Ouvriers et bureaucrates (VI)

Le bloc soviétique et la problématique des modes de production et des modes d'exploitation

Toute " société concrète » contemporaine, donc de classe, est, d'un point de vue théorique, une formation sociale - elle est formée de telle manière qu'elle articule entre eux ou combine différents modes d'exploitation, qui peuvent être et sont parfois, mais ne doivent pas nécessairement être, des modes de production. C'est toujours une articulation ou une combinaison à dominante : un mode d'exploitation domine nécessairement sur les autres. Dans presque toutes les sociétés contemporaines domine le mode d'exploitation capitaliste, qui est aussi un mode de production par excellence. Mais il y a encore quelques décennies, dans un certain nombre de sociétés couvrant une grande partie du globe dominait un mode d'exploitation qui n'était pas un mode de production.

Marx a expliqué dans le Capital que les modes de production antagonistes diffèrent les uns des autres par les formes sociales que prend le surtravail dans chacun d'eux, et donc par les modes d'exploitation. " Seule la forme sous laquelle ce surtravail est extorqué au producteur immédiat, l'ouvrier, distingue les formations sociales économiques, par exemple la société esclavagiste de celle du travail salarié » (145). Dans son œuvre anthropologique sur la communauté primitive en tant que mode de production, Alain Testart a complété cette thèse de Marx en ajoutant que dans les modes de production non antagonistes, c'est-à-dire sans classes, il n'y a pas d'exploitation et qu'en cela ils se distinguent des modes antagonistes, c'est-à-dire de classes. Alors que là où une classe ou une couche de la société vit du travail d'une autre classe, le travail est nécessairement divisé en indispensable (pour la reproduction de la force de travail des producteurs immédiats) et en surtravail, dans les sociétés sans classes il n'est pas divisé ainsi. Le surtravail doit être compris ici, en suivant Testart, et en fait en suivant Marx dont le concept de surtravail a été utilisé par Testart, exclusivement dans le cadre des rapports d'exploitation (146).

" Dans les sociétés sans exploitation, le rapport social de production est un rapport de non-exploitation : cette proposition peut bien apparaître comme tautologique. Toutefois elle ne l'est pas plus que celle qui dit que dans une société où existe l'exploitation le rapport de production [fondamental] est un rapport d'exploitation. Ces deux propositions, par-delà leur superficialité apparente, expriment deux choses, à savoir : 1° le rapport de production est le rapport social fondamental qui lie les hommes entre eux dans la production ; 2° ce qui est fondamental dans une société, c'est la présence ou l'absence de l'exploitation. Que le rapport social de production fondamental soit un rapport d'exploitation dans la société capitaliste, c'est ce que Marx montre tout au long du Capital : le rapport de production [fondamental] capitaliste n'est autre que l'extorsion de la plus-value, forme spécifique que prend le surtravail dans le mode de production capitaliste. Faire passer [dans le capitalisme] tout autre rapport pour le rapport fondamental, c'est ne rien comprendre au Capital », expliquait Testart (147). Dans un mode de production antagoniste - pas seulement dans le capitalisme - le rapport d'exploitation est le rapport de production fondamental. Il est " vertical » et il détermine deux autres rapports de production, auxquels il est inséparablement lié : " les rapports horizontaux entre les exploiteurs eux-mêmes et entre les producteurs immédiats eux-mêmes » (148).

La thèse selon laquelle dans tout mode de production (antagoniste) le rapport de production fondamental est celui d'exploitation, est inséparable de la thèse du primat des rapports de production sur les forces productives. La thèse contraire, c'est-à-dire celle qui énonce le primat des forces productives, élimine inévitablement le concept de rapports de production pour le remplacer par celui de formes juridiques de propriété, et fait du marxisme " une sorte d'évolutionnisme dans sa version matérialiste teintée de déterminisme technologique » (149). Louis Althusser a exagéré en soutenant qu'à part quelques phrases malheureuses (notamment dans la Préface à la Contribution à la critique de l'économie politique de 1858), que l'écrasante majorité des marxistes a prises pour une révélation, " Marx n'a jamais soutenu le primat des forces productives sur les rapports de production » (150). Il y a beaucoup d'autres affirmations ou suggestions de ce type dans Marx, comme le démontre Rigby, qui les a soumises à une critique approfondie, perspicace et convaincante à la lumière des connaissances historiques contemporaines (151).

Cependant, Marx s'est progressivement et de manière de plus en plus conséquente éloigné d'une telle façon de penser, et c'est pourquoi Althusser a eu raison de souligner qu'il a " soutenu, en même temps que l'idée de l'unité des rapports de production et des forces productives, [celle du] primat des rapports de production (c'est-à-dire en même temps des rapports d'exploitation) sur les forces productives » (152). Il est assez clair qu'en écrivant le Capital, Marx pensait que les rapports de production ne sont pas du tout déterminés par le niveau de développement des forces productives, mais que, pour citer Althusser, " dans l'unité spécifique des Forces de Production et des Rapports de Production qui constitue un Mode de Production, ce sont, sur la base et dans les limites objectives fixées par les Forces Productives existantes, les Rapports de Production qui jouent le rôle déterminant » (153).

Résumons. Nous avons trois thèses clés entrelacées : premièrement, dans tout mode de production le rapport de production fondamental est le rapport d'exploitation (ou de non-exploitation) ; deuxièmement, tout mode de production est une unité des rapports de production et des forces productives ; et, troisièmement, dans cette unité le primat revient aux rapports de production : ils déterminent le développement des forces productives. Ces thèses appellent cependant trois précisions, développements et compléments très importants.

En premier lieu, même les historiens qui reconnaissent explicitement le primat des rapports de production sur les forces productives ont tendance à ignorer la thèse fondamentale de Marx, déjà invoquée, selon laquelle les modes de production antagonistes diffèrent les uns des autres par la forme sous laquelle le surtravail est extorqué, et donc par le mode d'exploitation, et inscrivent de force des modes d'exploitation distincts dans un seul et même mode de production. C'est le cas, par exemple, de Chris Wickham qui, faisant la distinction entre la rente extorquée aux paysans par les seigneurs féodaux dans les sociétés précapitalistes et l'impôt imposé aux paysans par une bureaucratie étatique tributaire, estime que dans les deux cas nous avons affaire au même mode de production (154). Wickham a autrefois pensé et démontré qu'il s'agissait de deux modes de production différents (155) mais, sous l'influence de la critique de Halil Berktay et de John Haldon (156), il a abandonné cette distinction. Il qualifie désormais ce mode de production précapitaliste, supposé unique, de féodal, tandis que Haldon le qualifie de tributaire. Wickham fait toutefois remarquer qu'il s'agit d'une différence purement terminologique, et non théorique.

Deuxièmement, dans les pratiques de recherche et les pratiques théoriques, on fait communément abstraction (ou tout simplement on oublie) que le mode de production est une unité des rapports de production et des forces productives. Cette unité n'est pas problématisée, mais simplement assumée, que ce soit explicitement ou implicitement, comme allant de soi. En conséquence, divers modes d'exploitation, qui ne sont pas caractérisés par une telle unité, sont perçus comme des modes de production (antagonistes), tandis que, en même temps, l'existence de modes d'exploitation qui ne sont pas considérés comme des modes de production, ou qui n'en sont pas effectivement, est négligée, voire niée. Car le fait est que tous les modes de production (antagonistes) sont des modes d'exploitation, tandis que tous les modes d'exploitation ne sont pas des modes de production - seulement quelques-uns. Un mode d'exploitation donné n'est également un mode de production que lorsque les rapports d'exploitation et les forces productives correspondantes constituent une unité. C'est-à-dire lorsque les procès de travail, et avec eux les forces productives (la capacité productive du travail social), y compris les forces de travail des producteurs immédiats (leurs capacités de travail), sont formellement et réellement soumis aux rapports d'exploitation (157).

Les nouveaux rapports d'exploitation, en se soumettant formellement les procès de travail et les forces productives existants (c'est-à-dire hérités des modes de production qui les ont précédés), transforment en profondeur leur caractère social, en leur donnant une forme sociale spécifique (par exemple, lignagère, tributaire, capitaliste), mais ils ne les transforment pas substantiellement en termes matériels. À cet égard, ils les transforment principalement sur le plan quantitatif, et non qualitatif. Si la quantité de travail nécessaire reste constante, la soumission formelle ne permet d'obtenir davantage de surtravail qu'au prix d'un allongement de la journée de travail ou d'une intensification du travail, ne permettant donc qu'une exploitation absolue. Par contre, en se soumettant réellement les procès de travail et les forces productives existants, les rapports d'exploitation les transforment substantiellement aussi en termes matériels. Ils le font non seulement quantitativement, mais surtout qualitativement. Marx a même écrit que dans un tel cas, les rapports d'exploitation " révolutionnent » les procès de travail et les forces productives, et aussi en génèrent de nouveaux et se matérialisent dans les deux. Cela permet d'extorquer davantage de surtravail en augmentant la productivité du travail. Celle-ci crée la possibilité de produire dans le même temps de travail un plus grand nombre de moyens de consommation indispensables à la reproduction de la force de travail. Pour les obtenir, le producteur immédiat travaille moins longtemps, c'est-à-dire que le temps de travail nécessaire à la reproduction de sa force de travail se réduit, et donc le temps de surtravail s'allonge et l'exploitation relative augmente. La soumission formelle et la soumission réelle sont inséparables ; il n'y a pas l'une sans l'autre. Elles existent toujours ensemble, avec la prédominance de l'une ou de l'autre (158).

En s'interrogeant sur la mesure dans laquelle le féodalisme européen a développé les forces productives, Wickham a attiré l'attention sur un fait historique d'une importance capitale : la " diffusion de l'irrigation dans le sud de l'Europe, en particulier dans les terres qui étaient sous domination arabe - le sud de l'Espagne du VIIIe au XIIIe siècle et la Sicile du IXe au XIe siècle ». Il écrit : " Cela a dû être l'avancée productive la plus spectaculaire de toute l'histoire agraire du Moyen ge [européen], puisque les terres irriguées avaient un rendement au moins deux fois supérieur à celui des terres non irriguées et n'avaient pas besoin d'être laissées périodiquement en jachère ; elles pouvaient également porter de nouvelles cultures importées d'Orient, comme la canne à sucre et les agrumes ; l'irrigation a également eu un impact direct sur le procès de travail, puisque des villages entiers devaient travailler ensemble pour établir et entretenir les systèmes d'irrigation. Je voudrais prouver que cela se passait dans le contexte de l'établissement d'un système de collecte d'impôts ». Il semble - écrit encore Wickham, en précisant que cela ne peut être confirmé par manque de sources - que " le nouveau système d'imposition exigeait la production d'un surplus supplémentaire » - " d'où l'intensification de la production par l'irrigation » (159).

On sait depuis le milieu des années 1970 qu'en Espagne islamique (en Al-Andalus), comme en Sicile islamique, une véritable révolution agricole (160) dans le développement des forces productives a eu lieu. Elle a entraîné une augmentation multiple de la productivité agricole et donc une augmentation multiple du surproduit relatif approprié. Il existe un lien étroit entre cette révolution, qui a fortement développé et transformé les forces productives, et le fait que le surtravail des paysans n'a pas été extorqué sous forme de rente par les seigneurs féodaux, mais sous forme d'impôt par le pouvoir d'État (la bureaucratie). Certains historiens, archéologues et anthropologues considèrent donc à juste titre que le mode de production tributaire était fondamentalement différent du féodalisme (161). Il différait non seulement par son mode d'exploitation, mais aussi par le fait que le rapport d'exploitation qui lui était propre était capable de se soumettre les forces productives - de les développer, de les transformer, de les " révolutionner ». C'est pourquoi on peut parler et on parle d'une révolution agricole.

Il s'agissait donc non seulement d'un mode d'exploitation, mais aussi d'un mode de production - non pas de nom, mais en substance. Il apparaît cependant que le féodalisme, qui lui a historiquement coexisté, était incapable de se soumettre, de développer et de transformer les forces productives, et nous devons donc nous demander s'il s'agissait d'un mode de production ou simplement d'un mode d'exploitation. En réduisant la rente, arrachée à la paysannerie par les seigneurs féodaux, et l'impôt, prélevé sur la paysannerie par l'État, à une seule et même forme d'exploitation, la différence colossale entre les deux s'estompe complètement. Elle apparaît lorsque l'on distingue clairement les deux modes d'exploitation et que l'on examine comment chacun d'eux se rapporte aux forces productives. Sinon, comme dans le cas de Wickham, la différence entre eux, jetée par la porte, revient nécessairement par la fenêtre.

Troisièmement enfin, dans un mode de production donné, ce n'est pas seulement le rapport d'exploitation, ou pas nécessairement lui seul, qui se soumet réellement les forces productives, mais avec lui ses autres rapports de production se les soumettent également. Dans le cas du mode de production capitaliste, le développement continu des forces productives qui lui sont propres n'est pas propulsé uniquement par le rapport " vertical » d'exploitation (par l'exploitation et la résistance à l'exploitation, et donc par la lutte des classes), mais aussi, voire surtout, par un autre rapport de production : le rapport " horizontal » de concurrence entre les capitaux (162).

Le mode d'exploitation introduit d'abord en Union soviétique par le régime stalinien, puis dans les États périphériques du bloc soviétique, n'était pas un mode de production. Il ne s'est pas soumis les forces productives, ni formellement ni réellement. Dans ces pays, la révolution industrielle, historiquement retardée et, avec son retard croissant, de plus en plus difficile à réaliser sous le capitalisme, n'a eu lieu à grande échelle qu'après son renversement - déjà sous la domination de la bureaucratie. Les forces productives qui se sont développées au cours et à la suite de cette révolution et des processus ultérieurs de modernisation et de développement social et économique ont été entièrement façonnées par le mode de production capitaliste. Elles ont été en partie héritées et dans la foulée multipliées, et en partie obtenues au moyen de l'importation des pays capitalistes, de l'imitation ou de l'emprunt. Le transfert en URSS, après la guerre, des équipements, des appareils et des technologies industrielles les plus modernes, ainsi que de milliers de scientifiques et de spécialistes, depuis la zone d'occupation soviétique de l'Allemagne, hautement industrialisée, y a énormément contribué (163). Dans toutes ces forces productives, ce qui se matérialisait, c'était le capital - elles l'incarnaient, mais en même temps, elles se trouvaient maintenant dépouillées de leur forme sociale capitaliste. La bureaucratie dominante ne les a pas transformées matériellement, de sorte qu'elles sont restées durablement ce qu'elles étaient lorsqu'elles ont été reprises aux capitalistes - la matérialisation du capital. Et ainsi la bureaucratie ne se les est pas réellement soumises. Elle ne leur a pas non plus donné une nouvelle forme sociale et ne se les est donc pas formellement soumises. " La matérialisation du capital a été libérée de la forme du capital qui la contrôlait, mais elle n'a pas été placée sous le contrôle d'un autre système organique de métabolisme social qui serait enraciné dans la base matérielle de l'économie et la transformerait plus ou moins rapidement, plus ou moins radicalement ». En bref, " le socialisme a été proclamé sans surmonter radicalement l'incarnation matérielle du capital » (164).

Dans l'usine a été préservé l'héritage du capitalisme : " la division hiérarchique du travail, à commencer par ceux d'en bas, qui exécutent les ordres des autres, jusqu'à ceux d'en haut, qui sont impliqués dans les processus des plans quinquennaux. Toute la configuration humaine/matérielle de la technique du capital a été répliquée » (165). Mais l'usine n'était plus soumise à la loi de la valeur, pas plus qu'elle n'a commencé à l'être au principe de planification. Elle n'a pas fonctionné dans une économie planifiée, car seuls les bureaucrates pensaient qu'ils planifiaient et, plus encore, que leur planification non seulement régulait l'économie, mais le faisait incomparablement mieux que la loi de la valeur qui régit l'économie capitaliste. Soit ils ne saisissaient pas, soit ils n'ont pas voulu comprendre, qu'il est impossible de planifier sans la participation collective des producteurs immédiats, d'autant plus quand on est dans un rapport d'exploitation antagoniste avec eux. L'économie et la société modernes sont régies soit par la loi de la valeur, soit par le principe de la planification. Il n'y a pas d'autres possibilités.

Dans une économie gérée par la bureaucratie, la matérialisation du capital, qui avait perdu sa forme sociale propre au capital mais n'en avait pas acquis une nouvelle, dérivait. Il était possible de l'exploiter sans aucun régulateur, en le remplaçant par un ersatz : la coercition bureaucratique extra-économique. Mais, évidemment, cela n'était possible qu'à relativement court terme. " Ce n'était pas du tout un mode de production (et a fortiori ce n'était ni un "capitalisme d'État" ni un "collectivisme bureaucratique"). Les directives imposées politiquement ne pouvaient pas permettre de contrôler les usines de manière à favoriser de façon stable et permanente le développement des forces productives » (166).

Les forces productives, créées par le mode de production capitaliste et transférées du capitalisme à l'économie de commandement, où elles ont été dépouillées de leur forme sociale, ont perdu leur dynamique de développement. Sous le capitalisme, la source de cette dynamique est l'exploitation relative de la force de travail (la production de la plus-value relative). Comme nous le savons déjà, sa croissance est liée non seulement au rapport " vertical » d'exploitation, qui a lieu entre le capital et le travail, mais aussi à un autre rapport capitaliste de production - au rapport " horizontal » de concurrence entre les capitaux. C'est ce dernier qui oblige chaque capital à accumuler, à innover, à améliorer les équipements techniques du travail et, par conséquent, à augmenter continuellement sa productivité - la base de l'exploitation relative. Dans une économie de commandement, sous la domination bureaucratique, ce rapport de concurrence entre les capitaux a disparu et rien ne l'a remplacé. Par la coercition extra-économique à laquelle sont soumis les producteurs immédiats, il n'est possible de leur extorquer que presque exclusivement du surtravail absolu, que ce soit en augmentant leur nombre tout en maintenant le même taux d'exploitation, ou en n'augmentant pas leur nombre mais en augmentant le taux d'exploitation, ainsi que, bien sûr, en augmentant les deux.

De là vient, sous la domination bureaucratique, la tendance permanente à l'exploitation absolue, également appelée exploitation excessive, surexploitation - qui consume la force de travail au point d'empêcher sa pleine reproduction - et une tendance inhérente à la résistance à la surexploitation. Bien sûr, sous le capitalisme aussi, il existe une tendance permanente à l'exploitation absolue, mais elle se produit dans un rapport inséparable avec l'exploitation relative. Sous la domination de la bureaucratie, ce lien a été rompu, et en raison des possibilités limitées et rares d'exploitation relative, la tendance en question a été beaucoup plus forte, mais la tendance qui s'y opposait - la résistance des travailleurs - a également été plus forte.

Il semblait à la bureaucratie que cette contradiction serait résolue par " l'organisation scientifique du travail » tayloriste, que Lénine avait imprudemment valorisée peu après la révolution d'Octobre. Mais elle " ne pouvait pas être appliquée en URSS » ni nulle part ailleurs dans le bloc soviétique, " parce qu'elle était taillée sur mesure pour le capitalisme ; ce n'est pas, comme Lénine semble l'avoir imaginé, un corps de connaissances socialement neutre. De plus, Taylor se retournerait dans sa tombe si quelqu'un osait l'associer au vaste suremploi caractéristique de l'industrie soviétique. Fiat avait construit une usine pour l'URSS : elle employait quatre fois plus de travailleurs que la même usine en Italie » (167). Malgré cela, dans l'usine italienne on extorquait plus de surtravail aux travailleurs qu'au quatre fois plus grand nombre de travailleurs de l'Usine d'automobiles de la Volga (VAZ). La raison des deux - la taille beaucoup plus grande du personnel soviétique et la quantité beaucoup plus faible du surtravail qui pouvait en être tirée - était très simple : l'exploitation relative n'était possible en URSS que dans une faible mesure, à supposer qu'elle l'était.

À la lumière de tout cela, il est clair que la bureaucratie n'était pas une classe dominante historique. Elle n'était reproduite par aucun mode de production historique, mais seulement par un mode d'exploitation transitoire, et puisqu'elle était reproduite par un mode d'exploitation transitoire, elle doit donc être considérée comme une classe dominante transitoire. Cela est d'autant plus justifié que, dans le cadre du travail théorique que Geoffrey de Ste. Croix a effectué en rédigeant son ouvrage The Class Struggle in the Ancient Greek World, il a défini toute classe sociale aussi brièvement, et en même temps aussi rigoureusement, qu'on puisse l'imaginer : " la classe c'est un rapport d'exploitation » (168). Cette définition s'applique aussi bien à une classe qui est reproduite par un mode de production qu'à une classe qui n'est reproduite que par un mode d'exploitation qui n'est pas un mode de production.

Il est convenu d'appeler " classes » d'autres couches sociales connues dans l'histoire, qui ont dominé au seul moyen d'une coercition extra-économique et qui n'ont pas imposé de modes de production mais seulement des modes d'exploitation. Cependant, il faut bien voir qu'elles se distinguaient de la bureaucratie stalinienne (et post-stalinienne) par un aspect très important : elles dominaient des classes qui, comme elles, n'étaient pas historiquement autonomes - étaient incapables d'établir leur propre mode de production. Dans le bloc soviétique, en revanche, la bureaucratie dominait sur une classe historiquement indépendante. Cette différence qualitative entre la bureaucratie et la classe ouvrière fait qu'on ne peut pas traiter les deux de " classe » à moins d'expliciter précisément et immédiatement que l'une était une classe transitoire et l'autre une classe historique. Par conséquent, afin d'éviter tout malentendu, la première peut être désignée par le terme " couche dominante ».

notes
145. K. Marx, Le Capital (Livre I), PUF, Paris 1993, p. 243.

146. A. Testart, Le Communisme primitif vol. I, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris 1985, pp. 28-32, 44-48.

147. Ibidem, pp. 53-54.

148. R. Brenner, " Property and Progress: Where Adam Smith Went Wrong », dans Ch. Wickham (sous la dir. de), Marxist History-Writing for the Twenty-First Century, Oxford University Press for the British Academy, Oxford-New York 2007, p. 58.

149. A. Testart, op. cit., p. 26.

150. L. Althusser, " Marx dans ses limites (1978) », dans idem, Écrits philosophiques et politiques vol. I, STOCK/IMEC, Paris 1994, p. 425.

151. S.H. Rigby, op. cit., pp. 5-142.

152. L. Althusser, op. cit., p. 426.

153. L. Althusser, Sur la reproduction, Presses universitaires de France, Paris 1995, p. 244.

154. C. Wickham, " Productive Forces and the Economic Logic of the Feudal Mode of Production », Historical Materialism. Research in Critical Marxist Theory vol. 16 n° 2, 2008, pp. 3-22.

155. C. Wickham, " The Other Transition: From the Ancient World to Feudalism », Past & Present n° 103, 1984, pp. 3-36 ; idem, " The Uniqueness of the East », The Journal of the Peasant Studies vol. 12 n° 2/3, 1985, pp. 166-196.

156. H. Berktay, " The Feudalism Debate: The Turkish End - Is "Tax vs. Rent» Necessarily the Product and Sign of a Modal Difference? », The Journal of Peasant Studies vol. 14 n° 3, 1987, pp. 291-333 ; J. Haldon, " The Feudalism Debate Once More: The Case of Byzantium », The Journal of Peasant Studies vol. 17 n° 1, 1989, pp. 5-40 ; idem, The State and the Tributary Mode of Production, Verso, London-New York 1993, pp. 63-139 ; C. Wickham, Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford University Press, Oxford-New York 2005, pp. 56-61.

157. Les concepts de soumission formelle et réelle des forces productives aux rapports de production ont été développés par rapport au capitalisme (c'est-à-dire par rapport à la soumission du travail au capital) et sur son exemple par K. Marx, Un chapitre inédit du Capital, Union générale d'éditions, Paris 1971, pp. 191-223. Dans les recherches sur les modes de production précapitalistes, en particulier le mode de production lignager découvert par les anthropologues - qui a fait passer l'humanité de la cueillette et de la chasse à l'agriculture - ces concepts ont été appliqués par P.-Ph. Rey, " Contradictions de classe dans les sociétés lignagères », Dialectiques n° 21, 1977, pp. 116-133. Dans l'étude de la communauté primitive et du mode de production lignager, c'est ce qu'a fait également A. Testart, op. cit., pp. 157-187. Il semble que dans ce dernier - ce fut un mode de production antagoniste (de classe) précoce - il y avait déjà un rapport d'exploitation, mais ce n'était pas encore le rapport de production fondamental. Voir A. Marie, " Rapports de parenté et rapports de production dans les sociétés lignagères », dans F. Pouillon (sous la dir. de), L'anthropologie économique : Courants et problèmes, Maspero, Paris 1976, pp. 86-116.

158. Voir P. Murray, " The Social and Material Transformation of Production by Capital: Formal and Real Subsumption in Capital, Volume I », dans R. Bellofiore, N. Taylor (sous la dir. de), The Constitution of Capital: Essays on Volume I of Marx's Capital, Palgrave Macmillan, Houndmills, Basingstoke-New York 2004, pp. 243-273 ; C.J. Arthur, " The Possessive Spirit of Capital: Subsumption/Inversion/Contradiction », dans R. Bellofiore, R. Fineschi (sous la dir. de), Re-reading Marx: New Perspectives after the Critical Edition, Palgrave Macmillan, Houndmills, Basingstoke-New York 2009, pp. 148-162.

159. Ch. Wickham, " Productive Forces and the Economic Logic of the Feudal Mode of Production », pp. 15-16.

160. A.M. Watson, " The Arab Agricultural Revolution and Its Diffusion, 700-1100 », The Journal of Economic History vol. 34 n° 1, 1974, pp. 8-35.

161. Sont très explicites sur cette question : M. Barcel¾, H. Kirchner, C. Navarro, El agua que no duerme. Fundamentos de la arqueología hidráulica andalusí, El Legado Andalusí, Granada 1996, ainsi que J.M. Martín Civanos, " Working in Lanscape Archaeology: The Social and Territorial Significance of the Agricultural Revolution in Al-Andalus », Early Medieval Europe vol. 19 n° 4, 2011, pp. 385-410. Le débat entre les historiens autour de la domination du mode de production tributaire dans l'Espagne islamique est présenté par A. García Sanjuán, " El concepto tributario y la caracterizaci¾n de la sociedad andalusí: Treinta a±os de debate historiográfico », dans A. García Sanjuán (sous la dir. de), Saber y sociedad en Al-Andalus, Universidad de Huelva, Huelva 2006, pp. 81-152. Ce n'est pas le féodalisme, mais le mode de production tributaire distinct de celui-ci qui était le mode de production antagoniste le plus répandu dans le monde à l'époque précapitaliste. Le travail théorique le plus approfondi à ce jour sur ce mode de production a été réalisé par Pierre Briant, qui a étudié l'histoire des empires achéménide et hellénistique. Il a montré que, sous sa domination, un " développement sans précédent des forces productives » a eu lieu dans ces empires. P. Briant, Rois, tributs et paysans. Études sur les formations tributaires du Moyen-Orient ancien, Université de Franche-Comté, Les Belles Lettres, Besançon-Paris 1982. Ce qui est étonnant, c'est que les autres théoriciens du mode de production tributaire diversement conçu ne se confrontent pas à l'œuvre de Briant parce qu'ils ne la connaissent pas ! Voir J. Haldon, The State and the Tributary Mode of Production ; S. Amin, Eurocentrism. Modernity, Religion, and Democracy. A Critique of Eurocentrism and Culturalism, Monthly Review Press, New York 2009 ; J. Banaji, Theory as History. Essays on Modes of Production and Exploitation, Brill, Leiden-Boston 2010 ; L. da Graca, A. Zingarelli (sous la dir. de), Studies on Pre-Capitalist Modes of Production, Brill, Leiden-Boston 2015 ; R.M. Rosenswig, J.J. Cunningham (sous la dir. de), Modes of Production and Archaeology, University Press of Florida, Gainesville 2017.

162. C'est ce qu'expliquent Robert Brenner et Ellen Meiksins Wood, bien qu'ils utilisent une terminologie différente - ils ne parlent pas de rapports de production, mais de " rapports sociaux de propriété ». Voir R. Brenner, M. Glick, " The Regulation Approach: Theory and History », New Left Review n° 188, 1991, pp. 45-119 ; E. Meiksins Wood, " The Politics of Capitalism », Monthly Review vol. 51 n° 4, 1999, pp. 12-26 ; R. Brenner, " Competition and Class: A Reply to Foster and McNally », Monthly Review vol. 51 n° 7, 1999, pp. 24-44 ; E. Meiksins Wood, " Horizontal Relations: A Note on Brenner's Heresy », Historical Materialism. Research in Critical Marxist Theory vol. 4 n° 1, 1999, pp. 171-179; idem, " The Question of Market Dependence », Journal of Agrarian Change vol. 2 n° 1, 2002, pp. 50-87.

163. Ce transfert, appelé, par euphémisme, " livraisons réparatrices », est à l'origine de l'énorme modernisation de l'économie soviétique après la guerre. Au cours de la mise en œuvre du quatrième plan quinquennal (1946-1950), les " livraisons réparatrices ont garanti environ 50 % des équipements pour les constructions capitales. Dans de nombreuses branches de l'industrie, l'importance de ces livraisons était encore plus grande, et c'est surtout grâce à elles qu'il a été possible, au cours du quatrième quinquennat, d'entreprendre une production à un niveau plusieurs fois supérieur à celui d'avant-guerre (optique, radiotechnique, production de moteurs diesel, matériel de communication, produits électrotechniques, matériel de forge et de presses, fibres artificielles et plastiques, caoutchouc synthétique, pétrochimie, etc.). Les livraisons réparatrices ont permis de supprimer ou de réduire considérablement les défauts de la structure sectorielle de l'industrie soviétique et, en particulier, d'augmenter les capacités d'ingénierie de machines lourdes, ce qui, au début du cinquième quinquennat, a permis d'assurer non seulement des gigantesques constructions capitales dans le pays lui-même, mais aussi de satisfaire les besoins de ces constructions dans les autres pays socialistes d'Europe et d'Asie et, à partir du sixième quinquennat, dans des pays non socialistes en développement » (Г.И. Ханин, op. cit. note 84, pp. 186-187). De l'Allemagne de l'Est " on a enlevé les lignes technologiques les plus modernes et des installations industrielles entières, liées à des branches dans lesquelles le développement en URSS différait avant la guerre du niveau mondial ou se trouvait à un stade initial (optique, ingénierie radio, ingénierie électrique, etc.). Avec l'équipement on emportait la documentation technique. Avec cette documentation, il était possible d'organiser la production dans de nombreuses branches de l'industrie en Union soviétique. On a pris beaucoup plus que ce que l'économie soviétique était capable de "digérer". On manquait d'installations de stockage, on stockait les équipements à l'extérieur, ils rouillaient et devenaient inutilisables » (Е.Ю. Зубкова, " Послевоенная экономика: Основные проблемы и тенденции развития », dans В.П. Дмитриенко (sous la dir. de), История России. ХХ век [E.Y. Zoubkova, " L'Économie de l'après guerre : principaux problèmes et tendances du développement », dans V.P. Dimitrienko, Histoire de la Russie. XXe siècle], АСТ, Москва 2000, p. 478).

164. C.J. Arthur, The New Dialectic and Marx's Capital, Brill, Leiden-Boston 2004, pp. 208-209.

165. Ibidem, p. 208.

166. Ibidem, p. 209.

167. Ibidem, p. 208.

 

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