Alain je l'ai rencontré pour la première fois l'été 1955. J'allai sur mes 13 ans, il venait d'en avoir 14. Des amis communistes de mes parents, chez qui nous allions passer le week-end, leur avaient demandé de prendre en voiture leur petit voisin. Quand j'ai vu le petit voisin je fus très émoustillée car il était alors très joli garçon.
Mais la seule chose qui l'intéressa fut de discuter politique avec mon père. Le seul souvenir concret que j'en ai gardé est qu'il fut question de la guerre d'Indochine et du trafic des piastres. Je ne sais pas si grand monde ici a souvenir de ce que fut le trafic des piastres ; mais Alain, sachant que mon père l'avait dénoncé dans France Observateur, voulait en connaitre tout le déroulé.
Jeune militant des Vaillants puis des jeunesses communistes, il était déjà totalement accro à la politique.
Par contre il ne manifesta aucun intérêt pour ma personne. Ce qui fut ma première désillusion.
En 1961, j'ai adhéré au Front universitaire antifasciste, créé contre l'OAS et dont Alain était un des dirigeants ce qui lui valut un plasticage. Le petit stalinien de 1955 était devenu un trotskiste convaincu mais toujours militant au PCF et à l'UEC.
Nous nous sommes mariés l'année suivante en 1962, moi avec autorisation parentale. Cela fait donc 60 ans. Un long compagnonnage qui s'achève.
La décennie 1960 fut évidemment très exaltante.
Nous étions des étudiants en histoire à la Sorbonne, totalement insouciants quant à notre avenir professionnel comme tous ceux de notre génération.
Nous étions à l'âge où se forgent les amitiés les plus durables.
Nous étions militants à l'Union des étudiants communistes, convaincus qu'en menant bataille contre sa direction alors très stalinienne nous allions ébranler l'édifice.
Nous n'avons pas ébranlé grand-chose car nous fûmes exclus lors d'un congrès où Roland Leroy tint un discours d'une très grande violence contre nos déviances.
Car au-delà du refus de voter Mitterrand en 1965, qui quand même à l'époque il faut le rappeler nous évoquait ses positions peu glorieuses sur la guerre d'Algérie, c'est toute la critique de l'Union soviétique que le Parti communiste ne pouvait tolérer.
Dans un silence de mort, un de nos camarades sauva l'honneur en lui décochant : " Roland ton discours était beau comme un char soviétique devant Budapest ».
Je vous restitue l'ambiance de l'époque.
Les communistes ici présents et que je salue, ne m'en voudront pas de rappeler cet épisode. Le temps a passé et a validé nos critiques et analyses du stalinisme.
Puis ce furent les manifestations contre la guerre du Vietnam et bien sûr mai 68.
Je ne vais pas m'étendre sur mai 68. Tout le monde sait qu'Alain s'est totalement investi. Je me contenterai de citer une phrase de lui qui fut la boussole de toute sa vie militante :
" Mai 68 nous a appris qu'on pouvait faire sauter les carcans et permis d'entrevoir le potentiel d'organisation de la société par celles et ceux qui font le travail mais n'ont aucun pouvoir de décision ».
Il a payé son engagement d'un mois de prison à la Santé dans des conditions, il faut le reconnaitre, plutôt confortables.
Puis libéré, ce fut direct le service militaire à Verdun puis direct la présidentielle de 1969.
Son maigre score me fit comprendre que les lendemains ne chanteraient pas dans l'immédiat.
Mais il n'en fut pas atteint car souvenez-vous c'était l'époque " élections piège à cons ».
À l'élection de 1974, Arlette lui a grillé la politesse.
Quand il regardait les prestations télévisuelles de ses campagnes, il disait avec humour : " Oh là là, je devais vraiment faire peur ».
Partager pendant 60 ans la vie d'Alain supposait qu'il eût quelques vertus.
Il était d'abord d'un incroyable optimisme. Je crois me souvenir que c'est Gramsci qui disait : " il faut allier l'optimiste de la volonté au pessimisme de la raison ». Pour ce qui est de l'optimisme de la volonté Alain n'en manquait pas. Il a été de tous les combats réussis ou perdus. S'il y a un sport qu'il a pratiqué c'est bien la marche à pied. Il a battu le pavé pour mille causes nationales ou internationales. J'en ai retenu une : il aimait rappeler qu'il était le seul homme politique présent à la première gay pride au début des années 1980. Et il nous faisait rire en racontant, mi-figue mi-raisin, les réflexions entendues sur le parcours : " ça alors lui aussi il en est ! On n'aurait pas cru ! ».
Par contre le pessimisme de la raison ne lui était pas vraiment naturel. Il avait une vision un peu euphorisante des luttes en cours, une faculté d'oublier rapidement les échecs.
Mais compte tenu de l'évolution du monde actuel qu'il jugeait beaucoup plus dur qu'en 1968, je pense que pour tenir comme il a tenu, il fallait que l'emporte l'optimisme de la volonté.
Vivre avec un optimiste quand on ne l'est pas toujours soi-même c'est un véritable privilège. Il m'a appris à relativiser ce qui n'avait pas d'importance et à aborder avec courage les moments difficiles.
Et jusqu'au bout il a gardé cet optimisme malgré la succession des maladies qui ne l'ont pas épargné ces dernières années. Il nous répétait : " ne vous inquiétez pas, ça va aller ».
Autre qualité agréable d'Alain, il était féministe tant dans ses convictions que dans ses comportements.
C'est d'ailleurs une marque de fabrique chez tous les Krivine, ses frères ainsi que la gent masculine de la deuxième et troisième génération.
Au-delà des convictions à quoi cela tient il ?
À la belle personne que fut leur mère Esther très certainement.
À la personnalité de leurs compagnes.
Et pour Alain à un environnement féminin qui lui convenait très bien : 2 filles et 2 petites-filles aux caractères bien trempés.
Enfin dans sa vie personnelle Alain était un homme tolérant, bienveillant et d'une grande gentillesse.
Tolérant à mon égard d'abord qui pour faire court suis devenue plus Jaurès que Lénine. Cela ne lui a jamais posé de problèmes. Accords et désaccords ont eu l'avantage d'animer notre vie quotidienne.
Bienveillant à l'égard de ses anciens et nombreux camarades qui, par lassitude ou divergence, ont quitté ses organisations. Ceux qui étaient ses amis sont restés ses amis.
Était-il aussi cool dans sa vie militante ? Je l'espère. Mais vu l'âpreté des débats dont ses organisations ont le secret, ce ne devait pas être toujours aussi facile.
Alors des regrets à avoir ? Le militantisme est tellement chronophage qu'il laisse peu de place à ce qui fait les agréments et la légèreté de la vie. Entre meetings et réunions on peut toujours caser de la musique et des films. Mais la littérature, le théâtre et les expositions sont souvent les grands sacrifiés !
Cela lui manquait-il ? Parfois oui mais à vrai dire pas très souvent.
Il a mené la vie qu'il avait voulue. Celle d'un militant jusqu'au bout de ses possibilités.
Heureusement qu'existent les congés payés. En vacances Alain savait complètement décrocher.
Pour terminer je voudrais remercier toutes celles et ceux qui ont été si présents auprès de nous quand sa santé déclinait.
Tous ceux et celles qui sont là aujourd'hui pour lui rendre hommage.
Toutes celles et ceux qui m'ont inondée de messages chaleureux depuis sa mort avec les mêmes mots qui reviennent en boucle : humanité, empathie, bienveillance, simplicité, humour, désintéressement.
J'arrête là car ça va friser le culte de la personnalité ce qu'il n'aurait pas apprécié.
J'espère que tous ceux qui l'ont aimé garderont en mémoire le souvenir d'un homme d'une grande intégrité.
Michèle Krivine, née Martinet, épouse d'Alain Krivine, a milité à la Jeunesse communiste révolutionnaire, puis à la Ligue communiste et la Ligue communiste révolutionnaire.