Lutte pour le surproduit et pour le contrôle sur les procès du travail
Robert Brenner est un historien économique qui étudie à la fois le capitalisme lui-même et la transition historique du féodalisme au capitalisme. Trois décennies après le célèbre " débat Dobb-Sweezy », suscité à la fin des années 1940 et au début des années 1950 par les travaux de Maurice Dobb et consacré à cette dernière question, Brenner, poursuivant et développant la pensée historique et économique de Dobb, a lancé un débat encore plus vif entre historiens sur le même sujet, appelé " le débat brennerien » (169). Sa solide connaissance de ce en quoi le capitalisme diffère fondamentalement des économies et des sociétés non capitalistes anciennes, comme des relativement récentes, lui a permis d'apporter des contributions importantes à l'étude de la nature des régimes bureaucratiques du bloc soviétique. Comme je l'ai dit, le renversement du capitalisme a brisé les entraves qui freinaient la révolution industrielle dans les sociétés retardées et donc sous-développées et a permis qu'elle ait lieu, mais il n'a pas créé de mécanismes pour le développement systématique ultérieur des forces productives comparables à leur développement dans les sociétés capitalistes depuis longtemps industrialisées. Pourquoi ?
Comme l'explique Ellen Meiksins Wood, en rendant compte des acquis théoriques de Brenner, " le développement autopropulseur caractéristique du capitalisme nécessite non seulement la suppression des obstacles qui se dressent sur son chemin, mais aussi la contrainte positive de transformer les forces productives, et cela ne se produit que dans des conditions de concurrence dans lesquelles les acteurs économiques sont libres d'agir en réponse à ces conditions, et sont en même temps contraints de le faire. Personne ne nous en a appris davantage sur la spécificité de ces conditions que Brenner. Personne n'a non plus démontré plus efficacement que lui que, pendant la plus grande partie de l'histoire, ce n'est pas la nécessité de produire un surplus pour les classes ou les États exploiteurs qui transformait les méthodes de production de cette manière - et pas même la production pour l'échange. Là où les exploiteurs - qu'il s'agisse des grands propriétaires terriens percevant des rentes ou des États assoiffés d'impôts - disposaient de moyens extra-économiques pour extraire davantage d'excédent de la paysannerie, c'est-à-dire de pouvoirs coercitifs directement militaires, politiques et judiciaires, il n'y avait pas de coercition systématique pour l'augmentation de la productivité du travail. Les moyens d'extraction de l'excédent sous la contrainte "extra-économique" manquaient non seulement de stimulus pour développer les forces productives, mais entravaient eux-mêmes leur développement en drainant les ressources des producteurs immédiats. Le développement du capitalisme nécessite un mode d'appropriation qui oblige à extraire le maximum d'excédent des producteurs immédiats, mais il ne peut le faire que s'il encourage ou oblige les producteurs à augmenter leur productivité et favorise le développement des forces productives au lieu de l'entraver. Ce mode d'appropriation est une formation rare et contradictoire, dont les conditions d'existence sont très spécifiques et strictes » (170).
La bureaucratie a usurpé le pouvoir en proclamant qu'il était exercé par la classe ouvrière, sur l'exploitation de laquelle elle fondait sa domination. Elle ne pouvait établir et maintenir l'exploitation que par une coercition extra-économique, car la coercition économique ne peut fonctionner que sous le capitalisme et celui-ci a été renversé. De plus, seule l'auto-organisation et la coopération des producteurs immédiats peut être libre de toute coercition économique et extra-économique. Sous la contrainte extra-économique, la bureaucratie a aussi créé une large base matérielle de son mode d'exploitation : elle a réalisé l'accumulation primitive, la révolution industrielle et la modernisation sociale qui l'a accompagnée. Elle n'était cependant pas en mesure d'établir un mode de production qui permette le développement continu des forces productives et l'augmentation constante de la productivité du travail à un rythme et une ampleur comparables à ceux du capitalisme.
Brenner le dit très clairement : en URSS même, et dans le bloc soviétique en général, la bureaucratie a été capable de se constituer et de se reproduire en tant que classe dominante parce qu'elle a réussi à créer les moyens de coercition extra-économiques indispensables à l'extorsion d'un surtravail sous la forme d'un surproduit de la collectivité des producteurs immédiats - de la classe ouvrière. Premièrement, elle organisait directement et de manière coercitive la division du travail et décidait à la fois de la répartition des facteurs de production - en particulier de la force de travail, dans les différents secteurs, branches et entreprises - et de la répartition des produits de ces secteurs, branches et entreprises. Deuxièmement, elle extrayait le surtravail : les travailleurs soumis à une coercition extra-économique produisaient collectivement un produit dont la taille dépassait le coût salarial de reproduction de leur propre force de travail. La dépendance directe de la domination de la bureaucratie à l'égard de l'efficacité de la contrainte extra-économique constituait une caractéristique fondamentale du régime qu'elle a établi (171).
Cette contrainte était due au fait que, contrairement aux capitalistes, la bureaucratie ne pouvait pas séparer les travailleurs des moyens de production, et donc les forcer à gagner leur vie sur le marché du travail, en vendant leur force de travail comme s'il s'agissait d'une marchandise. C'est la base de la contrainte économique à laquelle les travailleurs sont soumis sous le capitalisme. Dans une société non capitaliste, c'est impossible. Car si le but de tout capitaliste est la maximisation de son profit, " le but de la bureaucratie dans son ensemble est, bien entendu, la maximisation de l'ensemble de l'excédent social », c'est-à-dire de l'ensemble du surproduit. " Elle a donc intérêt à employer tous les travailleurs qu'elle peut employer, puisque chaque travailleur employé augmente le surplus social (si seulement, au-delà de ce qu'il gagne, il peut individuellement produire quelque surproduit) » (172). Par conséquent, l'économie gérée par la bureaucratie " se développe de manière plus extensive - en augmentant l'excédent par l'embauche de nouveaux travailleurs et en les équipant de machines - qu'intensive, c'est-à-dire en transformant les moyens de production dont chaque travailleur est doté. Par conséquent, la classe ouvrière dans son ensemble est pour la bureaucratie la plus grande ressource productive, et les travailleurs sans emploi sont un gaspillage de ressources » (173). D'où le plein-emploi dans le bloc soviétique, et non en raison de quelconques principes socialistes.
Les conséquences historiques de cet état de fait ont été considérables. D'une part, comme sous le capitalisme, les ouvriers n'exerçaient aucun contrôle collectif sur les moyens de production et de subsistance. En revanche, contrairement à ce qui se passe dans le cadre du capitalisme, le travail leur était assuré, car il n'était pas dans l'intérêt de la bureaucratie de les licencier. " Contrairement aux managers dans le capitalisme, les managers dans le système bureaucratique ne disposent pas du meilleur mécanisme de discipline des ouvriers dans le procès de travail qui ait été inventé dans la société de classe - la menace de licenciement. Leur objectif est de maximiser la production potentielle de l'entreprise, et ils cherchent donc à retenir tout ouvrier qui produit ne serait-ce que le plus petit excédent par rapport au coût de son salaire » (174).
Les ouvriers qui ne peuvent être licenciés - qui ne risquent pas d'être placés sur un marché du travail inexistant - ne sont en effet pas déconnectés de leurs moyens de production et de leurs moyens de subsistance, et leur force de travail n'est pas une marchandise. Brenner affirme même que dans le bloc soviétique, " les ouvriers étaient effectivement liés à leurs moyens de production et de subsistance ». C'est précisément la raison pour laquelle il était impossible d'" y faire ce que le capital fait avec succès - utiliser la dépendance des ouvriers vis-à-vis de l'emploi pour les rendre économiquement dépendants de la bureaucratie » (175).
Une unité de recherche de l'université de Grenoble, dirigée par Wladimir Andreff, a étudié les procès de travail dans le bloc soviétique à la lumière des concepts développés par Marx dans le cadre de ses études sur les procès capitalistes de travail et de production (176). Elle a constaté que, paradoxalement, alors qu'il y avait une pénurie globale de main-d'œuvre, il y avait un excès de main-d'œuvre dans toutes les entreprises. Un exemple de l'ampleur de ce phénomène peut être trouvé dans le cas d'une usine chimique décrit dans la presse soviétique, qui n'était pas du tout extrême. En la construisant, la société capitaliste étrangère prévoyait qu'elle emploierait en total 153 personnes. Le planificateur soviétique a cependant jugé qu'il fallait employer 557 personnes, mais en réalité l'usine en a employé 946. Pour les chercheurs de Grenoble, la contradiction entre la pénurie globale de main-d'œuvre et le suremploi dans les entreprises constituait l'une des contradictions fondamentales des économies du bloc soviétique - elle ne pouvait s'expliquer qu'à la lumière de leur fonctionnement général. Il s'est avéré que les directions des entreprises - obligées d'exécuter les plans qui leur étaient imposés d'en haut, sans connaissance de leurs capacités de production réelles et sans leur garantir un approvisionnement opportun et adéquat - appliquaient " diverses pratiques de gestion déviantes par rapport à la lettre du plan, l'une des plus importantes étant de se constituer diverses réserves ou des stocks, non déclarés à l'administration ». " De la main-d'œuvre se trouve ainsi mise en réserve à l'intérieur des entreprises » (177).
Il en était ainsi, car le " véritable talon d'Achille » des économies du bloc soviétique c'était " leur incapacité à assurer un approvisionnement sans défaillances aux entreprises dans le cadre du plan. Ce phénomène est tellement important et quotidien que divers auteurs font des défauts d'approvisionnement le cœur de la logique de fonctionnement » de ces économies " ou bien la principale manifestation concrète des contradictions du système appelant une "régulation" qui se réalise en partie hors du plan et de l'économie officielle, voire contre la lettre du plan. Quoi qu'il en soit, la moindre observation de l'économie de type soviétique fait voir la réalité de ce problème d'approvisionnement, dont la conséquence est, soulignons-le, la désorganisation du procès de travail. Comment alors soumettre le rythme du travail à l'uniformité des machines, si ces machines cessent d'être approvisionnées en objets de travail (matériaux, etc.) ? » (178).
" En janvier, l'industrie étatique produit 15 % à 25 % de moins qu'en décembre, et cela a toujours été le cas au cours des 20 dernières années » (179). C'est ainsi qu'un économiste hongrois écrivait en 1980 à propos d'un phénomène - nommé " chtourmovchtchina » [littéralement la disponibilité permanente de passer à l'assaut] - caractéristique non seulement de la Hongrie, mais aussi de l'ensemble du bloc soviétique. Dans la première moitié de la période de mise en œuvre de chaque plan (mensuel, trimestriel, annuel, quinquennal), les entreprises travaillaient beaucoup plus lentement et n'utilisaient pas pleinement leurs capacités de production, y compris la main-d'œuvre, tandis que dans la seconde moitié, elles sur-utilisaient de plus en plus ces capacités et élevaient de plus en plus les cadences du travail. C'est précisément en raison de la demande accrue de main-d'œuvre au cours de ces périodes que des " réserves » de main-d'œuvre étaient " stockées » dans les entreprises. La plus grande intensification du travail et les horaires de travail les plus étendus - heures supplémentaires et travail durant les jours de congé, parfois même au prix du renoncement aux vacances - avaient lieu " lors de chaque dernière décade du mois et du trimestre, pendant le dernier mois de l'année et pendant le dernier trimestre du quinquennat ». " Chtourmovchtchina » était inextricablement associé au " travail bâclé » et à la production de la " camelote » ce qui, soit dit en passant, portait généralement ses fruits, d'autant plus que le contrôle de la qualité s'affaiblissait sous la pression de la nécessité de réaliser le plan. " Les produits de la dernière décade du mois sont d'assez mauvaise qualité ; de très mauvaise qualité le dernier mois du quinquennat » (180).
La mauvaise qualité des produits " a une incidence directe en retour sur le procès de travail : lorsque les produits défectueux d'une usine sont des outils, des pièces détachées, des semi-produits ou des équipements, on doit s'attendre à ce que surviennent quelque part ailleurs, dans le système productif, des incidents techniques, des pannes, des bris d'outils, etc., perturbant à leur tour le rythme du procès de travail. On comprend alors que les entreprises affectent quelques travailleurs à des tâches (dans des ateliers annexes) pour "bricoler" des pièces ou des équipements défectueux reçus de leurs fournisseurs, pour réparer des outils brisés, les équipements en panne, voire pour produire des "substituts maison" aux approvisionnements manquants ou inutilisables par défaut de qualité ». Les ateliers d'outillage des usines servaient à cette fin. Les conséquences ont été très graves. En 1977, près de 17 % des travailleurs industriels d'Allemagne de l'Est s'occupaient des réparations (181). Hillel Ticktin ironisait sur le fait qu'en plus du secteur I de l'économie, qui produisait les moyens de production, et du secteur II, qui produisait les moyens de consommation, les idéologues soviétiques devraient introduire dans leur " économie politique du socialisme » un secteur III, qui traiterait de la réparation des moyens de production, car en URSS les ouvriers sont plus nombreux (dans le cas des machines-outils, jusqu'à quatre fois plus nombreux) à les réparer qu'à les produire (182). " Des livraisons tardives des composants ou des livraisons de basse qualité », soulignaient des sociologues de l'Académie hongroise des sciences, " c'est une des raisons pour laquelle les technologies avancées des pays occidentaux ne peuvent pas être efficacement adoptées par les économies planifiées » (183). Ce n'étaient pas, bien sûr, des économies planifiées mais des économies gérées bureaucratiquement.
Dans le bloc soviétique, la doctrine de " l'organisation scientifique du travail » était une composante de l'idéologie étatique dominante. En fait, cette doctrine s'enracinait dans le taylorisme, mais elle oscillait néanmoins entre l'affirmation justifiant cet enracinement - " le taylorisme a une large base scientifique » et il faut seulement " rejeter le caractère exploiteur de l'usage de la théorie de l'organisation scientifique du travail dans le capitalisme » (184) - et la négation de cet enracinement par la stigmatisation du taylorisme lui-même en tant que " instrument d'exploitation contraire aux idéaux de l'État socialiste » (185). L'équipe de l'université de Grenoble a conclu que si, en dépit de leur inefficacité, les procès de travail et les principes d'" organisation scientifique du travail » officiellement appliqués dans les économies du bloc soviétique ressemblaient un tant soit peu au taylorisme, il s'agissait d'un " taylorisme arythmique ». Andreff et ses collaborateurs ont expliqué que " taylorisme et arythmique, ces termes sont contradictoires ; nous les associons précisément parce qu'ils conceptualisent, en une seule image, les termes réels des contradictions que reproduit le procès de travail » dans le bloc soviétique (186).
L'arythmie et la porosité des procès de travail qui en résulte, le " taylorisme arythmique » - voilà le terrain qui définit les conditions de la possibilité de réaliser la tendance permanente du régime bureaucratique à l'exploitation absolue de la force de travail et la tendance tout aussi permanente des ouvriers à résister à l'exploitation, c'est-à-dire à minimiser la masse du surtravail qu'on leur impose. Rappelons qu'en admettant que le salaire doit assurer au moins la reproduction intégrale de la force de travail et que la masse de la force de travail est constante, l'exploitation absolue n'est possible qu'en intensifiant le travail et en allongeant la journée de travail, et sans cette hypothèse, c'est-à-dire en pratique, également en abaissant le salaire réel et en augmentant la masse de la force de travail. Dans les deux cas, cette exploitation a des limites infranchissables (naturelles et sociales). Le " taylorisme arythmique » les réduit encore, puisque " l'arythmie du procès de travail renforce les difficultés à soumettre le travail ouvrier ». Ces limites sont, bien sûr, élargies pendant les périodes d'" assauts » et de " sursauts », mais l'ampleur de ce phénomène est limitée (187).
Au cours de ces périodes, " c'est la direction qui a "besoin" des ouvriers : si le plan de l'entreprise n'est pas rempli, l'ouvrier peut y perdre une prime, le directeur, lui, est exposé à des sanctions venant d'en haut qui peuvent lui coûter jusqu'à sa place, et en tout cas ses perspectives de carrière [bureaucratique]. Un tel contexte mène à un type de relations de négociation entre la direction et les cadres d'une part, les ouvriers d'autre part, où chaque effort particulier consenti d'un côté s'accompagne d'une compensation de l'autre ». Par exemple, si, pendant la période de travail au ralenti, la direction n'accepte pas deux ou trois jours d'absences non excusées, si elle ne ferme pas les yeux sur le fait que, pendant les heures de travail, on fait la queue au magasin, imposée par une " économie de pénurie », ou sur le fait que les pauses sont en fait plus longues que ce que prévoit le règlement, si elle contrôle scrupuleusement les congés de maladie, etc., elle court le risque que, pendant une période de " travail d'assaut », les ouvriers s'en tiennent aux horaires légaux, ne veuillent pas transpirer et ne se mettent pas en quatre pour que l'entreprise remplisse le plan ou simule efficacement (c'est-à-dire en toute sécurité pour la direction) qu'elle le remplit (188).
Nous entrons ici dans le vif du sujet. Dans l'ensemble des conditions décrites ci-dessus, dans lesquelles le mode d'exploitation bureaucratique, organiquement incapable de se constituer en mode de production, a pris forme, la tendance permanente à l'exploitation absolue de la force de travail se heurtait inévitablement à la tendance permanente des ouvriers à résister à l'exploitation. Mais on peut même dire plus : au-delà d'un certain niveau infranchissable d'exploitation, elle s'écrasait ou s'effondrait en fait devant cette tendance contraire. Aucune contrainte bureaucratique extra-économique n'a jamais été en mesure d'y faire face - ni dans la seconde moitié des années 1930, lorsque la terreur stalinienne sévissait en URSS, ni dans la seconde moitié des années 1940, lorsque les lois draconiennes de Staline sur le travail étaient en vigueur. La réorganisation bureaucratique des procès de travail et de leur gestion n'a pas non plus été capable d'y faire face.
" Ce qui se passait à l'intérieur de l'entreprise industrielle était fondamental pour le fonctionnement et le développement du système » (189). La bureaucratie, " demeurant avec la classe ouvrière dans un rapport d'exploitation », avait néanmoins des possibilités limitées de lui extorquer du surtravail. Elles étaient limitées non seulement par ce qui, dans ce système, était le fléau des entreprises et de l'économie tout entière - les nombreuses absences ou l'oisiveté fréquente au travail - ainsi que par la rotation des travailleurs qui changeaient massivement de lieu de travail (en URSS, dans le secteur étatique, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, environ un cinquième de tous les employés changeaient de lieu de travail chaque année, et un tel changement prenait en moyenne un mois). Elles étaient également " limitées par la capacité (...) de la classe ouvrière à exercer un contrôle sur son procès de travail ». Bob Arnot constatait que dans ce système les travailleurs, même atomisés, " peuvent contrôler le rythme auquel ils travaillent, peuvent produire sans trop se soucier de la qualité de ce qu'ils produisent » (190). Cela signifie qu'ils " sont en mesure d'exercer un contrôle négatif à la fois sur la qualité et la quantité de l'excédent qui leur est extorqué » parce que " par leurs actions, ils contrôlent à la fois le niveau absolu du temps de travail dépensé et son intensité » (191). Ticktin a décrit ce phénomène comme " la contradiction entre l'extorsion du surtravail » par l'élite sociale au pouvoir et " son manque de contrôle sur le procès d'extorsion de ce travail » (192). C'est lui qui a initié la reconnaissance de cette contradiction, puis des études théoriques approfondies et des recherches historiques dans ce domaine ont été poursuivies et développées par Arnot et Filtzer.
Ce n'était pas une particularité du bloc soviétique. Le fait est cependant que " bien que le contrôle négatif des travailleurs existe sous le capitalisme, il est néanmoins incompatible avec ce mode de production » et est constamment repoussé par le fonctionnement de la loi de la valeur. " Prenons une entreprise qui opère sur un marché à une échelle et à un niveau de technologie similaires à ceux de ses concurrents, mais sur lequel la main-d'œuvre a pu affirmer un certain degré de contrôle négatif », suggère Arnot. " Il s'avérera », explique-t-il, " que dans cette entreprise, le temps de travail nécessaire pour produire une marchandise particulière dépassera le temps de travail socialement nécessaire. Le travail dépensé ne sera pas reflété dans la valeur de la marchandise et le temps de surtravail, la plus-value ainsi que le profit diminueront. Cette baisse de rentabilité par rapport à celle de ses concurrents plus agressifs sur le plan managérial entraînera à terme le retrait de l'entreprise du marché, soit par faillite, soit par reprise. En conséquence, la centralisation et la concentration du capital feront perdre aux travailleurs le contrôle qu'ils ont imposé et dont ils ont bénéficié. Cela arrivera parce que ses anciens salariés rejoindront les rangs de l'armée de réserve des chômeurs, avec toutes les conséquences que cela implique, ou bien ils seront contraints de travailler dans un environnement plus agressif qui ne permet pas le contrôle négatif ». Rien de tel ne se produisait dans les économies du bloc soviétique. Ici, constatait Arnot, diverses " formes de contrôle négatif se reproduisent constamment comme une caractéristique de l'économie politique du système et il n'y a aucune tendance inhérente à celui-ci pour les éliminer » (193).
Dans la section du " marxisme transgénique » appelée " économie politique du socialisme », il était affirmé que les économies du bloc soviétique produisaient des biens qui n'avaient qu'une valeur d'usage - contrairement aux économies capitalistes, qui produisent des marchandises qui sont en même temps des valeurs d'usage et des valeurs d'échange. Cependant, il s'agissait d'une fiction, d'abord parce que les procès de travail n'étaient pas soumis formellement ni réellement aux rapports de production, ce qui entraînait leur énorme arythmie, et ensuite en raison de la nature antagoniste des rapports de production, ceux-ci étant des rapports d'exploitation.
" Le résultat », écrit Arnot, " c'est un produit composé de deux éléments : d'une part, d'une partie utilisable qui a une valeur d'usage pour la société dans son ensemble, que ce soit en tant que produit intermédiaire ou en tant que produit fini destiné à la consommation ou à l'investissement ; d'autre part, d'une partie non utilisable qui est un déchet, un gaspillage et qui n'a pas de valeur d'usage. La détermination de la valeur d'usage et du gaspillage comporte à la fois une composante objective et une composante subjective. Objectivement, un interrupteur électrique qui ne fonctionne pas est un déchet, mais une paire de chaussures dont personne ne veut en raison de sa mauvaise qualité de conception, même si objectivement elles peuvent servir de chaussures, est tout autant un déchet qu'un interrupteur qui ne fonctionne pas » (194).
Ticktin corrige cela en partie et le développe partiellement comme suit : alors que dans le capitalisme, la marchandise incarne la contradiction entre la valeur d'usage et la valeur d'échange, dans les économies du bloc soviétique, la valeur d'usage du produit elle-même incarne la contradiction " entre la valeur d'usage réelle et la valeur d'usage potentielle. En d'autres termes, une veste servira de veste même si une de ses manches est plus courte que l'autre, mais sa valeur d'usage est inférieure à celle d'une veste avec deux manches de même longueur. Une machine-outil dotée d'une pièce défectueuse peut usiner des produits utilisés dans la fabrication d'une voiture, mais la voiture ressemble alors davantage qu'elle ne devrait à un tas de ferraille ». En résumé, constate Ticktin, " dans le capitalisme, l'unité c'est la marchandise avec la contradiction inhérente entre sa valeur d'usage et sa valeur d'échange ; en URSS, l'unité c'est le produit, et la contradiction inhérente est entre sa valeur d'usage réelle et sa valeur d'usage potentielle » (195).
169. Voir T.H. Aston, C.H.E. Philpin (sous la dir. de), The Brenner Debate. Agrarian Class Structure and Economic Development in Pre-Industrial Europe, Cambridge University Press, Cambridge-New York 1985.
170. E. Meiksins Wood, " The Question of Market Dependence », pp. 57-58.
171. R. Brenner, " The Soviet Union and Eastern Europe, Part I: The Roots of the Crisis », Against the Current n° 30, 1991, p. 27.
172. Ibidem, p. 27.
173. Ibidem, p. 27.
174. Ibidem, p. 28.
175. Ibidem, p. 27.
176. À la lumière de ces recherches, Andreff a critiqué diverses théories, dont celles de A. Bordiga, G. Munis, C. Castoriadis, Ch. Bettelheim, B. Chavance, T. Cliff, G. Duchêne, D. Rousset et P.M. Sweezy, selon lesquelles dans le bloc soviétique, soit dominait un " capitalisme d'État » diversement conçu, soit y a émergé une " nouvelle société de classe », inconnue jusqu'alors et historiquement stable. W. Andreff, " Capitalisme d'État ou monopolisme d'État en U.R.S.S. ? Propos d'étape », dans M. Lavigne (sous la dir. de), Économie politique de la planification en système socialiste, Economica, Paris 1978, pp. 245-286 ; idem, " Where Has All the Socialism Gone? Post-Revolutionary Society versus State Capitalism », Review of Radical Political Economics vol. 15 n° 137, 1983, pp. 137-152.
177. URGENSE (Unité de recherche grenobloise sur les économies et les normes du socialisme existant), " Un taylorisme arythmique dans les économies planifiées du centre », Critiques de l'économie politique n° 19, 1982, pp. 110-111.
178. Ibidem, p. 119.
179. M. Laki, " End-Year Rush-Work in Hungarian Industry and Foreign Trade », Acta Oeconomica vol. 25 n° 1/2, 1980, p. 39.
180. URGENSE, op. cit., pp. 121, 124.
181. Ibidem, p. 124.
182. H. Ticktin, " Towards a Political Economy of the USSR », Critique. Journal of Socialist Theory vol. 1 n° 1, 1973, pp. 25-29.
183. L. Héthy, Cs. Mako, " Stimulants salariaux et économie planifiée », Sociologie du travail vol. 15 n° 1, 1973, p. 42.
184. J. Boduch, " Stan i rezultaty badań nad organizacją pracy w przedsiębiorstwie », Ruch Prawniczy, Ekonomiczny i Socjologiczny vol. 23 n° 4, 1961, pp. 191, 196.
185. A.S. Dovba, I.I. Chapiro, A.F. Zoubkova, Y.I. Chagalov, " USSR », dans Les nouvelles formes d'organisation du travail vol. 2, Bureau international du travail, Genève 1979, p. 91.
186. URGENSE, op. cit., p. 119.
187. Ibidem, pp. 126, 116-117.
188. Ibidem, pp. 113-114.
189. D. Filtzer, Soviet Workers and De-Stalinization, p. 201.
190. B. Arnot, " Soviet Labour Productivity and the Failure of the Shchekino Experiment », Critique. Journal of Socialist Theory vol. 15 n° 1, 1981 , pp. 41, 36.
191. B. Arnot, Controlling Soviet Labour. Experimental Change From Brezhnev to Gorbachev, Macmillan Press, Houndsmill, Basingstoke-London, 1988, pp. 32, 79.
192. H. Ticktin, Origins of the Crisis in the USSR. Essays on the Political Economy of a Disintegrating System, M.E. Sharpe, Armonk-London 1992, p. 86.
193. B. Arnot, op. cit., pp. 41-42.
194. Ibidem, p. 43. Voir également H. Ticktin, " Towards a Political Economy of the USSR », pp. 27-36.
195. H. Ticktin, Origins of the Crisis in the USSR, pp. 12-13.