Depuis le 15 avril, des combats ont éclaté au Soudan entre l’armée et les Forces de soutien rapide dans une lutte sanglante pour le contrôle du pouvoir. Les citoyens soudanais paient le prix de ces combats entre des généraux qui avaient auparavant coopéré étroitement pour achever la révolution. Jusqu’à présent des centaines de civils ont été tués, et des milliers blessés, dans des batailles dans lesquelles ils n’avaient aucune part. En plus de la destruction et des dommages subis par les services d’eau et d’électricité, des dizaines d’hôpitaux ont cessé de fonctionner dans les sites de combat à Khartoum, beaucoup d’entre eux en raison de bombardements directs. Des rapports font état d’une grande vague de déplacements de la capitale vers d’autres régions et hors du Soudan.
L’histoire de ce pays peut faire penser à une longue et tragique série de coups d’État et de conflits militaires. Le Soudan a connu son premier régime militaire en 1958, deux ans seulement après l’indépendance du colonialisme britannique, lorsque le général de division Ibrahim Abboud a inauguré une dictature militaire étouffante qui a duré 6 ans. En 1969, le colonel Jaafar Nimeiry a pris le pouvoir lors d’un coup d’État sans effusion de sang, mais les campagnes de répression politique des années suivantes ont vu des centaines d’exécutions et des milliers de militants arrêtés. Ce régime a duré 16 ans. Au cours de ces années, le Soudan a été témoin d’environ 20 tentatives de coup d’État et d’assassinat contre Nimeiry au sein des forces armées (toutes vouées à l’échec). En 1989, le général de brigade Omar al-Bachir a renversé le pouvoir et établi un régime militaire/islamique qui a duré 30 ans. Tout cela s’ajoute aux conflits militaires prolongés dans le sud depuis l’indépendance jusqu’à la sécession du Soudan du Sud en 2011, en plus de la guerre sanglante menée par l’armée soudanaise et ses milices contre le Darfour.
Au cours des 67 années qui se sont écoulées depuis l’indépendance, le Soudan a vécu 56 ans sous un régime militaire. Pourtant, il y a une autre image du Soudan que beaucoup semblent oublier sous le couvert des fumées des batailles qui se déroulent aujourd’hui. Car l’histoire récente du Soudan est pleine de révolutions de masse, peut-être plus que d’autres pays de la région. La classe ouvrière, avec ses ouvriers et ses artisans, a joué un rôle décisif dans le renversement des régimes par ces révolutions, recourant à la grève générale, jusqu’à présent son arme la plus importante. La Révolution d’Octobre de 1964 a renversé le régime du général Abboud et ce fut la première révolution populaire qui a réussi à renverser un régime politique dans la région arabe et en Afrique. Au cours de cette révolution la lutte était dirigée par le « Front des corps », un large front de syndicats et d’associations professionnelles. La révolution d’avril 1985, menée par l’Assemblée syndicale, a renversé le pouvoir du boucher Nimeiry par une grève générale, qui a provoqué d’importantes fissures dans le régime avant de parvenir à la renverser.
Cependant, après chacune de ces révolutions, à peine une étape démocratique était établie, l’armée se retournait contre elle et renouvelait le bal. Après le renversement d’Abboud, dont le régime était explicitement de droite, l’étape démocratique a duré cinq ans avant que le coup d’État de Nimeiry n’établisse un régime nationaliste qui s’est transformé en un régime de droite islamique. Après le renversement de Nimeiry, l’étape démocratique n’a duré que quatre ans jusqu’au coup d’État islamiste-droitier d’Al-Bachir, soutenu par le Front national islamique. Après le renversement de ce dernier, les tentatives infructueuses de partage du pouvoir entre l’armée et les civils se sont soldées par un nouveau coup d’État en octobre 2021. Et depuis l’armée et les Forces de soutien rapide noient le pays dans un bourbier de sang.
Est-ce à dire que le destin tragique de ces révolutions était inéluctable ? Ceux qui répondent « oui » à cette question ignorent le formidable potentiel libéré par ces révolutions. Et, malheureusement, certains de ceux qui spéculent sur les échecs des révolutions afin de justifier « l’inévitabilité » de la défaite et de l’échec finissent par inventer des raisons psychologiques, génétiques ou condescendantes envers le peuple, l’accusant d’ignorance ou de paresse, etc. Cela les aveugle complètement et ne leur permet pas de comprendre les mécanismes de la révolution, les classes sociales et leurs intérêts ainsi que la situation régionale et mondiale.
Les révolutions passées du Soudan sont pleines d’expériences qui méritent d’être explorées pour l’avenir des masses de la région et du monde. Ces révolutions auraient pu aller à la victoire jusqu’à l’instauration d’une démocratie et d’une justice solides et étendues. Les drames successifs vécus par le peuple soudanais auraient pu être évités. Cet article vise à prouver deux choses principales. Premièrement, que le principal aspect de l’histoire du Soudan c’est l’histoire de la révolution de la classe ouvrière et des pauvres, l’histoire des masses d’en bas. Et deuxièmement, qu’une autre histoire était possible dans le passé, et qu’un autre avenir reste possible dans le futur. Dans un premier temps, nous commencerons par un rapide regard sur l’émergence et le développement des classes sociales modernes au Soudan.
Développement complexe au Soudan
Avant l’invasion du Soudan par le gouverneur d’Égypte Méhémet Ali en 1820 et l’établissement de la domination turco-égyptienne, divers royaumes régnaient au Soudan, dont le plus célèbre était le sultanat des Funj de Sennar (qui contrôlait le nord et dont la noblesse pillait le surplus agricole des agriculteurs et attaquait d’autres tribus pour s’approprier de l’or et des esclaves). Ensuite, la domination coloniale dépendait du pillage direct des ressources du Soudan : l’abondant bétail et les richesses agricoles, la gomme, l’ivoire, l’or, etc. Le colonialisme a également envahi le sud pour obtenir des esclaves et, par conséquent, le marché des esclaves a prospéré au Soudan, en Égypte et en Arabie. Cela s’ajoute à la collecte des impôts auprès des tribus, notamment sous Ismail Pacha, khédive d’Égypte et du Soudan, afin de rembourser les dettes de l’Égypte envers les créanciers européens et de financer les guerres égyptiennes pour contrôler les sources du Nil dans la région abyssine.
Ce colonialisme interventionniste a transformé l’économie, fondée auparavant sur le petit commerce pour la production agricole et artisanale, en la centrant sur le commerce de la production marchande liée au marché capitaliste mondial. Des villes ont été développées, telles Khartoum et Kassala, pour devenir des garnisons militaires et des centres administratifs.
Le régime colonial a dû faire face à diverses formes de résistance pendant des décennies, jusqu’à ce que Muhammad Ahmad dit « le Mahdi » (l’attendu), et ses partisans déclenchent la lutte en 1881, infligent des défaites écrasantes à l’armée égyptienne, puis aux Britanniques (qui occupèrent l’Égypte en 1882), jusqu’au triomphe de la « révolution Mahdi » en 1885. Mais le pays qui a résulté de cette révolution n’a pas duré longtemps, s’effondrant face à l’invasion de l’armée anglo-égyptienne qui a restauré le colonialisme au Soudan en 1898.
Le colonialisme anglo-égyptien a poursuivi le processus de développement capitaliste que son prédécesseur turco-égyptien avait timidement entamé, cette fois d’une manière plus moderne et plus intensive. La tendance dominante des pays coloniaux depuis la fin du XIXe siècle était d’exporter une partie de leur capital pour l’investir sur les terres des colonies et obtenir ainsi plus de profits. Avec la concentration du capital dans les pays développés au point d’aboutir au monopole, les frontières nationales n’étaient plus suffisantes pour l’expansion du capital et la réalisation de plus de profits, et il est devenu nécessaire de l’exporter à l’étranger. Le révolutionnaire russe Vladimir Lénine a accordé une attention particulière à ce processus, affirmant que « la situation monopolistique dans certains pays super-riches a conduit à l’accumulation de capital dans ces pays atteignant des proportions énormes » et en conséquence un « énorme surplus du capital » a été généré dans ces pays. Et puisqu’il n’était pas possible d’orienter ce surplus de capital pour élever le niveau de vie des masses « vivant à la limite de la famine », car cela ne générait pas de profits mais les réduisait, ces capitaux ont été « exportés vers l’étranger, les pays arriérés, où le profit est généralement élevé, parce que les capitaux locaux sont rares, les prix des terrains sont relativement bas, les salaires bas et les matières premières bon marché ».
En conséquence, dans les pays colonisés le mode de production capitaliste a été introduit par le haut, par le colonialisme, apportant avec lui des techniques et des mécanismes capitalistes modernes. Bien sûr, des modes de production précapitalistes ont continué à exister dans ces pays aux côtés du capitalisme, mais sous sa domination et intégrés au marché mondial. C’est ce qui s’est passé au Soudan. Ce parallèle entre le mode de production capitaliste moderne et les anciennes formes de production est ce que le révolutionnaire russe Léon Trotsky appelait « le développement inégal combiné » : des centres intensifs d’accumulation capitaliste se développent dans les villes alors que les marges de la société sont laissées pour compte, avec leurs anciens rapports traditionnels (au Soudan, l’expression la plus grossière de cette disproportion entre les centres et la périphérie a été la marginalisation et le pillage du Sud ainsi que l’oppression de sa population).
Ce développement complexe a façonné la formation des classes sociales modernes au Soudan d’une manière différente que dans les pays capitalistes avancés. Dans ces derniers, le capitalisme est né sur les ruines de l’ancienne société féodale dans la destruction de laquelle la classe bourgeoise a joué un rôle révolutionnaire. Quant au Soudan et à bien d’autres pays arriérés, le capitalisme est né dans le sein de l’ancien régime et en étroite association avec lui. La bourgeoisie soudanaise s’est développée à partir de groupes tels que les chefs tribaux, les chefs de sectes religieuses, les commerçants locaux et certains membres de la bureaucratie d’État. Cette bourgeoisie était faible et subordonnée au capital étranger. Stimulés par des capitaux nationaux et étrangers qui étaient désireux de maximiser leurs profits le plus rapidement possible et de surmonter leur retard, les nouveaux centres capitalistes étaient très dynamiques, avec une classe ouvrière très concentrée qui se développait au milieu d’un vaste océan de rapports de production précapitalistes anciens, dominants dans l’agriculture et l’élevage.
Cette voie de développement complexe a produit un large éventail de contradictions de classe dans la société soudanaise, et ces contradictions ont façonné la vie économique et politique de ce pays tout au long de son histoire ultérieure avant et après l’indépendance. Nous pouvons résumer comme suit les plus importantes de ces contradictions dans l’histoire du Soudan :
• Premièrement, la faiblesse de la bourgeoisie soudanaise et son asservissement au capital étranger se reflétaient dans ses tendances politiques, faisant d’elle une classe conservatrice et lâche. Elle a peur de tout changement venant des masses ainsi que de toute menace pour la stabilité et le flux des capitaux étrangers, auxquels ses intérêts et sa vie sont liés. De plus, tout au long de son histoire, cette bourgeoisie n’a pas pu exprimer ses intérêts indépendamment des sectes dominantes – par exemple, le parti Oumma (parti populaire), qui représente la secte Ansar, et le parti unioniste, qui représente la secte Khatmiyya. Cela reflète un développement inégal et complexe du champ politique qui préserve des formes anciennes, héritées d’un passé lointain, pour exprimer des intérêts contemporains.
D’autre part, malgré ses effectifs initialement réduits la classe ouvrière n’était pas entravée par des intérêts qui l’empêcheraient de poursuivre jusqu’au bout la lutte démocratique et nationale, c’est-à-dire révolutionnaire. Cette classe a commencé à s’exprimer et à défendre ses intérêts sous des formes modernes, compatibles avec ces aspirations. Le rôle joué par les syndicats et le Parti communiste dans l’histoire des révolutions soudanaises en est peut-être la preuve la plus marquante.
• Deuxièmement, alors que la classe ouvrière était relativement peu nombreuse par rapport à l’ensemble de la population, son pouvoir politique augmentait bien plus que sa taille numérique, en raison de son extrême concentration, de ses conditions de vie très semblables et de l’unité de ses intérêts, ce qui a eu un effet positif sur sa capacité de diriger la lutte à des étapes clés de l’histoire du Soudan.
• Troisièmement, les paysans et les éleveurs se trouvaient dans une situation totalement opposée, car la plupart d’entre eux continuaient à vivre dans une marginalisation économique et développementale extrême, et, alors qu’ils constituaient la majorité de la société, cette majorité était dispersée sur de grandes étendues du pays, et leurs intérêts divergeaient entre les paysans riches et moyens, les fermiers et les métayers, les propriétaires de bétail, avec de grandes disparités dans leurs possessions et leurs forces de travail. Ces grandes inégalités ont affecté négativement leur capacité à jouer un rôle dirigeant ou indépendant dans les luttes tout au long de l’histoire du pays, mais elles ont aussi fait d’eux (en plus des chômeurs et des pauvres en marge de la production capitaliste) des alliés dans la lutte de la classe ouvrière organisée et ont rendu cette alliance nécessaire pour le projet révolutionnaire.
Ces contradictions ont déterminé les voies politiques empruntées par les deux principales classes de la société capitaliste au Soudan (la bourgeoisie et la classe ouvrière), et il est nécessaire de partir d’elles pour comprendre les positions des forces de classe dans les révolutions du passé et pour répondre à la question pourquoi les révolutions du passé n’ont pas vaincu. Ce qui aidera à définir les tâches pour l’avenir.
La voie de l’indépendance
Durant les premières décennies du colonialisme anglo-égyptien, les grands propriétaires terriens, qui formeront plus tard le capitalisme agraire, étaient clairement opposés aux mouvements indépendantistes, car ils étaient complètement subordonnés au système colonial, qui leur fournissait le transport, des chemins de fer, l’accès au commerce extérieur, à la mécanisation de l’agriculture, etc. Au contraire, ils étaient même déterminés à prouver leur loyauté envers la Grande-Bretagne en particulier. Par exemple, à la fin de la Première Guerre mondiale, parmi la délégation soudanaise qui se rendit en Angleterre en 1919 pour féliciter le roi George V de sa victoire se trouvaient Abd al-Rahman al-Mahdi et Ali al-Mirghani, tous deux chefs religieux, mais également grands propriétaires terriens qui devinrent plus tard gands capitalistes agricoles. Abd al-Rahman al-Mahdi offrit l’épée de Muhammad Ahmad dit « le Mahdi » au roi d’Angleterre, comme preuve de sa totale loyauté envers lui.
Le mouvement national soudanais s’est développé plus tard, sous influence de la révolution égyptienne de 1919. Il était essentiellement de nature petite-bourgeoise car à cette époque la classe ouvrière était nouvellement établie, n’avait pas encore d’expériences antérieures de lutte ni d’organisations indépendantes. L’expression la plus forte du mouvement national à cette époque était la Ligue du drapeau blanc, fondée en 1923 par Ali Abd al-Latif, qui comptait parmi ses membres des salariés, des commerçants et des officiers subalternes de l’armée, ainsi que des enseignants, des intellectuels, des étudiants, etc. Dans l’année suivant sa création, l’association a organisé des manifestations massives dans les villes soudanaises, auxquelles ont participé des soldats et officiers soudanais, ainsi que des soldats égyptiens stationnés au Soudan. De violents combats ont éclaté, au cours desquels un grand nombre de victimes ont été provoquées par une opération coloniale britannique visant à réprimer la Ligue du drapeau blanc.
Les chefs religieux et les grands propriétaires terriens, menés par Abd al-Rahman al-Mahdi et Ali al-Mirghani, se sont empressés de condamner et de désavouer le mouvement national et ont envoyé un mémorandum au gouverneur général, déclarant : « Nous apprécions grandement ce que les responsables britanniques ont fait pour le bien-être du Soudan... Nous adressons notre loyauté et notre dévouement les plus profonds au gouvernement britannique, auquel nous ne voyons pas d’alternative. Nous voudrions confirmer qu’il n’y a aucun rapport entre nous et ce qui se passe actuellement en Égypte ».
Le mouvement national soudanais a subi un fort revers après la défaite de 1924, mais il a progressivement commencé à rassembler ses forces de sorte que l’année 1938 a vu la création de la Conférence des diplômés en tant que représentation de la « nation soudanaise ». Malgré ses débuts laïcs, la conférence est rapidement devenue la proie des rivalités entre les chefs sectaires traditionnels Khatmiyya et mahdistes. En 1943, Ismail Al-Azhari a formé le Parti de la fraternité, qui est associé à la secte Khatmiyya (il s’est ensuite scindé en Parti unioniste et Parti populaire démocratique), appelant à l’unité avec l’Égypte, tandis que les loyalistes de la famille Mahdi ont fondé le Parti Oumma en 1945, pour s’opposer à l’unité avec l’Égypte et exiger le renforcement des liens avec la Grande-Bretagne.
Ce conflit concernant un objectif stratégique n’était pas un désaccord accidentel, mais le reflet des intérêts économiques plus profonds des dirigeants des deux partis sectaires. Ce n’est pas un hasard si le Parti de la fraternité, qui était dirigé par un certain nombre des marchands les plus riches exportant du bétail vers l’Égypte, a exigé l’unité avec l’Égypte. Quant au parti Oumma, qui prônait des liens avec la Grande-Bretagne, nombre de ses dirigeants se sont enrichis du fait de la politique coloniale visant à créer une classe capitaliste soudanaise conforme aux intérêts britanniques, alors que la richesse de certains d’entre eux provenait de l’export du coton vers la Grande-Bretagne. Ainsi, le désaccord sur la stratégie d’indépendance entre les deux parties était le reflet de la contradiction entre les différents segments du capital au Soudan. L’indépendance pour les grands capitalistes signifiait soit se lier à la Grande-Bretagne, soit rejoindre l’Égypte, mais pas construire un Soudan indépendant à partir des deux parties. Ainsi les intérêts économiques de la bourgeoisie ont vidé ses stratégies d’indépendance de leur substance.
Pendant ce temps, la classe ouvrière soudanaise se formait à un rythme rapide, car elle se trouvait soudainement rassemblée en grand nombre dans des centres concentrés et faisait fonctionner les transports au Soudan. Cette première génération de la classe ouvrière soudanaise est apparue dans les transports, la maintenance et les services. Le secteur ouvrier le plus important était celui des cheminots, qui ont créé le mouvement syndical et ont organisé autour les travailleurs de la maintenance et des services. Plus tard, les rangs de la classe ouvrière se sont élargis avec les travailleurs de l’industrie légère. Il y avait aussi des travailleurs qui ont eu accès aux lycées et aux écoles techniques. Des groupes influents au sein du mouvement de la classe ouvrière ont commencé à apparaître.
La classe ouvrière s’est retrouvée entraînée dans la lutte presque immédiatement après son apparition. À la suite de la montée de l’inflation pendant la Seconde Guerre mondiale, un mouvement ouvrier organisé a vu le jour. Son centre était la ville d’Atbara, au nord de Khartoum, en particulier les ateliers ferroviaires, qui employaient environ 20 000 travailleurs à l’époque. Il n’était pas du tout étrange que le mouvement ouvrier ait trouvé son chemin dès le début dans cette ville, car les cheminots et leurs familles représentaient les neuf dixièmes de la population de la ville en 1946 et 40 % des cheminots soudanais. En général, les travailleurs qualifiés se sont organisés au sein de « l’Office du travail », que le gouvernement a été contraint de reconnaître. Une loi sur les syndicats a été adoptée en 1948 et en seulement quatre ans près de 100 syndicats ont été enregistrés. Les principaux syndicats se sont unis dans la Conférence des travailleurs, qui s’est transformée en 1950 en Fédération générale des syndicats soudanais dominée par le Syndicat des cheminots.
La capacité de la classe ouvrière à généraliser ses revendications dès qu’elle commençait sa lutte a été très importante (par exemple en novembre 1950, le syndicat des cheminots en novembre a exigé une augmentation de 75 % des salaires pour tous les travailleurs soudanais). Cette capacité est aussi liée à la politisation croissante des travailleurs de la Fédération syndicale au cours de cette période, qui les a amenés à formuler des revendications politiques telles que la fin du colonialisme et le droit à l’autodétermination du Soudan. La plupart des dirigeants syndicaux étaient impliqués dans les activités du Mouvement de libération nationale du Soudan (Husto), qui s’est ensuite transformé en Parti communiste soudanais en février 1956.
Indépendance et coup d’État
Le Soudan a déclaré son indépendance le 1er janvier 1956. La bourgeoisie a pris le contrôle du gouvernement mais cette classe ne voulait aucun changement fondamental des structures économiques et sociales établies par la domination coloniale. Elle avait un intérêt naturel à préserver le cadre économique et social que le colonialisme lui avait laissé.
Le pouvoir bourgeois était confronté à quatre problèmes principaux. Premièrement, les violentes tensions avec le Sud marginalisé depuis longtemps par le colonialisme. Le moment y est venu de présenter les revendications par la lutte armée. Deuxièmement, le renforcement du mouvement ouvrier et syndical dirigé par le Parti communiste. Troisièmement, les tensions avec l’Égypte, le Soudan exigeant la renégociation de l’accord anglo-égyptien de 1929 concernant le partage des eaux du Nil entre les deux pays. Quatrièmement, la relation avec les États-Unis, car le Soudan a demandé un soutien économique et militaire aux États-Unis en février 1957, qui lui ont proposé l’aide sous forme de prêts. Le problème de l’aide étatsunienne était étroitement lié aux tensions avec l’Égypte car le gouvernement d’Abdel Nasser considérait l’offre américaine comme une nouvelle forme d’influence impérialiste destinée à remplacer l’ancienne présence britannique en Afrique.
Entre les deux partis du gouvernement des désaccords sont apparus, notamment sur la négociation avec l’Égypte et l’aide américaine. Alors que le parti Oumma faisait pression pour une escalade dans les négociations tendues avec l’Égypte et était enthousiaste de l’offre des États-Unis, le Parti unioniste (lié à la secte Khatmiyya) a adopté une position d’apaisement avec l’Égypte et était réticent à accepter des prêts étatsuniens. Ce double désaccord témoignait de l’incapacité de la bourgeoisie soudanaise à s’unifier, à travers ses partis politiques, sur des questions importantes.
L’offre des États-Unis s’est heurtée à une forte opposition populaire, dirigée par le Parti communiste et les syndicats en coopération tactique avec le Parti unioniste. Le parti Oumma craignait de perdre la majorité face à son partenaire au gouvernement et à l’escalade de l’opposition dans la rue, s’il imposait cet accord avec les États-Unis. Face à cette impasse, exacerbée par l’escalade du mouvement ouvrier et des rébellions dans le sud, le gouvernement, dirigé par Abdullah Khalil, secrétaire général du parti Oumma, a cédé le pouvoir à l’armée sous la direction du général Ibrahim Abboud le 17 novembre 1958, pour établir le premier régime militaire au Soudan après l’indépendance.
Il ne s’agissait pas tant d’un coup d’État militaire que d’un transfert volontaire du pouvoir à l’armée. Derrière la trahison des espoirs des masses soudanaises se cachaient les intérêts capitalistes directs des dirigeants des deux partis gouvernementaux. Sur le petit nombre de capitalistes alors au Soudan, quatre d’entre eux dirigeaient le parti Oumma : l’un est un capitaliste agricole, deux sont liés au commerce extérieur et le dernier est l’un des plus grands capitalistes industriels. Le Parti unioniste n’était pas non plus opposé à l’aide américaine en principe, mais tenait plutôt à ne pas irriter les autorités égyptiennes et était dirigé par un certain nombre de capitalistes de premier plan liés à l’Égypte. Le secteur le plus important de la bourgeoisie soudanaise était étroitement lié au marché capitaliste extérieur à son pays et, pour renforcer ce lien, il a sacrifié la démocratie à l’armée.
Abboud a adopté les prêts des États-Unis, a intensifié les combats dans le sud et s’est tourné contre le mouvement ouvrier, qui venait à peine de reprendre son souffle au lendemain de l’indépendance. Il a lancé la répression en dissolvant les syndicats, établissant la peine de mort pour fait de grève et emprisonnant un grand nombre de dirigeants ouvriers soumis à des simulacres de procès militaires.
La Révolution d’Octobre avortée
Toutefois, la répression n’a pas mis fin au mouvement ouvrier, puisque les grèves se sont poursuivies pour réclamer des salaires plus élevés, ne se limitant pas aux revendications économiques, mais s’étendant aux protestations contre la dissolution des syndicats et l’état d’urgence, ainsi qu’à la solidarité avec les détenus. Pendant les années Abboud, la classe ouvrière s’est appuyée sur l’élan de la révolution, aidée par une expansion significative de ses rangs, en particulier dans l’industrie qui avait connu un essor pendant l’ère coloniale.
En plus de cet élan, Abboud n’a pas réussi à régler la question du sud, et les défaites successives y ont enflammé la colère envers l’autorité militaire. Ces échecs ont contraint le régime à ouvrir la question à la discussion au public, de sorte que les étudiants ont organisé des séminaires et des réunions de discussion, et bientôt les syndicats se sont tournés vers l’incitation directe à renverser le régime. Le 21 octobre 1964, les forces de sécurité sont intervenues pour disperser un symposium à l’Université de Khartoum, tuant l’étudiant Ahmed al-Qurashi et blessant un grand nombre d’étudiants. Le lendemain, les funérailles d’al-Qurashi ont eu lieu lors d’une manifestation massive, à laquelle se sont joints des salariés qui se sont organisés en « Front des associations ». Enfin, les syndicats dirigés par le Parti communiste déclarèrent une grève générale le 26 octobre, qui provoqua une paralysie complète de Khartoum et d’autres grandes villes, coupant même les lignes d’approvisionnement de l’armée dans le sud. En conséquence, Abboud et son conseil militaire ont été contraints de démissionner le 15 novembre.
La direction de la classe ouvrière dans la Révolution d’Octobre était incontestable. La bataille a été remportée par la grève politique générale, en dépit de son caractère modeste car 75 % de la population continuait à vivre dans le cadre des relations féodales, tribales et semi-féodales. Le développement inégal et combiné a donné à la classe ouvrière un poids politique supérieur à sa taille. En général, on peut dire que la classe ouvrière dans la Révolution d’Octobre a repris par sa lutte la voie démocratique que la bourgeoisie avait entravée par ses divisions et trahie en cédant le pouvoir à l’armée en 1958.
Mais alors que les partis bourgeois traditionnels sont restés à l’écart et ont observé la révolution depuis leur « front des partis d'opposition », ce sont eux qui ont pris le pouvoir après le renversement d’Abboud. La classe ouvrière n’avait pas le leadership nécessaire pour accéder au pouvoir politique, qui a été livré à ceux qui avaient trahi la démocratie auparavant. Le Parti communiste, qui dominait politiquement le mouvement ouvrier, n’a pas adopté une stratégie de prise de pouvoir par les travailleurs (il n’y a pas assez de place ici pour aborder cette question, et nous y reviendrons dans un autre article).
Après la chute d’Abboud, le nouveau gouvernement a été formé à partir des trois partis bourgeois, malheureusement avec la participation du Parti communiste qui s’est engagé dans un front avec eux, affaiblissant son indépendance politique en tant que représentant de la classe ouvrière. Le PC a remporté 11 sièges au Parlement. Il y a provoqué de nombreux débats, se fondant sur les revendications et les slogans de la Révolution d’Octobre. Craignant que ces débats parlementaires aient un écho parmi les masses et conduisent à les remobiliser, la bourgeoisie n’est pas restée les bras croisés. Le 6 novembre 1966, ces partis bourgeois avec Front de la Charte islamique (les Frères musulmans à l’époque au Soudan) ont organisé une alliance pour expulser les députés du Parti communiste du parlement et l’interdire de la vie politique, modifiant la Constitution spécifiquement à cette fin. Au nom de la prétention de « confronter l’athéisme » ils ont lancé une campagne féroce contre le parti, ses organisations et son journal central, Al-Midan.
C’est en expulsant son parti politique du parlement et en l’interdisant que la bourgeoisie a remercié la classe ouvrière après avoir observé la révolution anxieuse de ses résultats possibles. La bourgeoisie soudanaise, comme toutes les autres bourgeoisies, surtout dans les pays sous-développés, voulait que la démocratie s’adapte à elle et ne la dérange pas avec les revendications sociales et économiques. C’est pour cela qu’elle a voulu dépouiller la classe ouvrière de son arme la plus importante, le parti politique, même si cela signifiait faire avorter la démocratie.
Mais si la bourgeoisie était unie contre le Parti communiste, cela ne signifiait pas qu’elle était unie sur toutes les autres questions. Pour cette classe, le renversement d’Abboud signifiait une opportunité de se partager le gâteau, ce qui générait des conflits qui paralysaient le pouvoir, divisaient le parlement, exacerbaient les problèmes chroniques de la société soudanaise et dénaturait la démocratie. Au total, cinq gouvernements se sont succédé après la Révolution d’Octobre, dont aucun n’a duré plus de onze mois. À la lumière de cette impasse et de cette paralysie, l’armée est intervenue en mai 1969 par un nouveau coup d’État militaire, cette fois dirigé par Jaafar Nimeiry, et a imposé une dictature féroce.
Dictature – avril 1985 – dictature
Nimeiry a déclaré la dissolution de tous les partis politiques, suspendu la Constitution et imposé l’état d’urgence, criminalisé à nouveau les grèves et approuvé la peine de mort pour ceux qui les mènent. Il est vrai qu’il a ensuite aboli cette sanction, uniquement dans le but de fusionner les syndicats dans une fédération qu’il a fondée, à l’instar d’Abdel Nasser en Égypte. Nimeiry a exercé une répression féroce contre les travailleurs, dont l’exemple le plus frappant est peut-être le déploiement des forces armées pour écraser les cheminots lors de leur grève à Atbara en juin 1981, interdire leur syndicat qui comprenait alors 45 000 travailleurs et supprimer leur statut de fonctionnaires. Les services de sécurité se sont considérablement développés au cours des années Nimeiry, notamment en raison de l'insurrection en cours dans le sud du pays.
Mais la répression n’a pas arrêté le mouvement ouvrier pour toujours, et il a ressurgi sous l’impulsion des professions libérales qui ont commencé à jouer un rôle de plus en plus important. Avec l’escalade des grèves des avocats et surtout des médecins, Nimeiry a déclaré la loi martiale le 30 avril 1984. Il ne savait pas qu’il avait rendez-vous avec la révolution l’année suivante. Les grèves et les manifestations de travailleurs se sont poursuivies tout au long de l’année et, le 3 avril 1985, une manifestation de 20 000 personnes dirigée par des médecins, des avocats, des ingénieurs et des employés de l’aviation a abouti à la formation d’une alliance d’organisations professionnelles et syndicales appelée « Assemblée syndicale ».
Le lendemain, 4 avril, la coalition a appelé à une grève générale à laquelle ont participé les cheminots, les travailleurs des services et de nombreuses industries. La grève a coupé l’électricité et perturbé le téléphone, les transports, la navigation aérienne et les marchés. La grève a même touché l’Agence de presse soudanaise et la Société de radio et de télévision (où un seul radiodiffuseur n’a pas participé à la grève). Il n’a fallu que deux jours pour renverser Nimeiry, le 6 avril 1985. Ce qui est perceptible ici, c’est le déplacement du centre de gravité du mouvement ouvrier des travailleurs de l’industrie et des transports, qui ont joué un rôle de premier plan dans les grèves de la révolution de 1964, aux professionnels qualifiés dans la révolution de 1985, qui reflète le changement dans la structure de la classe ouvrière au cours des deux décennies séparant les première et deuxième révolutions.
Mais, une fois de plus, les partis bourgeois traditionnels ont dominé le pouvoir dans l’ère post-Nimeiry. Le Parti communiste ne s’en souciait pas (sa seule objection était la participation du Front national islamique), car il visait à consolider une large alliance de classe dans laquelle la classe ouvrière serait un fidèle serviteur de la bourgeoisie, n’apprenant pas de ses erreurs dans la première révolution : le fait de ne pas préserver l’indépendance de la classe ouvrière et ne pas lui frayer un chemin vers le pouvoir à la place de la bourgeoisie, avait pourtant déjà freiné la révolution et dilapidé la démocratie.
Après la révolution d’avril, les gouvernements successifs n’ont pas réussi à s’entendre sur des solutions aux problèmes économiques chroniques et à la question du Sud. Ils se sont complètement soumis aux conditions du Fonds monétaire international et ont mis en œuvre un programme d’austérité sévère qui a déclenché de grandes manifestations en octobre 1987. La scène politique a été dominée par la corruption de ministres et de fonctionnaires par des hommes d’affaires et par de vifs désaccords sur le partage du pouvoir. La division entre les partis traditionnels est restée si aiguë que la coalition gouvernementale s’est effondrée deux fois en seulement trois mois en 1987. Le Soudan s’est ainsi retrouvé sans gouvernement entre août 1987 et mai 1988.
Ces gouvernements n’ont cherché à introduire aucune des réformes réclamées par la révolution. Même les services d’électricité et d’eau ont continué à se détériorer. Les masses ont fait face à cette détérioration des conditions par des grèves et des manifestations, qui se sont poursuivies jusqu’à ce qu’elles explosent en une vague majeure au milieu de 1988 pour protester contre le manque de pain et d’eau potable et la coupure d’électricité pendant de longues heures chaque jour. La Fédération des comptables a organisé une grève de 5 jours, les travailleurs agricoles ont également fait grève pendant 5 jours pour protester contre les bas salaires, et les employés de banque ont organisé des manifestations massives coordonnées avec 22 autres syndicats contre la privatisation de 76 entreprises publiques dont 4 banques.
Cependant, la confusion et la division des partis gouvernementaux traditionnels ont créé le climat qui a préparé le terrain au coup d’État d’Al-Bachir le 30 juin 1989, soutenu par le Front national islamique, pour barrer la route au mouvement ouvrier, qu’il craignait comme Nimeiry avant lui. L’un des premiers décrets d’Al-Bachir a été de dissoudre les syndicats et de confisquer leurs biens. Le régime d’Al-Bachir a aboli les syndicats légaux qui existaient déjà, les a remplacés par des syndicats à sa botte et il a nommé des conseils d’administration qui lui étaient fidèles. Puis, en 1992, il a promulgué une loi sur les syndicats qui criminalisait le droit de s’organiser ou d’adhérer à un syndicat dans une large liste de métiers. Al-Bachir a fait de l’Agence de sécurité intérieure une force puissante et terrifiante et son régime a poursuivi les syndicats et emprisonné les dirigeants syndicaux dans ce qu’on appelait à l’époque des « maisons fantômes », où ils ont subi les tortures les plus atroces.
Al-Bachir ses soldats et la révolution
Face à la répression d’Al-Bachir, le Rassemblement national démocratique (RND), qui avait été un front des forces politiques d’opposition à l’époque de Nimeiry, a été relancé quelques mois après le coup d’État. En plus de 13 partis politiques, la participation des organisations ouvrières a été importante dans ce rassemblement puisque avec 65 syndicats l’ont rejoint.
Les longues décennies de répression infligée à la classe ouvrière avaient affaibli son organisation, mais son mouvement n’avait pas complètement disparu, car les conditions contre lesquelles il avait lutté dans le passé sont restées les mêmes et se sont même aggravées. Dans les années 1990, les secteurs professionnels ont commencé à bouger et les luttes se sont intensifiées en 1994 ainsi qu’en 1996 lorsque les médecins ont organisé une grande grève en avril.
Comme Nimeiry et les gouvernements d’après 1985, la politique économique d’Al-Bachir était fondée sur l’austérité, la suppression des subventions, la privatisation des biens de l’État et la chasse aux investissements venant du Golfe. Ces politiques ont exacerbé l’endettement du Soudan déjà énorme – la dette extérieure est passée de 3 milliards de dollars en 1978 à 9 milliards de dollars au moment du renversement de Nimeiry et elle a atteint 13 milliards de dollars immédiatement après le coup d’État d’al-Bachir. Cela équivaut à un quart du PIB annuel.
Les choses se sont relativement stabilisées avec la découverte de gisements pétroliers au Soudan au début du millénaire, si bien que le Soudan a enregistré le premier excédent de sa balance commerciale en 1999-2000 avec une croissance économique de 6 %. La stabilité économique et l’augmentation des revenus pétroliers depuis 2000 ont attiré des capitaux étrangers d’Arabie saoudite, des pays du Golfe et d’Asie. Les investissements étrangers ont augmenté de façon spectaculaire, passant de 128 millions à 2,3 milliards de dollars en 2006. Les perspectives économiques de l’ère al-Bachir étaient déjà sombres du fait de 20 ans de sanctions économiques. Si ce boom pétrolier a donné un répit de la crise économique chronique, ce répit s’est estompé avec la sécession du Soudan du Sud : le Soudan a alors perdu 75 % de sa production pétrolière, qui représentait entre 85 % et 93 % de ses exportations dans la première décennie du siècle.
Bien sûr, Al-Bachir a géré sa crise avec plus d’austérité et la recherche d’un accroissement des aides en échange d’un renforcement de son emprise sécuritaire et militaire. Par exemple, le budget 2018, dit « budget faim », allouait moins de 6 % au secteur de la santé, alors que les allocations de l’armée atteignaient 60 %.
Ces politiques ont incité les Soudanais à reprendre la lutte contre le régime al-Bachir. Ils se sont soulevés en 2012 et 2013, mais sans succès face aux forces de sécurité du régime, qui ont fait d’innombrables morts et blessés. En réponse à la frustration de ces défaites, certains secteurs des masses ont repris leur souffle et ont recommencé, petit à petit, à protester contre les plans d’austérité. Au premier rang de celles-ci se trouvaient des segments de professions qualifiés qui poursuivaient leurs protestations. Après une grève majeure des médecins en 2016 qui s’est étendue à 65 hôpitaux à travers le Soudan le 9 octobre 2016, l’un des organes centraux de coordination du mouvement des médecins, le Comité central des médecins soudanais, s’est associé au Réseau des journalistes soudanais et à l’Alliance des Avocats démocrates pour former l’Association des professionnels soudanais. Cette dernière a ensuite inclus d’autres secteurs professionnels et a dirigé la première phase de la révolution de décembre 2018 qui a renversé Al-Bachir.
La révolution a éclaté contre les politiques économiques injustes d’Al-Bachir, sa dictature militaro-islamique et ses crimes répandus dans les nombreuses régions du Soudan – qu’il a pillées (au profit des militaires, des hommes d’affaires et des capitaux du Golfe) en pratiquant la persécution ethnique et religieuse de leurs populations. Al-Bachir est tombé en avril 2019 après plus de quatre mois de protestations continues et de grandes grèves qui ont paralysé des secteurs économiques vitaux du pays. L’Association des professionnels a joué le rôle dirigeant que les masses attendaient avec impatience pour mener leurs protestations. Après que les généraux de l’armée et les Forces de soutien rapide (qu’Al-Bachir a créées pour protéger son pouvoir et mener sa sale guerre au Darfour) ont été contraints d’abandonner Al-Bachir, une série de négociations a commencé afin de parvenir à une formule de remise du pouvoir aux civils après une période de transition au cours de laquelle les dispositions nécessaires seraient prises.
Dans le même esprit qu’en 1964 et 1985, les partis bourgeois traditionnels ont cette fois aussi pris les devants, négociant au nom d’une révolution dans laquelle ils étaient à peine impliqués et concluant accord après accord dans des termes inéquitables et sans aucune garantie de transfert du pouvoir. Ces partis, sous l’égide des « Forces de la liberté et du changement », se sont précipités pour s’asseoir avec les militaires à la table des négociations, afin de garantir leurs propres intérêts, ignorant les revendications de masse réclamées par la révolution et les massacres commis par les autorités entre-temps (par exemple le massacre du Commandement général en juin 2019 a entraîné la mort de pas moins de 110 martyrs, auxquels s’ajoutent les blessures, viols, arrestations et tortures d’innombrables manifestants).
Ces partis, complètement dépourvus de toute autorité dans le prétendu partenariat entre civils et militaires au sein du Conseil de transition, ont accepté leur rôle de façade pour le régime militaire et ont appelé les masses pour qu’elles arrêtent les manifestations et les grèves, afin de poursuivre leurs négociations avec les militaires sans être dérangés par des pressions d’en bas. Leur rôle pratique était de contenir la révolution.
Pendant ce temps, le rôle de direction et d’organisation du mouvement de masse sur le terrain s’est déplacé vers les Comités de résistance, qui ont été construits dans les districts des États et se sont répandus à très grande échelle, même dans des endroits inimaginables : les projets agricoles de Nahr Al Gash dans les districts de Kassala, à Zariba au Nord Kordofan et à Nirti dans le Jebel Marra. Les comités ont travaillé – et continuent toujours – pour coordonner et unifier les manifestations de masse. Ils sont intervenus pour contrôler de nombreux services, les organiser et les gérer dans certains cas. Ils distribuent des denrées alimentaires dans certaines zones. Plus important encore dans ce contexte, ils ont établi les meilleurs exemples de pratiques démocratiques de base dans la prise de décision et la formulation d'idées et de propositions politiques, ils ont placé les masses au cœur de l'équation politique et ont constitué un rempart pour la résistance et la mobilisation contre le régime militaire. Ils disposent encore d'un plus grand potentiel révolutionnaire à libérer à l'avenir, en dépit d'énormes défis à relever.
Une autre histoire était possible et un autre avenir est encore possible
Ce récit des principales étapes des révolutions soudanaises présente une autre face de l’histoire de ce pays, en contraste avec l’image dominante d’un peuple affligé par un régime militaire et qui ne peut qu’être victime des luttes de pouvoir. Cette histoire parallèle est ce que les forces réactionnaires veulent anéantir, alors que les forces de la réforme bourgeoise veulent la déformer en ignorant le rôle dirigeant joué par des secteurs puissants de la classe ouvrière dans ces révolutions.
Pour en revenir à la question de l’inévitabilité de la défaite de la révolution au Soudan, cet article affirme que l’expérience du peuple soudanais prouve le contraire. Ce ne sont pas les défaites de la révolution qui sont inévitables. Ce qui est inévitable, c’est l’incapacité de la direction bourgeoise de la révolution à atteindre ne serait-ce qu’un minimum de démocratie stable. Le développement complexe de l’histoire du Soudan a imprégné cette classe de caractéristiques conservatrices et opportunistes, faisant d’elle un serviteur servile du capital étranger et un appendice impuissant du régime militaire.
Si la solution réformiste bourgeoise a été un échec des révolutions du passé, la révolution de décembre l’a encore démontré. Malgré le conflit aigu entre les deux camps de la contre-révolution militaire, la révolution de décembre n’est pas encore terminée.
Le projet politique de la réforme bourgeoise vise à obtenir une stabilité aussi grande que possible, aussi rapidement que possible, même si cela est fait de manière artificielle avec l’armée, afin de créer une atmosphère propice pour attirer les investissements et les financements étrangers (c’était le même objectif de l’armée et des Forces de soutien rapide avant qu’elles ne se retournent l’une contre l’autre). Abdalla Hamdouk était l’incarnation de ce projet. Cet éminent économiste n’a glorifié la révolution que dans la mesure où elle a permis de renverser al-Bachir, mais sa poursuite représentait une menace supplémentaire pour la stabilité qui était le but de son projet.
C’est pourquoi, lorsque les militaires l’ont renversé par un coup d’État le 25 octobre 2021, il n’a pas dit un mot pour inciter les masses à assiéger le pouvoir issu du coup d’État, et a même appelé au calme. Lorsqu’il est revenu au pouvoir grâce à l’immense pression de ces masses sur al-Burhan-Hemedti, il s’est retrouvé face à un dilemme peu enviable : la seule façon d’affronter alors les militaires était d’intensifier le mouvement populaire, mais c’est justement ce qui sapait son projet politique. Entre le marteau des militaires et l’enclume des masses, Hamdouk s’est résigné dans l’impuissance et l’humiliation, abandonnant la bataille à son paroxysme. Hamdouk et ses semblables sont soumis à la déclaration sarcastique de Lénine : « Quand un libéral est insulté, il s’exclame “Dieu merci, ils ne m’ont pas frappé”. Et quand il est frappé, il remercie Dieu de ne pas avoir été tué. Et quand il est tué, il remercie le ciel d’avoir délivré son âme d’un corps éphémère ».
La victoire de la révolution au Soudan est étroitement liée au dépassement des intérêts du capital et à la présentation d’une direction alternative indépendante de ces intérêts pour ouvrir la voie à la démocratie. Cette direction alternative doit être celle de la classe ouvrière, qui s’est imposée sur le terrain lors des révolutions passées, mais n’a pas réussi à conquérir le pouvoir politique. La classe ouvrière ne manquait d’aucune des conditions « objectives » qui la qualifiaient pour cela, mais plutôt d’un parti politique organisé par le secteur le plus révolutionnaire en son sein et capable d’adopter une telle stratégie (ce qui est une condition « subjective » sine qua non dans ce processus et qui doit encore être remplie). Cela aurait donné des dimensions sociales radicales à la révolution et combinerait la bataille pour la démocratie à la lutte pour la justice sociale. Cela aurait ouvert la voie à ce que Léon Trotsky a appelé la « maturation » de la révolution démocratique en une révolution sociale globale. Sans cette « maturité », les révolutions du passé ont continué à osciller entre diverses directions bourgeoises qui ont bridé les énergies des masses pour empêcher que le cadre de leurs intérêts ne soit pas dépassé.
Il ne s’agit pas de se lamenter sur le passé, mais d’essayer de le comprendre et d’en tirer des stratégies pour l’avenir. Si dans le passé la classe ouvrière a exercé des capacités de lutte supérieures alors qu’elle était une minorité dans la société soudanaise, maintenant elle n’est plus une minorité. Il est possible que le tableau général de la classe ouvrière ait été considérablement compliqué par des décennies de guerre et d’immigration, et certainement par la privatisation qui a emporté les entreprises et les infrastructures étatiques et déplacé un grand nombre de travailleurs. Cependant, il existe encore des points de forte concentration de la main-d’œuvre. En effet, les statistiques entre 2010 et 2021 indiquent une expansion des rangs de la classe ouvrière dans les villes, par rapport aux paysans, par exemple. Alors que le pourcentage de l’emploi dans l’agriculture a diminué au cours de cette période de 45,6 % à 39,7 % de la population active totale, ce pourcentage a augmenté au cours de la même période dans l’industrie et les services de 54,4 % à 60,3 %.
Au cours des dernières années, les comités de résistance se sont emparés de l’étendard de la révolution et l’ont mené sur le terrain avec un héroïsme sans pareil lors d’étapes très difficiles. La révolution doit être basée sur le puissant pouvoir latent de la classe ouvrière. Et aujourd’hui, les comités de résistance fournissent encore un exemple impressionnant de constance dans la lutte sanglante entre les deux camps de la contre-révolution militaire, une lutte qui menace de noyer la révolution dans le sang. Ces comités font maintenant preuve d’une formidable capacité d’organisation basée sur les besoins urgents pendant ce conflit, distribuant de la nourriture, des secours médicaux, la protection civile et plus encore.
Malgré les grands défis, la révolution a encore d’autres rounds devant elle, et comme l’écrivaient les camarades socialistes révolutionnaires du mouvement soudanais Qiddam à propos de l’actuelle bataille entre l’armée et les Forces d’action rapide, « quiconque sortira vainqueur de cette bataille – si elle ne se transforme pas en guerre civile – sera vaincu par les forces de la révolution (…). Les révolutionnaires doivent désormais se préparer à la désobéissance civile généralisée ». Les comités de résistance, qui s’appuient sur les positions de la classe ouvrière et des formations militantes professionnelles et ouvrières, disposent d’une grande force pour préparer la prochaine vague de révolution.
Cet article a été publié en arabe par le site web des Socialistes révolutionnaires en Égypte le 27 avril 2023 (https://revsoc.me/arab-and-international/45310/).
Traduit sans connaître l’arabe en utilisant les traducteurs numériques – surtout PONS et Google – de l’arabe vers le polonais, français, anglais et russe et en réécrivant en français (JM).