La politique de front unique

par Antoine Larrache

Le front unique est, dans la tradition marxiste révolutionnaire, la méthode principale par laquelle on peut unifier le prolétariat, par l’intermédiaire de ses différentes formes d’organisation dans l’objectif de le mettre en mouvement.

La brochure de la Ligue communiste révolutionnaire, écrite en 1976 par Jean-Marie Freyssat (1), aborde cette question dans un contexte particulier. Au milieu des années soixante-dix, les organisations du mouvement ouvrier étaient encore des organisations de masse : la CGT, la CFDT qui n’avait pas encore été « recentrée » et dans laquelle de nombreuses batailles militantes étaient en cours, le PCF (500 000 adhérents revendiqués, à comparer aux 43 000 revendiqués aujourd’hui), voire le PS, dont la nature de classe était déjà très discutable, mais qui revendiquait néanmoins 80 000 adhérents en 1971 et 210 000 en 1982 et possédait des liens forts avec les organisations syndicales. 

C’est dans ce contexte que la brochure abordait les débats avec les autres courants, en particulier l’OCI lambertiste et son organisation de jeunes l’AJS, qui considéraient toute politique comme une tactique de construction du parti, contre les autres courants et de façon manœuvrière.

La situation actuelle est bien différente, le rapport de forces global est très dégradé et les organisations du mouvement ouvrier ont vu leurs forces se réduire très fortement. De plus, la perception de ces organisations dans le prolétariat a beaucoup évolué, le PS étant aujourd’hui largement perçu comme une organisation gérant le système alors que Mitterrand déclarait au congrès d’Épinay en 1971 : « La révolution, c’est d’abord une rupture avec l’ordre établi. Celui qui n’accepte pas cette rupture avec l’ordre établi, avec la société capitaliste, celui-là ne peut pas être adhérent du Parti socialiste »… sans en penser un mot bien sûr. Mais le déclin des organisations du mouvement ouvrier s’est également accompagné d’un recul des traditions militantes dans toutes les sphères de la société, que ce soient les entreprises, les quartiers populaires alors structurés – en bien et en mal – par des associations liées au PS et au PCF, la jeunesse, etc.

La politique du front unique garde sa pertinence au-delà des évolutions de la situation et des rapports de forces. En effet, le PS de Faure n’est pas moins radical que les députés de la SFIO qui ont voté les pleins pouvoirs à Pétain ou ceux qui ont soutenu la guerre coloniale en Algérie. Le PCF de Fabien Roussel n’est pas pire que celui qui défendait le pacte germano-soviétique et les crimes de Staline.

La politique de front unique est au cœur de notre politique car elle consiste à penser les interactions sociales, leurs dynamiques, pour tenter de peser sur elles. Les communistes considèrent le prolétariat, la classe des exploité·es, la classe laborieuse, non pas comme un sujet parfait susceptible d’apporter naturellement le bonheur humain mais comme le sujet révolutionnaire permettant, de par ses conditions matérielles et les dynamiques de ses luttes, la destruction du capitalisme et la construction d’une société égalitaire, le communisme. Permettant enfin la réalisation de chacun·e en tant qu’être humain et la fin de sa soumission aux forces extérieures incontrôlables, naturelles ou économiques (2).

De façon similaire, malgré une apparente et trompeuse contradiction, la question du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est un levier pour construire un monde débarrassé des frontières : « Si Lénine s’intéresse aux nations parce qu’il y voit dans des circonstances historiques précises une force explosive, il ne s’intéresse pas plus qu’avant à l’entité nationale elle-même qui reste une catégorie transitoire sans valeur intrinsèque que l’on doit utiliser à la seule fin de la faire ensuite disparaître. » (3)

Et enfin, « contre l’universalité à sens unique des dominants et contre les oppressions auxquelles elle sert de masque, l’aspiration à l’égalité passe bien par la nécessaire rébellion des différences et par les discriminations positives en faveur de l’opprimé·e. » (4)

 

Pour l’unité du prolétariat

 

Travailler à l’unité du prolétariat n’est pas une fin en soi, c’est une méthode qui doit permettre de mettre en mouvement les forces sociales permettant de transformer la société, le mode de production, balayer les oppressions, etc.

Lors des combats contre la classe dominante, la bourgeoisie, dotée de moyens considérables – la police, l’armée, les médias, les rapports sociaux dominants, les couches sociales qui ont un intérêt à la conservation du système –, la division du prolétariat peut être facteur de défaite. La division entre communistes et socialistes contre le fascisme dans les années 1920 et 1930 en Allemagne en a montré une issue tragique. La brochure de Jean-Marie Freyssat aborde cet aspect dans la partie intitulée « Rejet de l’ “ouvriérisme” ».

Et, actuellement, les salarié·es perçoivent clairement que la division syndicale met en difficulté la défense de leurs intérêts, parce qu’ils et elles estiment qu’elle révèle des intérêts d’appareils, ou qu’elle empêche d’avoir la force suffisante pour empêcher une attaque gouvernementale ou patronale, comme on a pu le voir par exemple avec les mobilisations sur les réformes des retraites en 2019.

Il y a donc une dimension stratégique au front unique, à la recherche de l’unité du prolétariat – contrairement à ce qu’affirme la brochure trop rapidement , « ce n’est qu’une tactique », mais non sans raison, nous y reviendrons – dans le sens où cette recherche est nécessaire à une victoire révolutionnaire. 

Dans « Démarche transitoire, Front unique, gouvernement ouvrier », François Sabado cite Trotsky : « Mais le prolétariat accède à la prise de conscience révolutionnaire non par une démarche scolaire mais à travers la lutte de classes qui ne souffre pas d’interruptions. Pour lutter, le prolétariat a besoin de l’unité de ses rangs. Cela est vrai aussi bien pour les conflits économiques partiels, dans les murs d’une entreprise que pour des combats politiques “nationaux” telle que la lutte contre le fascisme. Par conséquent, la tactique de front unique n’est pas quelque chose d’occasionnel et d’artificiel, ni une manœuvre habile – non, elle découle complètement et entièrement des conditions objectives du développement du prolétariat » (5).

La nécessité d’une bataille pour l’unité du prolétariat découle de son hétérogénéité, qu’il faut résorber par la lutte politique entre des partis différents qui doivent œuvrer à des combats communs. Ce bel extrait de la Révolution trahie l’expose clairement : « Comme si les classes étaient homogènes ! Comme si leurs frontières étaient délimitées une fois pour toutes ! Comme si la conscience d’une classe correspondait exactement à sa place dans la société ! La pensée marxiste n’est plus ici qu’une parodie. En vérité, les classes sont hétérogènes, déchirées par des antagonismes intérieurs, et n’arrivent à leurs fins communes que par la lutte des tendances, des groupements et des partis. On ne trouvera pas dans toute l’histoire politique un seul parti représentant une classe unique, si, bien entendu, on ne consent pas à prendre une fiction policière pour la réalité. » (6)

Ces extraits n’abordent eux-mêmes qu’à demi-mot la nécessité d’unifier les opprimé·es bien au-delà des seul·es exploité·es. La brochure précise et affirme que « la classe ouvrière ne peut vaincre seule sans désagréger le bloc social au pouvoir et restructurer autour d’elle, et sous sa direction, le nouveau bloc historique qui réorganisera la société ». Aujourd’hui, les mobilisations contre les oppressions, avec #MeToo, les luttes LGBTI et les grandes luttes, à partir de Black Lives Matter, contre le racisme et les violences policières, ainsi que les luttes écologistes, montrent le potentiel de déstabilisation du pouvoir bourgeois qui existe bien au-delà des seules luttes du monde du travail. Il s’agit pour nous, dans ces mobilisations comme dans celle des Gilets jaunes, de mettre en avant des mots d’ordre unifiant les classes populaires contre la bourgeoisie, des mots d’ordre exprimés sur les bases politiques du prolétariat. Cela signifie, concrètement, lors du mouvement des Gilets jaunes pour le pouvoir d’achat et contre les impôts, orienter la lutte pour des revendications salariales et contre les impôts injustes comme la TVA.

Cette perspective d’unification des classes populaires est d’autant plus importante que, dans le combat contre le fascisme, lorsque le rapport de forces est particulièrement défavorable, la politique de front unique vise à l’autodéfense du prolétariat. Dans les années trente comme dans les prochaines années, nous avons besoin d’accords unitaires pour empêcher les attaques physiques des fascistes contre des militant·es, contre des meetings, des manifestations. Nous avons besoin également de partir de la défense des libertés démocratiques, avec différentes couches de la société, que ce soient les victimes des diverses oppressions ou les couches intermédiaires attachées à la démocratie pour, dans l’action, démontrer en quoi le fascisme est un recours du capital dans une situation de crise profonde du capitalisme.

 

L’unité de qui ?

 

La brochure, fidèle à la tradition classique, distingue différents cas. 

Le premier cas concerne les alliances entre le prolétariat et les autres classes populaires dans un bloc anticapitaliste – différentes couches de la petite bourgeoisie, classes intermédiaires. Elles ne se réalisent pas par le biais de leurs organisations mais dans le cadre de la lutte, en entraînant ces couches dans les combats prolétariens, contre les organisations représentant au quotidien ces classes intermédiaires. L’exemple concret est celui d’une mobilisation contre une réforme des retraites dans laquelle toutes les couches travailleuses peuvent s’unir contre les organisations bourgeoises mais aussi les organisations des couches intermédiaires (PS, Radicaux…) qui, liées aux contraintes économiques du capitalisme, défendent la nécessité d’une telle réforme, voire contribuent à la mettre en œuvre.

Le second cas est le travail pour unifier le prolétariat, c’est-à-dire la méthode du front unique. Les révolutionnaires et leur(s) parti(s), forcément minoritaires hors des périodes révolutionnaires, doivent œuvrer à l’unité du prolétariat à la fois pour gagner le combat révolutionnaire – ce sont les raisons stratégiques, indiquées plus haut – et pour se lier à leur conscience, leurs préoccupations, les objectifs qu’il peut se fixer, notamment pour ne pas se déconnecter de la conscience de classe. 

Ernest Mandel explique dans Sources historiques et théoriques du bolchevisme, la nécessité d’une unité entre intériorité et extériorité à la classe : « Le bolchévisme, c’est donc à la fois l’affirmation de la stricte nécessité d’organiser les communistes en parti séparé, avec une discipline et une centralisation tout orientée vers le but révolutionnaire, et l’affirmation de la stricte nécessité de maintenir l’organisation de l’avant-garde intimement intégrée dans la classe, avec son mouvement et ses luttes propres et spontanées. Le bolchévisme, c’est à la fois la proclamation de la séparation de l’avant-garde d’avec la classe, et de son intégration dans la classe. (…) L’organisation séparée de l’avant-garde sans liens intimes, et sans intégration réelle dans la classe aboutit dans le meilleur des cas au sectarisme stérile et dans le pire des cas au commandement bureaucratique et au viol (sic) du prolétariat par un groupe de “dirigeants aventuristes arbitraires”. » (7)

C’est à ce titre que les révolutionnaires s’insèrent dans les organes de front unique, ou « embryons du pouvoir de la classe ouvrière » (8) et les construisent sincèrement, au premier rang desquels il y a les syndicats – qui sont les cadres élémentaires d’organisation du prolétariat – mais aussi les associations, les collectifs de lutte qui s’inscrivent dans la nébuleuse de l’organisation des prolétaires. Ces organisations participent à la construction de l’indépendance de classe, de la « classe pour soi », consciente de ses intérêts, par opposition à la « classe en soi », définie par les rapports économiques. Les communistes construisent ces organisations pour elles-mêmes, pour tout ce qu’elles incarnent de positifs pour la défense des intérêts des exploité·es, sans effacer les problèmes et les désaccords – nous y reviendrons.

En ce sens, Le manifeste du Parti communiste (9) affirme : « Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers. Ils n’ont point d’intérêts qui les séparent de l’ensemble du prolétariat. (…) Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien ».

Mais nous considérons également que l’unité de la classe doit se réaliser par le biais des organisations du prolétariat, même des organisations qui sont intégrées au système capitaliste et qui combattent les idées révolutionnaires. 

Trotsky résume la question : « L’unité du front s’étend-elle seulement aux masses ouvrières ou comprend-elle aussi les chefs opportunistes ? Cette question n’est que le fruit d’un malentendu. Si nous avions pu unir les masses ouvrières autour de notre drapeau, ou sur nos mots d’ordre courants, en négligeant les organisations réformistes, partielles ou syndicats, ce serait certes la meilleure des choses. Mais alors la question du front unique ne se poserait même pas dans sa forme actuelle. La question du front unique se pose par cela même que des fractions très importantes de la classe ouvrière appartiennent aux organisations réformistes ou les soutiennent. Leur expérience actuelle n’est pas encore suffisante pour les en faire sortir et les amener à nous. (…) Non seulement les communistes ne doivent pas s’opposer à ces actions communes mais au contraire, ils doivent en prendre l’initiative justement parce que plus grandes sont les masses attirées dans le mouvement, plus haute devient la conscience de leur puissance, plus sûre elle devient d’elle-même, et plus les masses deviennent capables d’aller de l’avant, si modeste qu’aient été les mots d’ordre initiaux de la lutte. » (10)

C’est pour cette raison que nous bataillons, à chaque fois que c’est possible, pour l’unité des organisations pour construire des luttes – ou ne serait-ce que pour qu’elles les soutiennent, parfois du bout des lèvres. Cela contribue à la confiance que les masses peuvent acquérir dans leur propre force, dans la légitimité de leur combat, et dans la possibilité de gagner. Pour la défense des retraites, contre le Traité constitutionnel européen en 2005, en soutien au mouvement contre le CPE en 2006, pour les salaires et contre la vie chère, chaque geste – même petit – encourageant la lutte est utile.

Écoutons Trotsky, à ce propos : « dans la lutte contre le fascisme, nous étions prêts à conclure des accords pratiques militants avec le diable, avec sa grand-mère, et même avec Noske et Zörgiebel. » (11)

Dans la situation actuelle de recul des organisations du mouvement ouvrier, la tentation d’éviter les alliances avec les autres courants est grande : on peut croire qu’il est possible de construire des organisations révolutionnaires de masse, plus fortes que les organisations réformistes. C’est pourtant un non-sens sur le plan de la conscience : lorsque les masses contestent les effets du système capitaliste, elles cherchent à le faire à partir de leur réalité, c’est-à-dire du système tel qu’il est. C’est ce qui les entraine dans un rejet incomplet du système, dans des illusions dans les institutions et les compromis. C’est ce qui permet aussi de façon tendancielle la régénération des organisations critiquant le capitalisme tout en s’intégrant à celui-ci, comme Podemos a concurrencé le PSOE dans l’État espagnol avant de s’intégrer aux institutions, comme La France insoumise a été un réceptacle du rejet des politiques bourgeoises bien plus massif que ne peuvent l’être les organisations révolutionnaires.

Qu’on le veuille ou non, la conscience, spontanément réformiste, des masses se cristallise, s’organise, dans des organisations réformistes.

 

L’unité jusqu’où ?

Une motivation capitale de la méthode du front unique est notre conviction – parce que nous sommes matérialistes – que la conscience progresse fondamentalement dans l’action. La brochure précise : « Le parti révolutionnaire ne peut se contenter d’un travail propagandiste de bouton de veste, d’un travail de discussion individuelle, d’un travail de littérateur ou de conférencier révolutionnaire, mais (…) il doit, même avec de très faibles moyens de départ, s’efforcer par des canaux divers, par le moyen de relais amplificateurs, de manœuvres et opérations variées – de mettre en branle des fractions de la classe plus larges que sa périphérie immédiate, de manière – dans le cadre de ses mobilisations et au coude à coude – à participer au travail de réflexion de la classe sur son expérience et à sa politisation ».

Jean-Marie Freyssat affirme à tort que « le front unique n’est qu’une tactique », mais il souhaite par là nous mettre en garde contre deux dangers (12).

Le premier est la possibilité de conclure des fronts qui ne serviraient pas l’action des masses et seraient par conséquent des accords visant au mieux au statu quo, au pire à la conservation des rapports de forces entre prolétariat et bourgeoisie. Il n’est d’ailleurs pas toujours facile de distinguer un accord unitaire utile pour l’action d’un front servant simplement de caution aux organisations pour ne rien faire. Comment savoir avec certitude si l’accord unitaire pour un référendum contre la privatisation de la poste, avec l’envoi de cartes postales au Président, encourageait les luttes ou servait simplement à donner l’impression d’agir sans rien faire de conséquent ?

Sur différentes questions, les fronts uniques sont même quasiment impossibles : pour la Palestine par exemple, les révolutionnaires sont souvent seuls aux côtés des organisations menant spécifiquement ce combat contre l’hégémonie des théories sionistes ; contre la guerre en Irak, en Afghanistan ou les interventions françaises en Afrique, toutes les organisations liées de près ou de loin à l’impérialisme français restent immobiles ; contre les violences sexistes à l’heure où toutes les organisations de gauche sont empêtrées dans la gestion des agressions commises par certains de leurs dirigeants… Et, plus globalement l’imprégnation de l’idéologie dominante et l’intégration des appareils du mouvement ouvrier au capitalisme, par de multiples biais, les empêchent de mener certaines batailles.

C’est ce qui a amené à réfléchir à la possibilité de « fronts uniques partiels » regroupant les organisations prêtes à agir. C’est ce qui a été tenté avec des organisations comme Ras l’Front dans les années quatre-vingt-dix, Agir contre la guerre au milieu des années 2000, Agir contre le chômage, etc. C’est ce qui nous pousse à prendre des initiatives militantes sans les autres organisations dans certaines circonstances. Le danger étant que les regroupements en mouvement dénoncent les autres organisations du mouvement ouvrier au lieu de s’adresser à elles pour les entraîner, cristallisant ainsi une séparation qui devrait être combattue. Ce danger se retrouve également dans la constitution d’organisations radicales, comme les syndicats Solidaires, les associations comme Droit au logement et autres collectifs de lutte, qui sont menacées d’isolement par les positions plus radicales qu’elles expriment par rapport au reste des organisations.

Le second danger, que la brochure nous invite à éviter, est celui de l’adaptation aux cadres unitaires et leur maintien contre le développement de la conscience et des dynamiques de luttes. Jean-Marie Freyssat rappelle : « Nous ne ferons pas la révolution avec les directions réformistes, mais contre elles. Mais nous ne ferons pas davantage la révolution si les masses qui suivent actuellement les directions réformistes ne rompent pas avec leur politique pour adopter la politique révolutionnaire. » 

Il cite Trotsky : « Ce sont les masses qui décident, à partir du moment où les masses se séparent de la direction réformiste, les accords avec cette dernière perdent tout leur sens. Perpétuer le front unique signifierait ne pas comprendre la dialectique de la lutte révolutionnaire et transformer le front unique de tremplin en barrière » (13).

Concrètement, cela signifie que, si nous construisons un cadre de front unique avec les réformistes, c’est pour adapter les objectifs de la lutte à la conscience des masses mais que si celles-ci sont prêtes à passer à une autre phase de la lutte, nous nous situons toujours à l’avant-garde, nous n’allons pas demander aux masses de respecter le cadre initial du mouvement.

Que ce soit dans les collectifs contre le Traité constitutionnel européen, un mouvement comme Mai 68, le mouvement contre le contrat première embauche (CPE) en 2006, les Gilets jaunes, pour les retraites ou les salaires, nous œuvrons à orienter ces batailles dans une direction qui aille plus loin que la revendication initiale. Ainsi, nous essayons de leur faire prendre une tournure clairement politique, d’affrontement avec le pouvoir, remettant en cause sa légitimité. Nous expliquons la nécessité d’en finir avec le capitalisme pour faire aboutir l’ensemble de nos revendications. Et de ce point de vue, la brochure comme différents textes historiques expliquent à quel point, dans des situations de crises profondes du capitalisme, voire de menace fasciste (en 1917 contre Kornilov, en Allemagne dans les années 30, au Chili…), l’alternative « socialisme ou barbarie » peut prendre une tournure très concrète : soit on mène la bataille jusqu’au bout, contre le capitalisme, malgré ou contre les appareils réformistes qui peuvent trahir les luttes ou vouloir les maintenir dans le carcan du système, soit on prend le risque d’une réaction des plus terribles.

Ces choix et affrontements politiques se réfractent également dans les méthodes concrètes d’organisation du front unique. En effet, dans bien des cas, l’unité d’action se réalise autour de cartels d’organisations mettant leurs moyens militants en commun pour agir avec plus ou moins de détermination. Mais, lorsque les masses s’emparent – réellement – de la lutte, elles se dotent d’autres moyens d’action. 

Ainsi, elles mettent en place des assemblées générales, des structures interprofessionnelles, des coordinations qui ne sont plus soumises aux directives des appareils préexistants. L’exemple le plus frappant est celui de Séguy se rendant à Renault-Billancourt pour y défendre les accords de Grenelle en 1968 et la fin de la grève et devant faire machine arrière (14). Mais d’autres événements y font écho, comme le mouvement contre le CPE dont les revendications et les rythmes ont été discutés dans les assemblées générales et coordinations ou, plus loin, des mobilisations à la SNCF ou dans les hôpitaux. La mobilisation des infirmières de 1988 est un cas d’école : en 1987, le gouvernement Chirac ouvre l’accès aux études d’infirmières aux non-bacheliers, niant la reconnaissance du métier. Peu syndiquées, les infirmières s’organisent dans une coordination, à partir de mars 1988, qui aboutit à des grèves et des manifestations dès septembre. La coordination regroupe 500 délégué·es à Paris, se dote d'un programme de revendications et d’embauches, et réussit à mobiliser une infirmière sur quatre, il y a 100 000 personnes à la manifestation du 29 septembre. Si le mouvement s’essouffle ensuite, notamment dans le contexte de négociations entre certains syndicats et le gouvernement, il a prouvé que l’auto-organisation permet de décupler les forces militantes et que les salarié·es sont capables d’organiser leurs luttes, de décider leurs mots d’ordre, en lien avec les syndicats, ou indépendamment d’eux, selon les contextes.

Dans les cadres d’auto-organisation, les révolutionnaires défendent le plus haut niveau possible d’auto-activité des masses, avec des assemblées générales dont les instances sont élues, avec un comité de grève organisant quotidiennement la lutte, des commissions, un service d’ordre, etc. 

Le modèle stratégique étant le choix, produit d’un débat en Russie en octobre 1917, d’une prise du pouvoir effectuée par le Comité militaire révolutionnaire, émanation des soviets, et non pas par le parti lui-même, pour préserver – au moins formellement donc politiquement – l’auto-organisation.

Aujourd’hui, la crise d’organisation du mouvement ouvrier nous met face à un nouveau problème qui est de savoir si les modes d’organisation dont se dotent une partie des militant·es en mouvement sont réellement démocratiques ou si elles ne regroupent qu’une minorité déconnectée des masses et de leur niveau de conscience. 

Ainsi, lors du mouvement contre le CPE, malgré ses succès, le processus d’auto-organisation n’a représenté que quelques dizaines de milliers d’étudiant·es, parmi deux millions qui suivaient en réalité dans leur grande majorité les choix de l’intersyndicale. Lors du mouvement sur les retraites de 2019, des assemblées générales et des coordinations se sont mises en place, mais elles ne regroupaient que la minorité la plus militante, les grévistes suivant là aussi les directives des appareils… sans parler de l’immense majorité des salarié·es, qui n’étaient même pas en grève mais seulement solidaires avec le mouvement.

Dans ces processus d’auto-organisation embryonnaire, des groupes ont cru bon de mettre en place des « comités de grève », non élus, non responsables devant l’assemblée générale des grévistes, une caricature qui n’a alors d’auto-organisation que le nom. Les comités de grève, en effet, doivent selon nous être responsables devant l’assemblée générale, élus par elle, mandatés sur des orientations et des tâches. L’assemblée générale est le cadre le plus démocratique, car elle organise le secteur mobilisé. Elle doit avoir la préoccupation constante d’être la plus massive possible, de refléter les différents niveaux de conscience, d’organiser la lutte en même temps qu’elle est l’embryon d’un pouvoir alternatif à celui des capitalistes.

En conclusion, la question que nous devons nous poser à chaque étape est de savoir dans quelles dynamiques s’inscrivent les cadres de front unique : sont-ils des outils pour la construction de la lutte ? Permettent-ils qu’elle s’étende ? Ne s’opposent-ils pas à l’auto-activité des masses – et pas seulement des personnes les plus investies ? Tirent-ils en avant, ou sont-ils des freins ? Ou plus exactement, qu’est-ce qui l’emporte entre les deux parce qu’en réalité, à chaque étape de la lutte, des contradictions existent entre ces tendances et il s’agit d’en analyser le caractère dominant. Sans perdre de vue nos propres objectifs, ceux de la construction de l’affrontement avec la bourgeoisie et son appareil d’État, du débordement des appareils par les masses en lutte, et de la révolution.

 

L’unité jusqu’où, vraiment ?

Dans les lignes précédentes, on aborde notre terrain favori, celui de la lutte concrète, militante, de la grève. Mais hélas, ces périodes ne forment pas la plus grande partie de l’activité militante. Dans l’histoire, les formes du front unique se sont posées de façon plus difficile, en particulier dans les périodes de profond recul de la conscience et de l’organisation du prolétariat.

Ainsi, la brochure aborde la période des années trente, dans laquelle les révolutionnaires sont isolé·es à la suite de la prise du pouvoir par Staline en URSS. Pour la France, Trotsky prône l’entrée dans le Parti socialiste : « L’adhésion de la Ligue au Parti socialiste peut jouer un grand rôle politique. Il existe en France des dizaines de milliers d’ouvriers révolutionnaires qui n’appartiennent à aucun parti. Beaucoup sont passés par le PC : ils l’ont quitté avec indignation ou en ont été exclus. Ils ont conservé leur ancienne opinion du Parti socialiste, c’est-à-dire qu’ils lui tournent le dos. Ils sympathisent ou sympathisent partiellement avec les idées de la Ligue, mais n’y adhèrent pas, parce qu’ils ne croient pas que, dans les conditions actuelles, un troisième parti puisse se développer » (15). 

Pour l’Espagne, il déclare : « Les dissensions des communistes agaceront les masses. Celles-ci imposeront l’unité – sans doute pas pour toujours, car les événements peuvent encore rejeter les diverses tendances dans des voies différentes ; mais, pour la période qui vient, le rapprochement des fractions communistes me paraît tout à fait inévitable. Sur ce point, comme dans la question du boycottage et dans toute autre question politique d’actualité, la fraction qui aura pris l’initiative de refaire l’unité des rangs communistes en retirera le bénéfice. » (16)

À propos des États-Unis, il dit : « La nécessité d’un parti politique des travailleurs est donnée par les conditions objectives, mais notre parti est trop petit, manque d’autorité pour organiser les travailleurs dans ses propres rangs. C’est pourquoi nous disons aux ouvriers, aux masses : “II vous faut un parti.” Mais nous ne pouvons pas leur dire immédiatement de rejoindre notre parti. Dans un meeting de masse, cinq cents seraient d’accord sur la nécessité d’un Labor Party, mais cinq seulement le seraient pour adhérer au nôtre, ce qui montre que le mot d’ordre d’un Labor Party est un mot d’ordre d’agitation. Le second est pour l’avant-garde. » (17)

Il n’est donc pas exclu que, dans les circonstances de rapports de forces très dégradés, le front unique se poursuive dans le cadre d’un parti commun avec les réformistes. C’était d’ailleurs le cas dans les débuts du mouvement ouvrier, lorsque les frontières des classes n’étaient pas établies, ni celles entre sociétés secrètes, syndicats, corporations, associations, clubs et partis. Nous ne sommes pas dans une telle situation, même s’il y a un risque réel que la montée de l’extrême droite et les difficultés de la gauche révolutionnaire changent les données du problème. Mais il est utile de considérer qu’il n’y a pas là un tabou : le problème de savoir si le parti révolutionnaire est suffisamment reconnu et implanté sur le territoire pour être crédible aux yeux des masses comme une solution pour s’organiser afin d’agir, ou s’il doit se fondre dans un parti plus large à l’intérieur duquel la conscience militante peut évoluer, est une question réelle.

 

La question du pouvoir, le gouvernement ouvrier

 

Le sens de l’activité d’un parti politique est de poser la question du pouvoir. La méthode du front unique s’inscrit pleinement dans cet objectif et emporte avec elle son lot de contradictions et de problèmes.

Ainsi, dans la société capitaliste, le problème du pouvoir est posé dans le cadre des institutions. Et les révolutionnaires doivent répondre à la question de savoir si elles et ils sont prêt·es à « mettre les mains dans le cambouis », c’est-à-dire à se présenter aux élections, à être élu·es, mais aussi à tisser des alliances avec d’autres partis et à mener leur politique dans le cadre des institutions.

Pour répondre à ces questionnements, il faut rappeler des principes généraux. Les révolutionnaires considèrent qu’il est impossible de changer la société par le biais des institutions capitalistes, que celles-ci ne sont pas neutres dans la lutte des classes, qu’elles préservent les rapports sociaux capitalistes et que celles et ceux qui veulent changer le monde par ce biais se verront automatiquement changés eux-mêmes, ou alors seront destitués par la police, l’armée ou les fascistes. Pour abattre le capitalisme et construire une société débarrassée de l’exploitation et des oppressions, écologiquement responsable, un éco-communisme, il faut construire un pouvoir des exploité·es et des opprimé·es, dirigé, dynamisé par le prolétariat pleinement en action, auto-organisé, qui engage une transformation complète des rapports sociaux et fasse dépérir l’État (18).

Il découle de cette conception la nécessité, dans le cadre du front unique, d’une indépendance des révolutionnaires par rapport à leurs alliés qui souhaitent mener leur politique dans le cadre des institutions et en respectant celui-ci. La brochure cite Trotsky : « Le parti communiste ne peut remplir sa mission qu’en gardant son indépendance politique et d’organisation pleine et sans réserve par rapport à tous les autres partis et organisations dans la classe ouvrière et extérieurs à elle. La transgression de cette règle fondamentale de la politique marxiste est le crime le plus grave contre les intérêts du prolétariat en tant que classe » (19).

Mais cette indépendance ne règle pas le problème. On peut même disserter des heures pour déterminer tout le spectre possible des significations du mot, de la séparation complète sans interaction à la conservation de principes politiques autonomes en passant par une structuration organisationnelle indépendante dans des structures communes, cartels, coalitions militantes, organisations communes ou autres. 

Tout cela dépend des dynamiques : il peut être pertinent de se lier sur le plan militant, de la base au sommet, avec une organisation dans laquelle des centaines de milliers de personnes se tournent vers l’action, vers la gauche, mais ça peut être dangereux si au contraire ces structures s’intègrent de plus en plus dans les institutions ; il peut être alors pertinent de ne garder que des relations de direction à direction, par en haut, pour ne pas se mélanger… tandis que, au contraire, dans une autre situation, des relations uniquement par en haut peuvent enserrer les révolutionnaires dans un carcan dont il serait difficile de s’extraire. Là encore, tout est question d’analyse, de processus, pas d’une vision abstraite.

La discussion autour de la formule du « gouvernement ouvrier » naît en Allemagne au début des années vingt, lorsque le Parti communiste est confronté à la possibilité de participer à des gouvernements régionaux dans le cadre d’une montée révolutionnaire des masses, d’un appareil d’État ébranlé et de dynamiques unitaires entre KPD, USPD et un SPD dans lequel la gauche est majoritaire. François Sabado rappelle que les textes de la IIIe Internationale précisaient que le gouvernement ouvrier « est une conséquence inévitable de la tactique du front unique » (20). En effet, le problème est posé pour les révolutionnaires de concrétiser sur le terrain du pouvoir la dynamique ouvrière et populaire alors même que, dans les démocraties bourgeoises, les possibilités institutionnelles de l’exprimer et la concrétiser sont nombreuses. Nous connaissons la capacité des institutions du capitalisme à faire entrer la radicalité dans les institutions pour la vider de sa dynamique et de son potentiel subversif, l’exemple le plus dramatique étant celui de la « légalisation des conquêtes » lors de la révolution espagnole. 

Mais en Allemagne, avant la prise du pouvoir par Staline dans l’Internationale, les révolutionnaires se dotent d’une méthode leur permettant de ne pas trahir les intérêts du mouvement tout en étant contraints, par les masses qui souhaitent leur participation au gouvernement, de se compromettre : la formule du gouvernement ouvrier leur permet de discuter des critères politiques qui permettraient une participation du Parti communiste à un gouvernement et, par conséquent, à déterminer les alliances électorales possibles ou exclues. « Gouvernement ouvrier et dictature du prolétariat ne sont pas synonymes », indiquent les textes de l’IC. Karl Radek, dirigeant de l’Internationale, précise même : « le gouvernement ouvrier n’est pas la dictature du prolétariat. C’est une transition possible – non obligatoire – vers la dictature du prolétariat ». « Un court épisode dans la voie de la dictature du prolétariat », reprendra Trotski dans le Programme de transition (21).

Cette discussion, conçue dans une période cruciale de la lutte des classes, est la meilleure référence pour nous qui ne pouvons pas actuellement nous appuyer sur des expériences pratiques d’une telle intensité. Ainsi, la question clé est de savoir si un gouvernement – dans le cadre des institutions bourgeoises ou non – a la capacité d’engager une transition du capitalisme au socialisme. Ou, au contraire, si c’est un cadre qui étouffe la révolution. 

La brochure cite Trotsky : « Le premier écueil à éviteret c’est un risque vu la grande généralité de la formule (c’est l’envers de ses avantages) est qu’on lui attribue un sens purement parlementaire. Ainsi donc le mot d’ordre de gouvernement ouvrier (…) n’est pas un mot d’ordre de combinaisons parlementaires : c’est le mot d’ordre d’un mouvement massif du prolétariat, se libérant complètement des combinaisons parlementaires avec la bourgeoisie, s’opposant lui-même à la bourgeoisie et opposant l’idée de son propre gouvernement à toutes les combinaisons parlementaires bourgeoises (…). Un gouvernement de ce genre n’est possible que s’il nait dans la lutte des masses même, s’il s’appuie sur des organes ouvriers aptes au combat et créés par les couches les plus vastes des masses arriérées. » (22)

Les questions clés sont donc : la dynamique d’un tel gouvernement, son centre de gravité dans ou en dehors des institutions, pour déterminer s’il peut aboutir à son propre débordement ; sa composition en termes d’organisations, qui doit exclure toute organisation bourgeoise ; et son programme. Ce sont les critères qui indiquent la probabilité que ce gouvernement soit une étape permettant d’aiguiser la lutte des classes et de clarifier l’impossibilité de changer la société par les institutions ou un organe de collaboration de classe aboutissant à une stabilisation du système (et les exemples historiques sont nombreux, des Fronts populaires des années trente composant avec les « radicaux », des gouvernements de compromis avec la bourgeoisie au Brésil de Lula, sans parler de gouvernements plus faciles à caractériser comme ceux de Mitterrand, Jospin et Hollande).

De ce point de vue, il est hors de question pour les révolutionnaires de participer à un gouvernement à froid, comme la NUPES le proposait au NPA à la suite de la présidentielle de 2022, comme il est exclu de participer à un gouvernement avec le Parti socialiste ou EELV, qui ont fait la démonstration à une échelle de masse de leur fidélité aux intérêts du système, et comme il est également impossible de participer à un gouvernement qui ne se fixerait pas des tâches minimales de subversion de l’appareil d’État, en particulier d’opposition à sa police et son armée.

Face au contexte de l’Allemagne des années 1920, la IIIe Internationale précise que « le programme le plus élémentaire d’un gouvernement ouvrier doit consister à armer le prolétariat, à désarmer les organisations bourgeoises contre-révolutionnaires, à instaurer le contrôle de la production, à faire tomber sur les riches le principal fardeau des impôts, et à briser la résistance de la bourgeoisie contre-révolutionnaire. » (23)

Les situations auxquelles nous sommes confronté·es actuellement sont éloignées de celle-ci, mais les violences policières et racistes, ainsi que la montée de l’extrême droite, aux États-Unis, au Brésil ou en France, nous montrent l’actualité de positionnements contre les forces armées de l’État et la nécessité d’organes d’autodéfense des exploité·es et des opprimé·es.

 

La démarche transitoire

 

Les révolutionnaires doivent s’efforcer de formuler des mots d’ordre qui s’approchent de ces critères, qui permettent aux prolétaires de comprendre la différence entre un gouvernement de gestion du capitalisme et un gouvernement anticapitaliste, engageant une rupture. Certain·es militant·es croient qu’il suffirait de bien expliquer et d’avoir des formules radicales, nous différenciant des réformistes, pour convaincre. Ce type d’explication ne fonctionne pas, en général, à part à l’échelle individuelle, elle risque même de nous faire passer pour des idéologues, des ultimatistes sectaires. La méthode qui fonctionne (un peu) est de présenter des formules partant des préoccupations des masses mais en suggérant la nécessité d’une rupture avec la propriété et l’État. C’est le sens du programme de transition, de la démarche transitoire dans son ensemble. Ainsi, les campagnes Poutou ont tenté d’expliquer un mot d’ordre de « désarmement de la police » déjà difficile à assumer, de réquisition des entreprises qui polluent en montrant la différence entre contrôle public étatique et contrôle par les salarié·es, ou encore d’exiger le retrait des troupes françaises et l’arrêt des ventes d’armes.

La discussion/confrontation publique avec les réformistes est un point clé pour nous car les différences n’apparaissent jamais mieux que quand on les confronte les unes aux autres. Nous devons donc accepter – voire susciter – tous les débats publics avec les autres organisations du mouvement ouvrier, que ce soit des meetings débats, dans lesquels on ne tait pas nos désaccords et nos positions, que ce soit des rencontres d’organisation à organisation dont on rend publics les éléments (au contraire des réformistes qui préfèrent en général des réunions secrètes), la situation la plus favorable étant de réaliser ces démonstrations dans un contexte de mobilisation militante, des campagnes politiques comme l’opposition au Traité constitutionnel en 2005 ou, mieux encore, des luttes sociales de masse. 

Les campagnes électorales sont aussi des moments de grandes discussions/confrontations politiques. C’est pour cette raison que nous préférons présenter des candidatures autonomes des révolutionnaires, lorsqu’elles recueillent un soutien minimum qui permet d’obtenir l’oreille des masses, car nous pouvons alors nous adresser à tout le prolétariat, comme la LCR puis le NPA l’ont fait à diverses reprises, par des campagnes propres ou en commun avec Lutte ouvrière. Mais ces campagnes doivent absolument conserver l’équilibre de la définition du parti unitaire, existant au sein du mouvement ouvrier, et l’explication pédagogique, dans le cadre de la démarche transitoire, des désaccords avec les réformistes.

On nous reproche alors le seul fait d’exister séparément des réformistes, reproche auquel on répond par la réalité et la légitimité des désaccords et par le fait que ce sont les rapports de forces sociaux qui déterminent fondamentalement les résultats électoraux, pas l’inverse. Ainsi, il semble sérieux de convenir que les campagnes Poutou n’ont jamais affaibli Mélenchon, qu’en avançant des explications radicales elles ont globalement tiré vers la gauche et permis à Mélenchon de se présenter comme l’aile raisonnable de la gauche. Sans parler du fait, plus important encore, que les politiques réellement menées par les organisations au pouvoir dans le cadre de l’appareil d’État sont encore plus déterminées par les rapports de forces et que, pour qu’un gouvernement de gauche réformiste ait une vague chance de présenter quelques mesures sociales, il faut qu’il soit mis sous pression sur sa gauche par l’existence de forces indépendantes en embuscade.

 

Le soviet, forme supérieure du front unique

 

L’unité du prolétariat peut se réaliser par de multiples biais, partiels ou plus complets : fusions syndicales, alliances politiques, gouvernement ouvrier, structures d’auto-organisation, etc. Plus ces cadres sont liés à l’auto-activité des masses, aux luttes, à l’affrontement avec la propriété et l’État, plus ils convergent vers le modèle soviétique, celui de comités de base créant « la possibilité organisationnelle pour les ouvriers des différentes tendances politiques, d’un niveau de développement différent, d’unir leurs efforts dans la lutte révolutionnaire pour le pouvoir. » (24)

Ces soviets (conseils) sont à la fois des organes unifiant la classe contre la bourgeoisie, des cadres rassemblant au-delà du seul prolétariat dans une dynamique militante dirigée par celui-ci, une forme de contestation du pouvoir politique de la bourgeoisie et le début d’une nouvelle organisation démocratique susceptible de se projeter dans le dépérissement de l’État et le communisme.

L’expérience historique nous convie à éviter le relativisme comme le fétichisme. Ainsi, dans le débat avec Andreu Nin sur la Révolution espagnole, Trotsky combat une vision qui consiste à croire que les organisations ouvrières de masse pourraient remplacer les soviets. Trotsky a alors intégré la position que Lénine défendait contre lui dans la discussion sur la militarisation des syndicats en Russie soviétique. Les soviets sont des organisations vivantes qui ne doivent pas être encadrées par les structures plus figées que sont les syndicats, qui eux-mêmes doivent être indépendants du Parti et de l’appareil d’État. En effet, les soviets discutent, votent, élisent, révoquent à tout moment, là où les organisations mandatent pour des moyennes ou longues durées, avec un contrôle plus limité, donc avec des risques plus forts de bureaucratisation et d’autonomisation des appareils.

Trotsky combat aussi le fétichisme qui consisterait à vouloir reproduire le modèle de la Russie en tout temps et tout lieu : « Je me demande parfois pourquoi il n’y a pas de soviets en Espagne ? (…) Il apparaît que le mot d’ordre des juntas est lié dans l’esprit des ouvriers espagnols à celui des soviets, et que, pour cette raison, il leur semble trop dur, trop décisif, trop “russe”. C’est-à-dire qu’ils le considèrent avec des yeux différents de ceux qu’avaient les ouvriers russes à la même étape. Ne sommes-nous pas ici confrontés à un paradoxe historique, puisque nous voyons l’existence de soviets en Russie agir comme un facteur qui paralyse la création de soviets dans d’autres pays révolutionnaires ? Il faut accorder à cette question la plus extrême attention dans des conversations personnelles avec les ouvriers de toutes les régions de votre pays. De toute façon, si le mot d’ordre des juntas (soviets) ne parvenait pas à trouver un écho, alors il faudrait nous concentrer sur celui des comités d’usine. J’ai traité ce point dans l’article mentionné plus haut sur le contrôle ouvrier. Sur la base des comités d’usine, nous pouvons développer l’organisation soviétique sans mentionner les soviets en tant que tels. » (25)

Aujourd’hui, les soviets d’usine ne peuvent pas être le seul cadre d’auto-organisation de la classe : si on considère que le prolétariat comprend plus de 20 millions de travailleuses et travailleurs en exercice en France (26), et que 10,5 millions d’entre elleux sont salarié·es dans des entreprises de plus de 10 salarié·es, on comprend que des millions de prolétaires ne peuvent s’organiser que sur une base territoriale… ce qui était d’ailleurs déjà le cas pendant la révolution russe et la révolution allemande. Les formes d’organisation vues pendant la mobilisation des Gilets jaunes ou les structures interprofessionnelles de quartiers sont sans doute les meilleurs exemples de ce qu’un processus révolutionnaire produira au côté des soviets d’usines.

Dans les comités pour les sans-abris, les brigades de solidarité pour nourrir les plus pauvres pendant la pandémie de Covid, les rassemblements contre la présence du RN devant une usine ou leurs agissements dans une mairie, dans les grèves générales ou les batailles syndicales, la politique de front unique est toujours au cœur de l’action des révolutionnaires. Un militant disait qu’on reconnaît le ou la trotskyste au fait que quelques mois après son arrivée quelque part, ceux qui l’entourent se révoltent en disant : « c’est vrai, il/elle a raison, on est tous d’accord avec ça ! ». La politique de front unique est la capacité à sentir, formuler, organiser la lutte, avec toutes celles et ceux qui pourraient être d’accord. Son rôle essentiel n’est pas de « plumer la volaille » (27), c’est-à-dire montrer que les réformistes ne veulent pas mobiliser et ainsi recruter leurs partisan·es déçu·es. Son but est de tout tenter pour construire une mobilisation réelle, modifiant le rapport de forces, élevant le niveau de conscience, la confiance du prolétariat dans sa propre force. Le front unique est « un moyen de rassembler la classe ouvrière en partant de ses revendications immédiates, mais sans dissimuler le but final qui est la révolution socialiste, vers lequel conduira la tactique par le développement normal du mouvement, ranimant dans la classe ouvrière la confiance en soi et la foi révolutionnaire. Si elle est une menace pour les chefs réformistes, elle ne l’est que pour ceux qui sont définitivement ralliés à la collaboration avec la bourgeoisie, pour ceux qui veulent aujourd’hui maintenir l’action ouvrière dans les cadres du régime et de l’Europe non viable de la paix versaillaise, après avoir accepté de diviser les ouvriers en alliés et en ennemis pendant la guerre. Ceux-là, le front unique aiderait à les démasquer, mais ce ne serait jamais qu’un résultat secondaire et accessoire de la tactique. » (28) 

Plus que jamais, dans ces temps où le capitalisme montre des signes de pourrissement, où la révolution devient une urgence face à la crise écologique, la crise économique, les pandémies, la pauvreté qui se développe et alors que le facteur subjectif, c’est-à-dire la conscience de classe et l’existence d’un parti révolutionnaire de masse l’incarnant, est au plus bas, la politique de front unique est la meilleure façon de combler les décalages, d’accélérer les processus, d’engager la lutte.

On prétend qu’Archimède aurait dit : « Donnez-moi un point fixe et un levier et je soulèverai la Terre. »

 

 

Antoine Larrache, membre du Comité international de la IVe Internationale, est membre du Comité exécutif du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France).

 

1. Alias Jean-Pierre Debourdeau, militant à Dijon, voir la notice sur le Maitron à propos de notre camarade : https://maitron.fr/spip.php?article21690

2. Voir Les superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l’histoire, F. Jakubowky, EDI, 1971.

3. Hélène Carrère d’Encausse, « Unité prolétarienne et diversité́ nationale. Lénine et la théorie de l’autodétermination », Revue française de science politique, XXI, n° 2, avril 1971, p. 230. 

4. Daniel Bensaïd, Le sourire du spectre, Éd. Michalon, 2000.

5. L. Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienneŒuvres – janvier 1932 (https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1932/01/320127.htm), cité par François Sabado (2005), « Démarche transitoire, Front unique, gouvernement ouvrier. Retour critique sur l’expérience de la LCR, du MIR chilien et de la DS brésilienne » : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article527 

6. L. Trotsky, 1936.

7. https://www.ernestmandel.org/fr/ecrits/txt/1953/sources_theoriques_et_historique.htm

8. L. Trotsky, « Où va l’Allemagne », « Sous le régime de la bourgeoisie existent déjà des embryons du pouvoir de la classe ouvrière sous la forme des organisations ouvrières ».

9. K. Marx, F. Engels, 1848.

10. L. Trotsky, Le front unique et le communisme en France, 1922.

11. Léon Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, janvier 1932. Noske et Zörgiebel sont des dirigeants du SPD, responsables du massacre de communistes.

12. Il faut replacer la brochure dans son contexte : écrite en 1976, elle visait à s’opposer à la vision droitière et par en haut développée par le courant lambertiste, vision liée à la politique de l’OCI de soutien à la candidature de Mitterrand.

13. Voir note 5.

14. Même si le déroulé traditionnellement admis est aujourd’hui remis en cause, la symbolique de l’événement reste… Voir l’enregistrement de la conférence du 19 juin 2018 de Antoine Prost et Pierre Cours-Salies à l’Institut d’histoire sociale (IHS) animée par Gérard Alezard : Des sifflets dans la forteresse. Ce qui s’est joué à Billancourt le 27 mai 1968, à écouter ici : https://www.ihs.cgt.fr/des-sifflets-dans-la-forteresse-ce-qui-sest-joue-a-billancourt-le-27-mai-1968-2/

15. SFIO et SFIC : la voie du débouché , La Vérité n° 220, numéro spécial de septembre 1934.

16. Lettre à Andreu Nin, 15 février 1931.

17. Compte rendu sténographique d’une discussion avec des militants du SWP, 31 mai 1938.

18. Lire V. I. Lénine, L’État et la révolution, 1917.

19. L. Trotsky, Et maintenant ?, 1932.

20. F. Sabado, op. cit., note 5.

21. Passage extrait de F. Sabado, op. cit. 

22. L. Trotsky (1922), Le gouvernement ouvrier en France.

23. IVe Congrès de l’Internationale communiste (1922), Résolution sur la tactique de l’Internationale communiste : https://www.marxists.org/francais/inter_com/1922/ic4_01.htm

24. L. Trotsky (1932), Et maintenant ? (cité par la brochure).

25. L. Trotsky, Les soviets et le problème de la balkanisation, Lettre à A. Nin, 1er septembre 1931.

26. À partir des catégories socioprofessionnelles de l’INSEE, si on intègre ouvriers, employés hors police et armée et une partie des professions intermédiaires et des personnes sans activité professionnelle, Tableau de l’économie française, 2010, chiffres 2008.

27. « Un de ses membres [de l’Internationale communiste] monta à la tribune pour défendre la tactique que, l’un après l’autre, les secrétaires fédéraux condamnaient (46) ou approuvaient (12) mollement. Il le fit de telle façon que son intervention fut une véritable catastrophe. C’est lui, qui en cette occasion, lança la formule destinée à devenir célèbre : “plumer la volaille”. Il ne comprenait pas que le front unique provoquât tant d’émoi ; ce n’était expliquait-il qu’une habile manœuvre permettant de dépouiller les partis socialistes et les syndicats réformistes de leurs adhérents qu’on arracherait un à un comme les plumes d’un poulet. Comme on peut l’imaginer, la “volaille” ainsi prévenue, s’agita, railla, cria, pour la plus grande joie de la galerie et la consternation des amis du candide “plumeur”. » Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine, 1922.

28. Idem.

 

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