fois inférieure à la norme et sur la plage de Langeron elle est 2,9 fois inférieure. La désalinisation temporaire est un phénomène normal dans les endroits où de grandes rivières se jettent dans la mer, explique l’écologiste Eugene Simonov, qui collabore avec le Ukraine War Environmental Consequences Group (qui comprend des experts internationaux qui recueillent des informations sur l’impact de la guerre sur l’environnement). D’importants flux d’eau douce peuvent effectivement rendre certaines zones de la mer Noire moins salées, mais comme elles sont alimentées par l’estuaire commun du Dniepr et du Boug méridional depuis des milliers d’années, il n’y aura probablement pas de conséquences à long terme.
Les spécialistes sont beaucoup plus préoccupés par les boues, les poisons et les agents pathogènes qui pénètrent dans la mer.
Des centaines de tonnes de carburant et de lubrifiants, toxiques pour les animaux et les humains, ont été stockées dans la centrale hydroélectrique de Nova Kakhovka. Ils se sont d’abord écoulés dans le Dniepr, puis dans la mer Noire. « Il y avait plus de 450 tonnes de produits pétroliers dans les unités et les transformateurs de la centrale électrique » a déclaré Ukrhydroenergo. « Aujourd’hui, nous savons que plus de 150 tonnes se sont définitivement déversées dans le fleuve. Quant au reste, nous ne pourrons le comprendre que lorsque nous saurons si les transformateurs et les turbines ont été détruits. C’est là que se trouvent les lubrifiants ». « Un seul litre de produits pétroliers suffirait à polluer un million de litres d’eau, et 150 tonnes auraient de multiples répercussions sur les ressources en eau de l’Ukraine », a déclaré à CNN Eugenia Zasyadko, responsable du climat chez Ecoaction, une organisation basée à Kiev.
« La quantité inhabituellement élevée de polluants qui pénètrent dans la mer affectera tous les groupes d’organismes vivants, du plancton aux cétacés », a averti l’UNCG. Des crevettes et des poissons morts ont déjà été retrouvés sur le rivage dans la région d’Odessa, mais les causes exactes de leur mort n’ont pas encore été établies.
Dans la région de Kherson, des charniers de bétail, des entrepôts de déchets toxiques et d’engrais, des champs traités aux pesticides, des fermes, des fosses septiques, des égouts et des stations-services ont été inondés. Le service ukrainien de la BBC signale qu’une décharge près de Hola Prystan a été submergée.
« Malheureusement, nous ne pouvons pas nous fier uniquement aux messages publiés sur les réseaux sociaux concernant les décharges. Nous ne voulons pas spéculer sur la question. Une quinzaine d’agglomérations ont été transformées en débris qui se sont retrouvés dans la mer – c’est beaucoup plus que n’importe quelle décharge », note l’écologiste Vassiliuk. En même temps, à en juger par les reportages d’avant-guerre, les décharges à ciel ouvert de la région de Kherson posaient un certain nombre de problèmes.
Il est extrêmement difficile de suivre la situation sur la rive gauche occupée par les Russes. Les autorités nommées par la Russie ont bloqué l’accès aux villes, y compris Olechky et Hola Pristan (elles se trouvent dans une plaine inondable et la situation y est particulièrement difficile), les volontaires n’ont pas été autorisés à passer les points de contrôle et les bateaux ont été retirés à la population locale. Poutine n’a ordonné la création d’une commission gouvernementale chargée de traiter les conséquences des inondations qu’au quatrième jour de la catastrophe et, le 13 juin, il a dit que les conséquences environnementales de la destruction du barrage de Kakhovka « pouvaient être résolues ».
Les informations sur les effets de la catastrophe proviennent essentiellement de bénévoles et de parents des victimes. « Aujourd’hui, le coût des médicaments est faramineux, car les gens ont été évacués des toits, mais il faut les nourrir, leur donner à boire, les désinfecter. Les habitants avaient des étables et des porcheries… Les militaires avaient installé des champs de mines et maintenant ces mines flottent, de même que des cadavres de vaches, de chiens… », racontent des volontaires dans une conversation avec Mediazone à propos des inondations à Olechky.

 

« Les organismes vivants du réservoir de Kakhovka sont déjà morts »


Dans un rapport rédigé par des écologistes de l’UNCG les conséquences de la destruction du barrage de la centrale hydroélectrique pour la faune et la flore sont divisées en deux catégories : les dommages causés par la disparition du lac de retenue et ceux résultant de l’inondation en aval du fleuve Dniepr.
Le lac artificiel de Kakhovka, situé dans les régions de Zaporijjia, Dnipropetrovsk et Kherson, était le deuxième plus grand en termes de superficie et le plus grand en termes de volume d’eau en Ukraine. Le ministère des ressources naturelles a déclaré que 62 % de l’eau du réservoir s’était écoulée au 10 juin. Un ancien cimetière et des débris d’un missile S-300 tombé il y a quelques mois ont déjà été découverts dans les zones peu profondes.
Les analystes OSINT (1) du compte Twitter WarMapper ont publié des images du satellite Sentinel-2 du 20 juin montrant que le réservoir de Kakhovka s’est presque complètement asséché en quinze jours. « Il ne reste plus que le fleuve Dniepr lui-même, plusieurs affluents et plusieurs petits lacs dans cette zone », souligne la publication.
Les images montrent que l’île Tavan, inondée dans les années 1930 lors de la construction de la cascade hydroélectrique du Dniepr, est réapparue.
Le réservoir abritait au moins 43 espèces de poissons. Vingt d’entre elles étaient commercialement importantes, avec des prises annuelles pouvant atteindre 2 600 tonnes. Selon l’UNCG, il faudra jusqu’à dix ans pour reconstituer les stocks de poissons, car leur habitat et toutes les frayères ont été détruits. L’administration régionale a déclaré qu’une épidémie s’était déclarée en raison de la baisse rapide du niveau de l’eau. Les autorités ont averti qu’il était dangereux de manger des poissons morts en raison du risque de botulisme. Elles ont exhorté les habitants à ne boire que de l’eau en bouteille, car le Dniepr contient des substances toxiques et des agents infectieux provenant des cimetières et des abattoirs emportés par les courants d’eau.
« Le frai a lieu à la fin du printemps et au début de l’été, période pendant laquelle des interdictions spéciales sont imposées – un régime de “silence” sur les plans d’eau, où, entre autres, la pêche et la circulation des bateaux à moteur sont interdites. (…) Mais en raison du drainage rapide du réservoir de Kakhovka, presque tous les jeunes poissons sont condamnés à mourir », indique le rapport de l’UNCG. « Au vu des données sur la mortalité des poissons, nous pouvons conclure que la grande majorité des organismes vivants du réservoir de Kakhovka sont déjà morts », poursuivent les écologistes. Il s’agit de crustacés, d’invertébrés et d’insectes – une source de nourriture pour les poissons, les oiseaux et les amphibiens. De plus, une partie des poissons d’eau douce du lac ont pu dériver vers la mer.

 

Destruction de sites de nidification et d’espèces rares


La montée rapide des eaux n’a laissé aucune chance de survie à la plupart des animaux terrestres : mammifères, reptiles et insectes. « On peut dire que l’ampleur de cette catastrophe n’est comparable à aucun événement antérieur en Ukraine. Au cours des 90 dernières années, la plaine inondable du Dniepr a été régulée par six barrages et habitée par des espèces qui ne disposent d’aucun mécanisme efficace pour échapper aux inondations », explique l’UNCG.
Selon l’écologiste Vladislav Balinsky, la rupture du barrage a entraîné dans la mer « des centaines d’îlots, des zones uniques de ripisylve [forêt riveraine], des prairies inondables et des zones de steppe sur les pentes inférieures, avec tous leurs habitants ».
Selon l’UNCG, jusqu’à 70 % de la population de souris du bouleau de Nordmann (Sycista loriger), espèce menacée, ainsi que les populations de rat-taupe d’Ukraine (Spalax arenarius) sur liste rouge – endémiques du sud de l’Ukraine – et de gerboises à trois doigts (Stylodipus telum) pourraient avoir été réduites de moitié par les inondations.
L’assèchement du réservoir et les inondations ont affecté des dizaines de milliers d’oiseaux – dont des hérons, des ibis brillants, des sternes, des foulques, des poules d’eau et des cygnes tuberculés – pendant la période de nidification, alors que leurs poussins ont déjà éclos. La reconstitution des populations d’oiseaux de proie morts, tels que les busards des roseaux, peut prendre jusqu’à dix ans.
Les inondations ont touché des fourmis et des reptiles rares – la vipère des steppes (Vipera renardi), inscrite sur la liste rouge, et le grand serpent à queue fouet de la Caspienne (Dolichophis caspius). Le lézard des souches (Lacerta agilis) et le lézard dit coureur des steppes (Eremias arguta) pourraient également avoir été touchés. Les polluants qui pénètrent dans la rivière auront également des effets négatifs sur les amphibiens, qui sont sensibles à la qualité de l’eau.
En raison de l’assèchement du réservoir de Kakhovka, les plantes aquatiques et inondables indigènes risquent de disparaître et la zone asséchée sera vulnérable aux espèces envahissantes.
Parmi les conséquences non évidentes de la destruction de la centrale hydroélectrique de Kakhovka, les écologistes évoquent l’élévation du niveau des eaux souterraines dans le parc national des sables d’Olechkiv, sur la rive gauche du Dniepr : « L’eau imbibe déjà les racines des arbres et détruit les animaux dans leurs tanières ». Le sort du bouleau endémique du Dniepr est également alarmant ; les orchidées sauvages figurant dans le Livre rouge (2) de l’Ukraine sont également menacées d’extinction, selon les scientifiques. En raison des inondations et de la montée des eaux souterraines, 47 zones protégées situées sur les deux rives du Dniepr pourraient être partiellement ou totalement touchées, notamment les parcs nationaux de la Côte Blanche de Sviatoslav et du delta du Dniepr, la Réserve de biosphère de la mer Noire ainsi que les sites protégés du Réseau émeraude. L’UNCG estime que le drainage du réservoir de Kakhovka affectera au moins 11 zones protégées, dont les parcs nationaux du Sitch de Kamianska et celui de Velykyï Louh.

 

Puits contaminés, risque de choléra…


Par temps chaud, les cadavres d’animaux domestiques et d’élevage contamineront l’eau, le sol, pollueront l’air ce qui peut entraîner la propagation de maladies infectieuses, écrivent les représentants du Mouvement civique pour l’environnement d’Ukraine.
Des bovins atteints de la maladie du charbon ont été enterrés entre les villages de Dnipriany et Korsunka, sur la rive gauche du Dniepr, au cours des années 1950-1970. Ces charniers ont été maintenant engloutis par les eaux. « Cette zone était incontestablement contaminée. Auparavant, il y avait une surveillance constante et on y prélevait des échantillons de sol, mais pas trop profondément. Maintenant l’eau peut tout épandre. Les spores d’anthrax peuvent ainsi atteindre le Dniepr et la mer Noire », a déclaré l’écologiste Taisiya Kozak au service ukrainien de la BBC. Elle anime l’organisation environnementale Mama-86 à Nova Kakhovka.
« Si les spores [d’anthrax] emportées par l’eau s’écoulent lentement dans la mer, le risque est faible. S’il y a des perturbations, si cette eau est utilisée pour abreuver les animaux, le pronostic sera différent », a déclaré Viktor Liachko, ministre ukrainien de la santé, lors d’une conversation avec des journalistes.
Environ 700 000 personnes ont été privées d’accès à l’eau potable en raison de la rupture du barrage. Actuellement, 90 équipes d’observateurs prélèvent des échantillons dans les régions de Kherson et de Nikolaev et constatent déjà des anomalies : dans la rivière Inhoulets ils ont enregistré des dépassements significatifs des concentrations autorisées de substances en suspension, des valeurs élevées d’azote ammoniacal, de nitrite, de chlorure et de fer. Cela indique que des eaux usées se sont infiltrées dans le cours d’eau.
La contamination de l’eau des puits, qui doivent désormais être désinfectés, peut entraîner la propagation de l’hépatite A, de la salmonellose, de la shigellose (dysenterie bacillaire) et d’infections intestinales aiguës. Selon Ihor Kouzine, médecin chef du Service sanitaire et épidémiologique d’État d’Ukraine, il existe un risque d’épidémie de choléra en raison du mélange des eaux usées avec l’eau potable.
« Les régions du sud de l’Ukraine ont toujours été considérées comme potentiellement favorables à la propagation des infections intestinales aiguës et du choléra en raison du climat chaud et humide et du niveau élevé des nappes phréatiques. Cependant, aujourd’hui, le risque de maladie a été multiplié par des centaines de fois », souligne l’agence nationale du tourisme. M. Kouzine déclare que la situation épidémique dans les zones contrôlées par l’Ukraine est « prévisible et gérable ». Il précise que des brigades anti-épidémies et des équipes de surveillance chimique contrôlent chaque jour l’état de l’eau : « 38 points de surveillance ont été créés dans les régions d’Odessa, de Mykolaiv et de Kherson » (3).
Depuis le 19 juin, la baignade et la pêche sont interdites dans ces régions en raison de la détérioration des indicateurs des eaux fluviales et maritimes. La mer près d’Odessa a été testée positive pour l’ARN du rotavirus A et pour l’ADN de la salmonelle, tandis que les concentrations de polluants et de fer dans l’eau ont été dépassées sur la plage de Langeron.

 

« Les champs du sud de l’Ukraine pourraient se transformer en désert dès l’année prochaine ».


Une autre conséquence de la destruction du barrage de la centrale hydroélectrique est l’impossibilité de fournir de l’eau pour l’irrigation des champs dans la partie sud de la région de Kherson, où l’on cultive des céréales.
Les sédiments du fond du réservoir de Kakhovka, qui contiennent des substances dangereuses accumulées, finiront par s’assécher et les poussières fines toxiques seront emportées par le vent sur de longues distances. Comme le souligne le Mouvement civique pour l’environnement d’Ukraine, cela affectera non seulement la santé de la population, mais aussi le rendement des cultures.
Les couches fertiles du sol seront perdues en raison des inondations et l’élévation de la nappe phréatique n’augmentera pas seulement la teneur en eau de la terre, mais entraînera également sa salinisation.
« Dans les localités qui n’ont pas été inondées, le niveau de la nappe phréatique a tellement augmenté que les maisons commencent tout simplement à s’enfoncer dans le sol. Nous ne le voyons pas sur les images satellites, mais nous entendons les habitants en parler », explique l’écologiste Vassiliuk.
Le réservoir de Kakhovka permettait d’irriguer les régions de Dnipropetrovsk, Kherson et Zaporijjia. Le ministère de la politique agricole et de l’alimentation estime que « les champs du sud de l’Ukraine pourraient se transformer en désert dès l’année prochaine ». Selon le ministère, jusqu’à 10 000 hectares de terres agricoles ont été inondés sur la rive droite, tandis que sur la rive gauche, occupée par la Russie, l’ampleur des inondations pourrait être plusieurs fois supérieure, une partie du territoire risquant de rester sous l’eau.

 

Refroidissement de la centrale nucléaire de Zaporijjia


Le projet d’enquêtes Схеми (Stratagèmes) de Radio Liberty a publié des images satellite de Planet Labs, qui ont montré le 9 juin le niveau d’affaissement de l’affluent menant au bassin de refroidissement de la centrale nucléaire de Zaporijjia. Energoatom a assuré qu’il y avait encore suffisamment d’eau dans le bassin, puisque les six groupes électrogènes de la centrale ont été arrêtés – pendant « l’arrêt à froid », ils ne produisent pas d’électricité.
« Bien sûr, le niveau de l’eau dans le bassin [de refroidissement] va continuer à baisser lentement, mais il existe d’autres sources d’approvisionnement, comme les puits souterrains. Si les militaires russes ne font pas exploser quoi que ce soit ou ne provoquent pas intentionnellement une attaque contre la centrale, il n’y aura pas d’accident », a déclaré Energoatom à Схеми.
Les autorités ukrainiennes ont estimé les dommages environnementaux provoqués par la destruction de la centrale hydroélectrique de Kakhovka à 55 milliards de hryvnias [1,365 milliard d’euros] pour les seules premières étapes. Selon les estimations des écologistes ukrainiens, le nombre de réfugiés environnementaux pourrait atteindre 400 000 personnes, notamment en raison de la dévastation des terres fertiles.
« L’Ukraine a l’expérience de Tchernobyl, qui a engendré un grand nombre de réfugiés environnementaux, et maintenant nous avons un deuxième cas », constate Aleksiy Vassiliuk. « Il s’agit de personnes qui auraient pu devenir des réfugiés de guerre, mais qui n’ont pas voulu partir, et qui fuient maintenant une catastrophe environnementale. Il est inutile de donner des chiffres exacts pour l’instant, il suffit de regarder le nombre de villes et de villages inondés et leur population. Même si quelque part une maison n’a pas été inondée, toute l’infrastructure a été détruite ».
L’UNCG a conclu que l’ampleur de l’impact sur les écosystèmes du pays après la rupture du barrage est déjà « incomparablement plus importante que les dommages environnementaux causés à l’Ukraine pendant toute la période de l’invasion russe à grande échelle ».
 

Cet article a été d’abord publié le 21 juin 2023 par le journal indépendant russe Mediazona : https://zona.media/article/2023/06/21/eco
(Traduit du russe par JM).

1. D’une manière générale, l’OSINT (open source intelligence, renseignement de sources ouvertes) désigne « un ensemble hétéroclite de pratiques d’investigation et d’analyse visant à dévoiler une information préalablement dissimulée en récoltant, croisant ou analysant des données numériques disponibles en source ouverte ».
2. Cf. : https://www.courrierinternational.com/article/2009/09/16/un-livre-rouge…
3. Ce qui n’est pas le cas dans la zone occupée par la Russie. L’armée russe a tiré sur les volontaires tentant de venir en aide à la population et des informations circulent sur les maladies frappant la population et des soldats russes (ndlr.)