Avec la mobilisation partielle immédiate des forces armées russes décrétée aujourd’hui, le 21 septembre 2022, et l’annexion annoncée des territoires ukrainiens de l’est et du sud, le régime de Poutine a fait monter la guerre d’un cran. Les dirigeants du Kremlin interpréteront alors les avancées ukrainiennes dans ces régions comme des attaques contre le territoire russe et déclareront qu’ils doivent se défendre. Poutine et sa clique admettent ainsi que leur campagne de conquête était sur le point de se solder par une défaite. Cette aggravation va sans aucun doute alimenter les débats conflictuels entre ceux et celles qui militent pour une société socialiste, sur l’analyse de cette guerre et les conséquences qui en découlent. Mais la crainte d’une nouvelle escalade ne doit pas masquer les caractéristiques et la dynamique de cette guerre.
Dans les pays germanophones, un vif débat a éclaté au sein de la gauche parmi les militant∙es qui étaient jusqu’à présent proches sur de nombreuses autres questions, pour savoir si et comment le peuple ukrainien devait se défendre contre les troupes d’occupation russes et surtout si et comment nous, en Europe, devions soutenir cette défense. Dans cet article, je prends position sur les principaux points de désaccord dans ce débat.
Au nom du « groupe des 15 », je remercie les cinq auteurs pour leur réponse à notre critique de leur premier article dans Junge Welt. Après avoir consulté les 15 signataires de notre article (1), je réponds à nouveau.
Nous n’étions pas certain·es de la pertinence d’une nouvelle réponse. La réponse de Heino Berg, Thies Gleiss, Jakob Schäfer, Matthias Schindler et Winfried Wolf, a révélé aux camarades de Pologne et d’Ukraine combien la guerre d’occupation russe est perçue différemment et combien les réponses politiques sont différentes. Il y a là un fossé qu’il est difficile de combler pour l’instant. Je commencerai par faire quelques rectifications. Ensuite, je m’exprimerai sur le problème de l’impérialisme, sur la question de l’autodétermination et enfin sur le « cœur de la différence », y compris sur les possibilités de cessez-le-feu. Je réponds également au groupe Blauer Montag qui, dans Analyse und Kritik (2), fait remarquer que la gauche ne doit pas courir le risque de se ranger du même côté que les dirigeants des pays impérialistes et qu’il ne s’agit pas de soutenir des États, mais des mouvements émancipateurs.
Victime de la propagande russe ou de ses propres préjugés ?
Je me limiterai ici aux questions de l’interdiction des partis politiques, de la répression de la culture russe et des caractéristiques du gouvernement Zelensky.
« En Ukraine, tous les partis progressistes et surtout de gauche sont interdits depuis le mois de mai », écrivent les cinq auteurs. En effet, au début de la guerre, certains partis ont été interdits. En fait, certains d’entre eux n’étaient pas de gauche, c’étaient des projets politico-commerciaux que certains oligarques utilisaient ou abandonnaient selon leurs besoins. En voici deux exemples. Le soi-disant « Parti socialiste progressiste » était lié à l’ex-président Ianoukovytch et avait des liens étroits avec l’ultranationaliste Alexandre Doudine en Russie. La « Plateforme d’opposition – Pour la vie » était dirigée par le riche entrepreneur et ami de Poutine, Victor Medvedtchouk, qui s’est enrichi grâce à toutes sortes d’affaires louches et était considéré comme devant prendre la tête d’un gouvernement fantoche en Ukraine. Ilya Kiva, un ancien membre du parlement de ce parti, a même demandé en avril à Moscou des frappes préventives avec des armes de destruction massive. Est-ce que ce sont des partis de gauche ? Cela dit leur interdiction était une faute, finalement insignifiante.
Il existe bien des organisations de gauche en Ukraine. L’organisation socialiste démocratique Sotsialnyi Rukh (Mouvement social) agit légalement et mène une campagne contre la révision néolibérale du droit du travail en collaboration avec les syndicats et avec un soutien international. Des groupes anti-autoritaires comme les Collectifs de solidarité, des initiatives féministes et LGBTQ ont la possibilité de faire entendre leur voix. Sotsialnyi Rukh a récemment organisé ouvertement une conférence avec une participation internationale. Cette ouverture contraste manifestement avec la répression systématique qui sévit en Russie. Contrairement à ce qu’affirment les auteurs, l’influence de la droite et des fascistes a diminué par rapport à 2014.
L’affirmation selon laquelle « toute culture russe a été interdite » est également fausse. Jusqu’en 2014, la langue et la culture russes dominaient. Presque chaque personne en Ukraine parle l’ukrainien et le russe. L’ukrainien n’a été reconnu comme langue officielle qu’en 1989. Depuis 2018, l’ukrainien est la langue officielle dans les relations avec les autorités. Un regard superficiel sur la problématique des langues ne permet pas de comprendre que la langue et la culture ukrainiennes ont été opprimées pendant des siècles par la colonisation. Le russe était parlé dans les villes et par les classes sociales aisées. Les bolcheviks n’ont eux aussi que superficiellement reconnu la portée du problème linguistique en Ukraine, bien qu’ils aient reconnu le droit à l’autodétermination sous la pression de Lénine. Un regard critique sur leurs actions contradictoires pendant la période révolutionnaire révèle à quel point ils ont eu du mal à gérer la situation en Ukraine. Le PCUS stalinien a mené une russification brutale, que Poutine a reprise dans les régions sous contrôle russe. Mais contrairement à l’instrumentalisation politique de la langue, c’est tout simplement le bilinguisme qui domine parmi les jeunes. Il serait intéressant de se pencher sur les conflits linguistiques dans les luttes anticoloniales.
L’Ukraine risque effectivement de devenir un laboratoire néolibéral brutal. Le Parlement et le président Zelensky, également conseillés par le Fonds monétaire international (FMI) et le gouvernement britannique, ont décidé « d’assouplir » largement le droit du travail. La protection contre le licenciement a été réduite et le temps de travail maximal possible (et non le temps de travail général) a été porté à 60 heures par semaine. Jusqu’à présent, il existait encore en Ukraine de nombreux héritages du droit du travail soviétique, qui offraient des garanties considérables aux salariés. Les salariés russes ont perdu ces garanties dans les années 1990. L’OIT a indiqué en mai que la guerre russe et ses conséquences avaient détruit 30 % des emplois. Des millions de travailleurs ont perdu leur emploi (3) La Russie a instauré un régime de terreur dans les territoires occupés, sans aucun droit du travail.
Cette situation difficile est une raison de plus pour nous solidariser avec les syndicats et les groupes socialistes, anarchistes et féministes en Ukraine. Ceux-ci luttent contre les troupes d’occupation russes et s’opposent en même temps aux contre-réformes néolibérales de leur propre gouvernement. Les débats sur la reconstruction du pays sont déjà nombreux. Ce n’est pas un hasard si les forces de gauche qui se solidarisent avec la résistance ukrainienne contre l’occupation russe sont aussi celles qui s’engagent le plus énergiquement pour une reconstruction solidaire et écologique de l’Ukraine.
Impérialismes : l’un mauvais, l’autre pire ?
Les cinq auteurs s’étendent longuement pour documenter une fois de plus le caractère agressif de l’impérialisme américain. En réaffirmant ce truisme, ils ne contribuent pas à faire avancer la connaissance. Le décompte des massacres causés par les États-Unis dans le cadre de la guerre d’occupation russe en Ukraine n’a aucun sens, sauf si l’on veut dire que l’impérialisme russe serait tout de même un peu moins dangereux. Il est significatif que les auteurs ne mentionnent pas la destruction de l’Afghanistan par l’Union soviétique, ni celle de la Tchétchénie et de la Syrie par la Russie.
Si l’élargissement de l’OTAN était vraiment la cause centrale des tensions, les conflits auraient dû atteindre un point culminant vers 2004, lorsque la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie ont rejoint l’OTAN. Or, c’est précisément à cette époque que les liens économiques de nombreux pays européens ainsi que des États-Unis avec la Russie se sont nettement intensifiés. L’orientation stratégique de secteurs importants du capital allemand vers un partenariat de longue durée avec le capital fossile de la Russie est devenue de plus en plus marquée. Les exportations étatsuniennes vers la Russie n’ont commencé à diminuer qu’à partir de 2014. Comme on le sait, c’est cette année-là que la Russie a annexé la péninsule de Crimée et lancé la quasi-intégration de la région du Donbass. De même, les investissements directs étrangers en Russie n’ont connu un recul qu’en 2014 (hormis la chute après la crise financière de 2008-2010) et ils ont ensuite fluctué sans qu’une tendance soit claire. Jusqu’à cette époque, le régime de Poutine a rempli pendant une décennie et demie une fonction importante de régulation dans sa zone d’influence, qui a également beaucoup servi le capital « occidental ». Le capital allemand n’a pas été troublé par l’attaque russe de 2014 et il a poursuivi avec ses partenaires russes jusqu’à ce que Poutine mette fin brutalement et de manière surprenante à ces relations de partenariat avec sa « guerre pour le changement de régime à Kiev » de grande envergure contre l’Ukraine. Paradoxalement, les partis de gauche qui se prononcent en faveur d’une entente avec la Russie ne sont pas très éloignés des fractions du capital allemand, qui ont jusqu’à présent misé sur le partenariat germano-russe.
Il va de soi que les dirigeants étatsuniens, européens et ceux de l’OTAN poursuivent leurs propres objectifs en livrant des armes à l’Ukraine de manière réfléchie et dosée – et cela n’a rien à voir avec la défense des droits démocratiques et sociaux. Il est tout aussi évident que la guerre d’occupation russe en Ukraine doit être replacée dans son contexte géopolitique (4). Par cette guerre, les puissances impérialistes étalent également leur rivalité. Ces constatations sont banales. Mais elles ne doivent pas être un prétexte pour faire abstraction de la situation sociale et de l’évolution concrète de la guerre en Ukraine.
Empire russe et autodétermination nationale
Nous n’avons pas la même caractérisation du régime de Poutine que les cinq auteurs. Ils acceptent à contre-cœur de définir la Russie comme impérialiste, alors qu’un de ces auteurs avait jusqu’à présent reconnu à la Russie des intérêts légitimes en matière de sécurité et de sphères d’influence.
Les cinq auteurs estiment que nous attribuons aux dirigeants du Kremlin des objectifs exclusivement démoniaques sans contenu rationnel. Bien au contraire, Poutine et sa clique agissent de manière tout à fait cohérente, mais dans le cadre de leur projet de reconstitution d’un grand empire russe. L’affirmation d’une nation ukrainienne est en contradiction avec ce projet. C’est pourquoi le régime de Poutine remet fondamentalement en question l’Ukraine sur le plan militaire, économique, social et culturel. Ce régime poursuit le projet de la Grande Russie dans sa propre logique et en grande partie indépendamment de la question de savoir si et comment l’OTAN poursuit son expansion. En se référant ouvertement à l’empire tsariste, Poutine souligne que son projet n’est pas purement économique, mais tout autant politique et culturel.
De plus, l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN n’était pas et n’est toujours pas à l’ordre du jour. Il est avéré que l’Ukraine a fait des concessions substantielles aux négociateurs russes, tant avant l’attaque russe qu’au cours des premiers jours de la guerre. Mais le régime de Poutine ne voulait pas annuler sa campagne planifiée de longue date. Poutine avait inscrit depuis longtemps dans son programme la destruction de l’Ukraine en tant qu’État indépendant (5). Dans ce contexte, une partie de la gauche en Europe et aux États-Unis accepte la politique des sphères d’influence et attribue même à la Russie des zones d’influence et des intérêts de sécurité légitimes. C’est fondamentalement inacceptable (6). Qui aurait l’idée de reconnaître aux États-Unis des intérêts légitimes en matière de sécurité vis-à-vis de Cuba, du Mexique, du Venezuela ? Ou à la France vis-à-vis de l’Algérie ?
Mais le régime de Poutine est désormais victime de ses propres erreurs d’appréciation. La principale erreur d’appréciation – non seulement de Poutine mais aussi des gouvernements occidentaux et de la gauche en Occident – concerne la détermination et l’unité de la résistance ukrainienne contre l’impérialisme russe, qu’ils ont tous massivement sous-estimées.
Les cinq auteurs ne reconnaissent pas la signification profonde de l’indépendance nationale pour la majeure partie de la population ukrainienne. Ils méconnaissent leur longue expérience de la domination coloniale russe. Plus clairement encore, ils placent explicitement les régimes russe et ukrainien sur le même plan. Ce faisant, ils ne parviennent pas à comprendre la dynamique sociale en Ukraine et donc la dynamique de la guerre. Sans une participation et une mobilisation massives de la population, il n’aurait pas été possible de chasser les troupes russes de la région de Kiev et du nord du pays au début de la guerre. De même, l’armée ukrainienne n’aurait pas pu remporter les récents et impressionnants succès militaires à l’est de Kharkiv, à Louhansk et dans la région de Kherson. Les soldats ukrainiens se battent pour leur société et leurs droits démocratiques. Les soldats russes ne savent pas quelle est leur mission sur un territoire étranger et refusent de plus en plus d’être utilisés comme chair à canon. C’est une différence fondamentale. Et cette différence, les cinq auteurs et de nombreux militant∙es de gauche en Europe ne veulent pas la voir, ne tenant pas compte de la longue expérience coloniale des habitant∙es de l’Ukraine et ne comprenant donc pas leur volonté de s’affirmer.
À propos du « cœur de la divergence »
Les cinq auteurs identifient le « cœur de la divergence » : la défense de l’Ukraine implique un tribut de sang injustifié. Mais avec ce raisonnement – en apparence pacifiste – ils auraient également dû rejeter la résistance des Kurdes du nord de la Syrie contre l’État islamique, la lutte de libération du peuple vietnamien contre les États-Unis et la lutte anticoloniale des Algériens contre l’occupant français. Toutes ces luttes ont exigé des sacrifices incommensurables de la part des populations. Les Kurdes auraient-ils dû se contenter d’opposer une « résistance sociale » à l’État islamique ? Auraient-ils dû refuser de collaborer avec l’armée de l’air américaine, qui a systématiquement bombardé les positions de l’État islamique de manière coordonnée ou qui offre encore une fragile protection contre les bombardements turcs ? Les Syriens auraient-ils dû se laisser massacrer pacifiquement par Assad ? Les Algériens auraient-ils dû accepter des décennies supplémentaires de colonisation brutale française ? Le peuple vietnamien aurait-il dû laisser son pays devenir un avant-poste de l’impérialisme américain ?
Ces mouvements de résistance sont très différents les uns des autres. Certains s’appuyaient sur une partie de la bourgeoisie nationale, d’autres sur une bureaucratie de parti et d’État, d’autres encore étaient plus ancrés dans les masses paysannes ou urbaines. Certains étaient autoritaires dès le début – ce qu’une certaine gauche dans les centres impérialistes a volontiers occulté. Tous avaient en commun l’aspiration à l’autodétermination nationale et culturelle, que ce soit dans le cadre d’un État national ou d’une autonomie dans des États existants. Mais leur lutte contre les puissances impérialistes a toujours été justifiée. C’est ici que la problématique de la langue nous rattrape une nouvelle fois. La lutte de libération algérienne et les conflits sociaux qui ont suivi ont également été marqués par une arabisation et une éviction de la langue française. Dans les premières années du processus révolutionnaire, les dirigeants politiques du Rojava ont promu la langue kurde et ont partiellement évincé l’arabe de l’enseignement et des relations avec les autorités. Il n’est pas surprenant que cela ait conduit à des conflits. Il est évident que ces processus ont aussi leurs aspects problématiques – notamment la discrimination des minorités. Il ne faut pas oublier que le mouvement du Rojava/nord-est de la Syrie a également mis en place ses propres institutions proto-étatiques et les défend aujourd’hui du mieux qu’il peut, parfois avec des alliances et des accords douteux avec les États-Unis et la dictature d’Assad. Il reste bien entendu nécessaire de se pencher de manière critique sur les méthodes et les objectifs de ces mouvements, qui visaient tous, sans exception, une forme d’État. Ceux-là même qui se montrent solidaires de la résistance ukrainienne expriment tout aussi clairement leurs critiques à l’égard de la situation politique et sociale en Ukraine.
Mais les cinq auteurs font autre chose. Ils délégitiment la résistance ukrainienne sans s’engager le moins du monde dans des discussions avec les syndicats, les féministes et les socialistes ukrainiens. Ils refusent la solidarité et exigent un cessez-le-feu immédiat. De manière paternaliste et dans une perspective résolument allemande ou ouest-européenne, les cinq auteurs recommandent à la population ukrainienne d’abandonner la lutte militaire contre les troupes d’occupation. Dans le premier texte de Junge Welt, ils conseillent la « résistance sociale » de manière abstraite, décontextualisée et finalement apparaissant comme un alibi. Ils envoient ainsi leur poing verbal au visage des combattants civils et militaires de la classe ouvrière ukrainienne et estiment, depuis une Allemagne où ils sont en sécurité, qu’il ne vaut pas la peine de se battre pour une Ukraine indépendante.
En contradiction avec leurs déclarations précédentes sur les victimes non responsables d’une résistance militaire et totalement hors contexte, les cinq auteurs avancent dans leur réponse qu’ils soutiendraient des milices de gauche indépendantes. De telles milices pourraient-elles s’imposer face au déluge de feu généralisé de l’artillerie russe ? Eux-mêmes savent que c’est absurde et que cela ne réduirait en aucun cas le nombre de victimes. Les YPG (Unités de protection du peuple, kurdes) et les Forces démocratiques syriennes ont fait une expérience similaire dans le nord de la Syrie, et c’est pourquoi ils n’ont pas eu d’autre choix que de se faire protéger par l’armée de l’air high-tech des États-Unis. Oui, la situation mondiale est devenue aussi compliquée que cela.
Un cessez-le-feu immédiat ?
Les cinq auteurs plaident pour un cessez-le-feu immédiat. Ils sont suffisamment expérimentés pour savoir que les cessez-le-feu sont conclus ou imposés sur la base de rapports de force réels. Ils l’admettent également dans leur réponse. Les dirigeants russes ont mentionné à plusieurs reprises la condition préalable à un cessez-le-feu : la capitulation ukrainienne. Dimitri Medvedev (ex-président et chef adjoint du Conseil de sécurité) a répété pompeusement cette condition le 12 septembre sur Telegram. Tant que les dirigeants russes sont en mesure de défendre cette position, demander un cessez-le-feu revient à accepter l’occupation russe.
Les cinq auteurs l’admettent implicitement. Mais cela signifie concrètement : camps de filtration, mise au pas des médias, interdiction de la langue et de la culture ukrainiennes, russification de l’espace public et du système éducatif, déportations de personnes ukrainiennes, y compris des enfants, destruction ciblée de biens culturels ukrainiens (musées, archives, monuments), répression et torture systématiques et également de nombreux morts. Autrement dit, tout le programme d’une dictature d’occupation avec le démantèlement ciblé de la cohésion sociale. Tout cela est déjà en cours. Il existe désormais d’innombrables témoignages de cette amère réalité dans les territoires occupés par la Russie. Les massacres et les tortures dans les territoires occupés indiquent quelles sont les possibilités d’une « résistance sociale ». Dans ces conditions, un régime d’occupation est-il vraiment plus humanitaire que la protection de la population par des armes efficaces ?
Le fait que le gouvernement Zelensky mène une politique néolibérale au service du capital – pas nécessairement des oligarques – ne change rien à la volonté légitime d’affirmation de la population ukrainienne face au régime d’occupation russe. Les récents succès militaires auraient tout simplement été impossibles sans cet énorme effort collectif. Même les meilleures armes et les informations les plus complètes des services secrets américains seraient inutiles si les gens ne pouvaient rien en faire. La défaite américaine en Afghanistan a d’ailleurs montré une fois de plus à quel point la population est importante. Lorsque les socialistes, les anarchistes et les féministes ukrainiens demandent des armes efficaces aux États-Unis et aux pays européens (et à qui d’autre ?), cela ne signifie en aucun cas qu’ils se soumettent au gouvernement Zelensky ou aux impérialismes occidentaux. Bien au contraire, elles et ils poursuivent leur résistance politique contre les contre-réformes néolibérales et la transformation du pays en une vaste zone économique spéciale du capital occidental. Oui, la défense est même la condition sine qua non pour qu’ils puissent mener cette lutte. Car sous l’occupation russe, tout travail politique ouvert serait impossible à long terme.
Les récents succès militaires de l’Ukraine montrent à quel point les cinq auteurs se trompent. Ce n’est que sur la base des défaites décisives de l’armée russe que la fin des combats pourrait apparaître comme un scénario réaliste. De telles défaites poussent le régime de Poutine dans ses retranchements et ouvrent de nouvelles marges de manœuvre aux différents mouvements d’opposition et au mouvement anti-guerre en Russie. Le régime de Poutine sait qu’une nouvelle escalade est extrêmement risquée et pourrait précipiter sa fin. Pourtant, il menace de détruire en masse les infrastructures de l’Ukraine. Veut-il imiter les destructions des États-Unis au Vietnam par des bombardements à grande échelle ? La propagande de plus en plus génocidaire contre la population ukrainienne dans les médias russes et la destruction complète de l’infrastructure ukrainienne exigée dans ces mêmes médias révèlent une dynamique propre au sein et autour de l’entreprise de domination.
Le régime de Poutine fait monter la guerre d’un cran avec la mobilisation partielle immédiate des forces armées russes décrétée le 21 septembre et l’annexion annoncée de nouvelles parties des oblasts de Donetsk, Louhansk, Zaporijjia et Kherson. Les dirigeants du Kremlin interpréteront alors les avancées ukrainiennes dans ces régions comme des attaques contre le territoire russe et déclareront ainsi qu’ils doivent se défendre. Poutine et sa clique admettent ainsi que leur campagne de conquête était sur le point de se solder par une défaite.
Sur le champ de bataille, cela ne changera pas la dynamique de la guerre à court terme. Mais sur le plan politique Poutine joue peut-être sa dernière carte pour faire pression sur les gouvernements européens et américain et effrayer les populations. Mais si les succès ukrainiens se poursuivent, ils peuvent provoquer une crise profonde du régime russe et mettre fin à la guerre. Soutenir la résistance ukrainienne améliore donc les chances d’un cessez-le-feu. Cette constatation n’est pas nouvelle. Avec les défaites et l’échec de l’armée étatsunienne au Vietnam, la lassitude de la guerre s’est répandue au sein de la population des États-Unis. Cette défaite et le « syndrome du Vietnam » ont même ouvert la voie à la révolution au Nicaragua en 1979. Pour des raisons évidentes, de nombreuses personnes aux marges de la Russie et en Syrie espèrent une défaite aussi rapide que possible du régime de Poutine.
Dialogue solidaire, projets communs et convergence
Les sociétés et les conditions politiques en Ukraine et en Russie seront différentes après la guerre. Les débats sur la reconstruction sont en cours. Les représentants des intérêts du capital, surtout américains et européens, veulent faire de l’Ukraine un laboratoire de l’enrichissement capitaliste, des marchés du travail flexibles et de l’exportation d’énergie. Des syndicats forts et de nouveaux mouvements socio-écologiques pourraient montrer une alternative solidaire et écologique et la mettre à l’ordre du jour.
Il ne s’agit pas de faire la leçon aux syndicalistes, aux féministes, aux anarchistes et aux socialistes ukrainiens en leur demandant de renoncer à leur résistance militaire contre les troupes d’occupation, ni de refuser la solidarité, mais de construire des relations de coopération. C’est à cette conclusion que semblent être parvenus les cinq auteurs à la fin de leur réponse. En même temps, ils concluent dans la version de leur réponse publiée dans AK-analyse und kritik en constatant que « les souhaits d’autodétermination nationale et culturelle, ainsi qu’une éventuelle souveraineté étatique, ne seront pas satisfaits par l’impérialisme et le capitalisme mondialisé, mais ne pourront l’être en fin de compte que par un nouvel ordre mondial socialiste. Sous un régime de l’OTAN, le destin de l’Ukraine ressemblera à celui d’une néocolonie » (6). Dans l’abstrait, je suis presque d’accord. Et alors ! Dans la réalité concrète, ce mélange grossier du gentil souhait d’un cessez-le-feu immédiat et de l’aspiration à un « ordre mondial socialiste » (dans lequel la souveraineté des États-nations devrait toutefois disparaître, soit dit en passant) semble singulièrement déconnecté du monde réel. Et impuissant.
Des projets pratiques communs offrent la base pour que nous puissions modifier le rapport de force en Europe de manière à ce qu’une reconstruction solidaire de l’Ukraine et une transformation socio-écologique de l’ensemble du continent deviennent une véritable perspective. Des campagnes communes pour que l’Europe renonce aux énergies fossiles en provenance de Russie et de partout, pour l’annulation de la dette ukrainienne et contre la relégation de l’Ukraine au rang de pays exportateur d’énergie pourraient renforcer cette union.
21 septembre 2022
* Pour la présentation de l’auteur, voir en p. … Cette réponse à la réponse a été publiée le 21 septembre 2022 par Emanzipation : https://emanzipation.org/2022/09/debatte-besatzung-akzeptieren-um-krieg…
1. Voir l’article publié en p. …
2. Groupe Blauer Montag, « Schwierige Fragen in Zeiten des Krieges » (Difficiles questions en temps de guere), AK-analyse und kritik, 16 août 2022 (https://www.akweb.de/bewegung/ukraine-waffenexporte-antimilitarismus-sc…). Le sous-titre de cet article le résume parfaitement : « Soutenir les exportations d’armes vers l’Ukraine serait un abandon des positions antimilitaristes de base – pas un acte de solidarité ».
3. Anna Jikhareva, Kaspar Surber, « Ukraine Shouldn’t Become a Neoliberal Laboratory », Jacobin, 17 septembre 2022 : https://jacobin.com/2022/09/ukrainian-economic-recovery-labor-market-ne…
4. J’ai souligné ce fait dans tous mes articles sur la guerre de 2022. C’est pourquoi il semble désormais étrange de devoir lire pour la énième fois que l’impérialisme américain est encore pire et que l’OTAN est fondamentalement orientée vers l’expansion.
5. Reuters 14 septembre 2022, « Exclusive: As war began, Putin rejected a Ukraine peace deal recommended by aide » (https://www.reuters.com/world/asia-pacific/exclusive-war-began-putin-re…). On savait déjà que la Russie avait refusé en janvier 2022 un moratoire sur les nouvelles adhésions à l’OTAN : TASS 19 janvier 2022, « Temporary moratorium on NATO expansion unacceptable for Russia – Deputy Foreign Minister » (https://tass.com/politics/1390383).
6. Cf. : Taras Bilous, « The War in Ukraine, International Security, and the Left », New Politics, 24 mai 2022 (https://newpol.org/the-war-in-ukraine-international-security-and-the-le…) et Taras Bilous, « Eastern Europe’s Tragedy. How the Spheres of Influence Policy Amplifies Reaction », Spectre, 3 août 2022 (https://spectrejournal.com/eastern-europes-tragedy/).
6. https://www.akweb.de/bewegung/antimilitarismus-ukraine-krieg-russland-n…