Assimilation structurelle stalinienne des périphéries est-européennes
Avant que les partis communistes n'assument le pouvoir d'État en Europe de l'Est, qui, en raison de la division du monde entre les puissances victorieuses, se trouvait dans la " sphère d'intérêts » soviétique, ils ont subi la première d'une série de mutations politiques successives, consistant en la rupture de leur propre continuité politique. Cela était nécessaire pour la transformation de ces partis ouvriers en partis de la bureaucratie au pouvoir. Dans le cas extrême de la Pologne, la rupture a eu lieu très tôt et de manière radicale, et même avant la guerre. À la fin des années 1930, la direction de l'Internationale communiste a dissous, sur ordre de Staline, le Parti communiste polonais (KPP), et ses nombreux cadres exilés en URSS ont été presque entièrement exterminés. Le nouveau Parti ouvrier polonais (PPR), créé au début de l'année 1942, présentait une discontinuité profonde par rapport à l'ancien KPP. Il n'en était pas de même pour les partis communistes des autres pays appartenant à la " sphère d'intérêts » soviétique (116). Les processus de rupture de la continuité y ont été échelonnés, progressifs et, bien que n'étant pas difficiles à démontrer analytiquement, masqués avec beaucoup de succès.
Dans l'entre-deux-guerres, la stalinisation inégale et incomplète du mouvement communiste en dehors de l'URSS, combinée à sa subordination croissante aux appareils de l'État soviétique, n'avait pas encore complètement éradiqué son internationalisme. Juste avant le déclenchement de la guerre germano-soviétique, Staline a ordonné un nouveau cours au mouvement. Georgi Dmitrov, secrétaire général du Komintern, a consigné alors dans son journal le message suivant de son patron soviétique, transmis à lui et à ses associés par Andrei Jdanov : " Il faudra développer l'idée d'une combinaison d'un nationalisme sain et bien compris avec l'internationalisme prolétarien. Dans les différents pays, l'internationalisme prolétarien doit s'enraciner dans un tel nationalisme. (Le camarade Staline a expliqué qu'il ne peut y avoir de contradiction entre le nationalisme, correctement compris, et l'internationalisme prolétarien. Un cosmopolitisme sans racines qui nie le sentiment national et le concept de patrie n'a rien en commun avec l'internationalisme prolétarien. Un tel cosmopolitisme ouvre la voie au recrutement d'espions, d'agents ennemis). » (117)
Pendant la guerre, tous les partis communistes opérant dans la future " sphère d'intérêts » soviétique ont donc été contraints de subir une mutation qui a consisté à " enraciner définitivement l'internationalisme » - qui signifiait désormais une subordination absolue aux intérêts étatiques de l'URSS - dans un " nationalisme sain et bien compris ». Le stalinisme, en inculquant à ces partis un nationalisme contraire à leur nature, les a soumis à une " modification génétique ». Après la guerre, le renversement du capitalisme dans les pays d'Europe centrale et orientale a résulté de la nécessité d'un ajustement et d'une assimilation structurels des systèmes politiques et socio-économiques de ces pays au système soviétique. Ainsi, le renversement du capitalisme n'a pas eu lieu par le biais de révolutions - Moscou les avait inexorablement exclues.
Les partis communistes n'ont pas été portés au pouvoir par des mouvements de masse. Ces partis n'ont pas cherché à le faire même là où le sentiment populaire anticapitaliste était largement répandu. Si les conseils d'entreprise établissaient un contrôle ouvrier dans les entreprises et aspiraient à les gérer, les communistes staliniens y mettaient fin rapidement. Ils ont par contre cherché à pénétrer les appareils d'État, en commençant autant que possible par l'appareil de la sécurité (police politique secrète). Ils ont pris le pouvoir sous le couvert ou dans l'ombre de l'armée, des services spéciaux et d'autres appareils d'État soviétiques. Dans certains pays, cela s'est produit rapidement, dans d'autres cela a pris plusieurs années, ce qui dépendait de nombreux facteurs : les rapports de forces internes et les combinaisons politiques possibles, les considérations internationales dans la politique soviétique, l'importance stratégique primaire, secondaire ou tertiaire d'un pays donné pour le Kremlin, etc. Les nouvelles autorités ont décrété l'expropriation du capital et des classes possédantes en général par la nationalisation généralisée de l'économie et la réforme agraire (118). Les partis communistes " génétiquement modifiés » ont légitimé par le nationalisme leur monopole du pouvoir progressivement établi. Nationalisme qui s'est matérialisé dans les nettoyages ethniques, dans l'oppression des minorités nationales et leur assimilation forcée, ainsi que dans la reproduction des modèles politiques, idéologiques et culturels de l'État uninational élaborés au cours de l'entre-deux-guerres par les régimes et les mouvements radicaux de droite. Avant la " modification génétique » ces partis n'avaient pas de modèles nationalistes propres, ils les ont donc empruntés à ceux qui en avaient (119).
Le caractère satellite de ces partis était également dû au fait qu'ils étaient minoritaires non seulement dans les sociétés mais même dans les mouvements ouvriers de leurs pays. Cependant, une fois qu'ils se sont intégrés dans les appareils d'État, et surtout lorsqu'ils ont pris le pouvoir, ils ont pu augmenter de façon phénoménale le nombre de leurs adhérents et devenir instantanément des partis de masse. Sur les lieux de travail, " on forçait les salariés à rejoindre le parti comptant à cet effet avec la participation généralisée des départements du personnel et avec d'autres pressions administratives » (120). Selon les données de l'historiographie de l'époque de la Pologne populaire, jusqu'en juillet 1944, c'est-à-dire encore sous l'occupation allemande, le nombre de membres du PPR s'élevait à 20 000. En janvier 1945, les rangs de ce parti ne comptaient officiellement que 30 000 personnes, mais en février, le PPR comptait déjà 176 000 membres, et en avril 302 000. Cette croissance réelle ou seulement sur le papier a provoqué chez la direction du parti soit de l'anxiété, soit un réflexe de bon sens, de sorte que suite à une " vérification » le nombre de membres a été réduit à 189 000 dès juillet. Jusqu'à la mi-1948, selon les données du parti, les rangs du PPR ont à nouveau augmenté par rapport à juillet 1944, jusqu'à 50 fois ; toutefois la grande majorité des membres formels ne cotisaient pas (121).
Les recherches de Jędrzej Chumiński montrent que les ouvriers membres du PPR - contrairement aux ouvriers du Parti socialiste - constituaient dans les usines le secteur des salariés le moins éduqué et sans expérience professionnelle (122). Leur adhésion au PPR " était le résultat d'une intensification significative des attitudes conformistes-opportunistes et présentant un haut niveau d'autoritarisme », et donc aussi le résultat d'une tendance de soumission à " un État non démocratique dont toutes les sphères de la vie sociale étaient subordonnées à la bureaucratie centralisée du parti ». Le manque de culture politique parmi la masse des membres du parti était l'une des principales raisons de " l'influence relativement faible du parti communiste dans les milieux ouvriers » (123). Cela fut visible lors des grandes grèves des travailleuses du textile de Łódź en 1947 et de Żyrardów en 1951. Dans les deux cas, " si une ouvrière ayant une expérience [d'avant-guerre] des méthodes de résistance et connaissant la tradition gréviste éteignait sa machine, le reste la suivait » (124), indépendamment de l'appartenance partisane.
Dans les autres sociétés du bloc émergent, les partis de masse staliniens se sont formés de manière tout aussi miraculeuse. Il paraît que, proportionnellement à la population du pays, le Parti communiste tchécoslovaque est devenu dans les années d'après-guerre le plus grand parti communiste du monde. Légal, massif et parlementaire avant la guerre, il devait maintenant son très grand soutien populaire principalement à deux facteurs. D'une part, il s'agissait de la radicalisation anticapitaliste du prolétariat des grandes industries (qui n'a pas été altérée par le fait que le PCT paralysait vigoureusement le mouvement autogestionnaire des conseils d'entreprise). D'autre part, il s'agissait du rôle joué par ce parti après la guerre dans la campagne chauvine de nettoyage ethnique généralisé, contre les minorités allemande et hongroise. Les deux minorités ont été expulsées avec la participation dominante des communistes (125).
Comme dans d'autres pays d'Europe de l'Est, en Tchécoslovaquie le nettoyage ethnique a été, en plus de l'assimilation structurelle, l'une des bases de la construction d'un État satellite, dans ce cas non pas uni- mais bi-national. Les communistes tchécoslovaques étaient déjà solidement implantés dans les principaux appareils d'État, en particulier l'appareil de sécurité publique, lorsque la coalition gouvernementale nationaliste à laquelle ils appartenaient s'est effondrée en février 1948. Dans ces circonstances, ils ont organisé un coup d'État soutenu par une grève générale très symbolique - d'une heure seulement - et ont pris tout le pouvoir. Eux-mêmes n'ont jamais qualifié ce coup de révolution. Jon Bloomfield, reprenant le concept développé par Antonio Gramsci - ou du moins le terme forgé par lui - a qualifié le coup d'État en Tchécoslovaquie de " révolution passive », notant que son impulsion est " venue d'en haut et de l'étranger, ce qui a eu d'énormes implications » (126). S'il s'agissait d'une " révolution passive », on voit immédiatement quelle était la principale différence entre elle et une " révolution active » comme la yougoslave : le fait que, contrairement à cette dernière, elle était structurellement assimilable par le régime stalinien.
Dans l'Europe occupée par l'Allemagne, les communistes yougoslaves étaient les seuls à ne pas adopter la ligne de " résistance antifasciste » imposée par Moscou, mais à mener une guerre révolutionnaire, et la puissante Armée populaire de libération qu'ils ont formée a libéré le pays essentiellement par ses propres moyens. Ils ont rejeté le partage des influences en Yougoslavie convenu par Winston Churchill et Staline - il s'agissait d'un partage " moitié-moitié » (127). Après la rupture avec Staline en 1948, Josip Broz Tito déclarait que depuis le pacte Molotov-Ribbentrop, et surtout depuis la conférence des " trois grands » à Téhéran, l'Union soviétique participait à " un accord sur la division des sphères d'intérêts - un accord impérialiste » et " suivait consciemment la vieille voie tsariste de l'expansionnisme impérialiste » (128).
Les communistes yougoslaves comprenaient bien pourquoi le Kremlin leur livrait une guerre idéologique incroyablement agressive, destinée à écraser leur révolution. " Il est bien connu que la Seconde Guerre mondiale a créé des conditions extrêmement favorables pour que tout parti communiste puisse organiser une lutte révolutionnaire », a écrit Svetozar Vukmanović-Tempo, l'un des principaux dirigeants communistes yougoslaves, pour expliquer pourquoi Staline a conduit à la défaite de la révolution en Grèce. Ces conditions, constatait-il, ont été perdues parce que " pour mener à bien sa politique hégémonique, la direction soviétique était résolument hostile aux mouvements et aux luttes révolutionnaires dans tout pays sur lequel elle n'avait pas de contrôle assuré (que ce soit en raison de la distance géographique, ou du "manque de fiabilité" de la direction locale, ou enfin pour toute autre raison) ou qui devait devenir l'objet d'un marchandage avec les impérialistes (mené sur la base de la division des sphères d'intérêts). C'est pourquoi, lorsque les hostilités de la Seconde Guerre mondiale ont pris fin, elle a ordonné aux communistes français et italiens de désarmer le peuple, de dissoudre tous les comités populaires qui avaient été formés pendant la guerre en tant qu'organes potentiels et même partiellement réels d'un régime révolutionnaire, de participer à des coalitions bourgeoises (ce qui signifiait en réalité liquider tous les acquis de la lutte révolutionnaire et renoncer à poursuivre la lutte), etc. » Vukmanović-Tempo a expliqué que les dirigeants du Kremlin " n'étaient intéressés par le développement du mouvement que dans les pays qui se trouvaient dans la "sphère d'intérêts" de l'URSS et sur lesquels ils étaient sûrs de pouvoir étendre le contrôle du gouvernement soviétique. Quant aux mouvements révolutionnaires dans d'autres pays, dans la pratique, le gouvernement soviétique a cherché à empêcher leur victoire » (129).
Vsevolod Holubnytchy, alors militant de la gauche radicale dans la diaspora ukrainienne, a écrit à ce sujet en 1953 : " Staline a peur d'une révolution » qui pourrait éclater quelque part en Europe ou dans le monde, " parce qu'une véritable révolution, non contrôlée par l'armée russe et le MGB [ministère de la Sécurité d'État], a 99 chances sur 100 de prendre un chemin différent de celui de Staline et que l'État révolutionnaire qui en sortira sera indépendant de l'URSS. En d'autres termes, Staline a peur du "titisme", surtout tel qu'il était en 1948 » (130). Il avait donc peur d'exactement la même chose que ce qu'il craignait pendant la guerre civile espagnole et ce qu'il appelait alors le trotskisme.
Les pays d'Europe de l'Est qui faisaient partie du bloc soviétique furent appelés " démocraties populaires » par le Kremlin. Ce terme trompeur, qui n'est fondé sur aucun concept (131), a été inventé sur le sol théoriquement meuble du " marxisme transgénique » soviétique, uniquement pour indiquer que les États périphériques du bloc de l'Est se trouvaient à un niveau de développement systémique non spécifié, mais inférieur à celui de leur centre soviétique. Ce dernier se présentait comme socialiste et justifiait ainsi sa supériorité et sa suprématie.
La condition préalable à l'assimilation structurelle des " démocraties populaires » était la formation de la couche bureaucratique dirigeante de type stalinien et l'installation du mode d'exploitation de la classe ouvrière inhérent à sa domination. En URSS, le processus de formation de la bureaucratie stalinienne a duré plus de dix ans et a eu un cours catastrophique : il ne s'est cristallisé qu'à la suite de la Grande Terreur. Ici, le processus devait se dérouler beaucoup plus rapidement, sur une période de quelques années, et d'une manière différente, surtout avec beaucoup moins de bouleversements. Le point de départ était, au mieux, la bureaucratie encore mal séparée du mouvement ouvrier (" unifié » dans les premières années d'après-guerre) ainsi que les milieux acquis de l'intelligentsia et de la petite bourgeoisie.
La construction rapide d'une nouvelle couche bureaucratique dirigeante sur cette base n'était possible qu'en transplantant dans les " démocraties populaires » les modèles staliniens d'appareils, de pratiques et de doctrines de domination élaborés en URSS. Ils ont été installés et mis en œuvre sous la supervision de la bureaucratie soviétique, y compris, sur place, sous la supervision des branches périphériques de ses appareils - et, fait significatif, pas tellement d'appareils idéologiques d'État, mais avant tout d'appareils répressifs (132). Cela s'est nécessairement produit au cours de dramatiques - mais non catastrophiques - crises politiques et de luttes de fractions, d'interventions et de répressions étendues de la part des organes de sécurité publique et des services secrets militaires - qui, tout en se situant au-dessus des directions de partis, se trouvaient en même temps sous un fort contrôle soviétique et dont le rôle dans ce processus était énorme - et même de tribunaux politiques dignes de ceux de la Sainte-Vehme (133), de procès politiques à grand spectacle et d'exécutions.
Non seulement on a tenté de mettre sous tutelle les ouvriers selon le modèle stalinien, en les privant du droit à l'auto-organisation, à la grève et à toute forme d'auto-activité, et en brisant la résistance à l'exploitation par une législation du travail répressive et une forte pression de la " masse de manœuvre » sous la forme de diverses catégories de travail non-libre (134). En profitant du fait que l'industrialisation fournissait largement des éléments ouvriers frais, dépourvus de racines de classe, l'expérience soviétique particulièrement efficace de son recrutement massif dans les rangs de la bureaucratie a également été utilisée. Comme en URSS, cela a été crucial pour l'introduction d'un mode d'exploitation des ouvriers du type stalinien.
Nulle part il n'a été possible d'obtenir des copies fidèles de la bureaucratie et du mode d'exploitation soviétiques originaux, façonnés dans des conditions historiques différentes. La mort de Staline, " l'affaire Beria » et la " déstalinisation » khrouchtchevienne ont plongé la bureaucratie dans l'ensemble du bloc dans une profonde crise politique. Cette crise a déclenché dans certains segments de la bureaucratie périphérique des tendances à la fronde. L'une d'elles a pris la forme timidement " révisionniste », qui au contact des mouvements sociaux a généré la demande d'un " socialisme à visage humain ». L'autre, paradoxalement sur le terrain créé par le stalinisme, a pris une forme radicalement nationaliste - ce fut le cas en Roumanie (et aussi, dans la périphérie extrême-orientale, en Corée du Nord).
Mais la mort de Staline et la réhabilitation de ses victimes les plus récentes - les médecins du Kremlin - ont suffi pour que les protestations ouvrières secouent les rapports d'exploitation. Le 1er juin 1953, des émeutes ouvrières explosèrent dans la grande ville industrielle de Pilsen, en Tchécoslovaquie. Des grèves éclatèrent également dans divers autres centres industriels du pays, dans au moins 129 entreprises et impliquèrent au moins 32 000 travailleurs (135). Le 16 juin, une protestation des ouvriers du bâtiment de Berlin sur la Stalinallee a déclenché un mouvement de grève dans plus d'un millier d'entreprises (un demi-million de travailleurs y ont participé) et des manifestations et rassemblements dans plus de 700 villes et villages d'Allemagne de l'Est. Pour la première fois à la périphérie du bloc, l'armée fut alors utilisée contre les travailleurs - dans ce cas, il s'agissait des forces d'occupation soviétiques (136).
Trois ans plus tard, le soulèvement ouvrier de Poznań, également pacifié par l'armée, cette fois-ci nationale, et les événements d'Octobre polonais ont tellement secoué la périphérie de l'Europe de l'Est que la révolution hongroise a dû être réprimée par l'armée soviétique pour éviter l'effondrement du bloc. " Il semble qu'à la suite d'un furieux revirement de l'histoire, les semences éclosent sous la forme de conseils d'étudiants, d'ouvriers et de soldats - en tant que soviets "antisoviétiques" » (137) écrivait E.P. Thompson en octobre 1956, alors encore membre du parti communiste, impressionné par ce qui se passait à Budapest. On sait aujourd'hui que le rôle des détachements insurrectionnels ouvriers, des conseils ouvriers, de leurs coordinations au niveau des districts et des régions et des grèves de masse a été énorme dans cette révolution (138).
En Union soviétique, " les grèves, et même les formes plus douces d'action des travailleurs, étaient extrêmement dangereuses : on les réprimait violemment et les organisateurs risquaient fort de se retrouver dans un camp de travail ou même d'être exécutés - non seulement sous Staline, mais aussi sous [Nikita] Khrouchtchev et [Leonid] Brejnev » (139). Depuis que la bureaucratie stalinienne a consolidé sa domination jusqu'à la mi-1989, la plus grande grève de masse, combinée à des manifestations de rue, a éclaté en juin 1962 dans l'usine de locomotives de Novotcherkassk et a embrasé cette ville ouvrière. Les travailleurs qui manifestaient dans les rues portaient des bannières rouges et des portraits de Lénine. La manifestation a été réprimée par les troupes des ministères de l'Intérieur, de la Sécurité d'État et de la Défense. Tout s'est déroulé sous la supervision de deux membres du Politburo envoyés sur place. Sept participants ont été condamnés à mort et exécutés (140). Cela s'est produit pendant le règne de Khrouchtchev - le plus libéral avant la perestroïka.
Après une longue période d'enlisement, les ouvriers soviétiques n'ont commencé à retrouver leur force collective qu'en juillet 1989, lorsqu'une avalanche soudaine de grèves a explosé dans les grands bassins houillers du Kouzbass, du Donbass, de Vorkouta, d'Ekibastouz et de Karaganda (141). Comme les mouvements indépendantistes des nations opprimées, qui ont été les premiers à utiliser l'arme de la grève de masse pendant la perestroïka, ce mouvement ouvrier resurgissant a tellement ébranlé l'État soviétique que, sans guerre civile ni intervention militaire étrangère, il s'est effondré comme un château de cartes. Il avait autrefois résisté à l'épreuve historique de la Seconde Guerre mondiale. Quelques décennies plus tard, il s'est écroulé du jour au lendemain sous le poids de ses contradictions internes, exposant toute la fragilité de sa nature.
Dans son ouvrage Marxism and History, S.H. Rigby écrivit que dans la Révolution trahie Trotski offrait " une tentative classique de caractériser l'Union soviétique à partir de positions marxistes ». Trotski, expliqua Rigby, " considérait l'appropriation du pouvoir par la bureaucratie comme une forme transitoire plutôt que durable d'organisation sociale. Soit l'Union soviétique progressait vers le "véritable" socialisme, soit vers le capitalisme et la propriété privée des moyens de production ». Mais Rigby avait des doutes : " Pour le moment il semble que ni une prise de pouvoir révolutionnaire par le prolétariat ni la restauration du capitalisme ne soient une option très probable pour l'Union soviétique. Au contraire, même les dissidents pensent que la société soviétique jouit d'une stabilité déprimante. L'Union soviétique n'est donc pas une forme de société transitoire mais une nouvelle forme de société ». Rigby était certain que ce n'était pas le socialisme. Il a donc conclu qu'elle était " mieux conceptualisée comme une nouvelle forme de société de classe » (142).
Rigby écrivait cela en 1987, quatre ans avant la chute de l'URSS. Bien que dans ses travaux d'historien il soit généralement infaillible lorsqu'il s'agit de distinguer des phénomènes et des processus de longue et de courte durée, dans ce cas il a manqué de perspective historique. À l'époque, de nombreux autres chercheurs, savants et théoriciens de la gauche radicale ont commis des erreurs similaires. Il est rapidement apparu que la prétendue permanence et stabilité du régime soviétique, de l'État lui-même et de l'ensemble du bloc soviétique étaient de pures illusions. Aucune " nouvelle forme de société de classe » apparue dans l'histoire n'a duré plusieurs décennies. Le caractère très éphémère et radicalement instable de cette " nouvelle forme » témoigne du fait qu'en URSS, et plus tard dans le bloc soviétique, un nouveau mode de production (du genre de l'énigmatique " collectivisme bureaucratique ») n'a pas apparu, ni n'a pu renaître sous aucune forme un ancien mode de production (tel le chimérique " capitalisme d'État » dans ses diverses variantes théoriques). L'Union soviétique, écrivait Filtzer, était " une formation sociale historiquement instable qui n'était ni capitaliste ni socialiste et qui, en tant que telle, ne disposait d'aucun régulateur efficace de l'économie ou de la reproduction de sa structure sociale » (143). " Elle fonctionnait sur un tel niveau de contradiction interne et d'instabilité qu'elle ne pouvait jamais être autre chose qu'une formation sociale éphémère » (144).
Pendant un certain temps après la révolution de 1917, la société soviétique était une société de transition entre le capitalisme et le socialisme. " Entre » - cela ne signifie pas " devant passer du capitalisme au socialisme » et " construisant le socialisme » (et encore moins une société qui aurait " construit le socialisme », contrairement à ce que Staline avait déjà proclamé avant la guerre). Elle pouvait évoluer dans un sens ou dans l'autre - soit vers le socialisme, soit vers le capitalisme, et elle pouvait aussi rester bloquée quelque part sur cette route à double sens et y dégénérer. Non seulement en raison du sous-développement, mais surtout parce que le socialisme dans un pays ou même dans un groupe de pays est impossible, le sort de la société soviétique dépendait des révolutions dans d'autres régions du monde, principalement très développées. La dégénérescence bureaucratique de la révolution d'Octobre, couronnée par la contre-révolution de Staline, a finalement bloqué la possibilité d'évolution vers le socialisme. Le retour à une société de transition entre le capitalisme et le socialisme n'était pas possible sans une nouvelle révolution ouvrière qui renverserait le régime bureaucratique et établirait son pouvoir. Sans elle, la société soviétique ne pouvait être qu'une société de transition dans le sens de transitoirement " déconnectée » du système capitaliste mondial.
117. I. Banac (sous la dir. de), The Diary of Georgi Dimitrov, 1933-1949, Yale University Press, New Haven-London 2003, p. 163.
118. B. Fowkes, The Rise and Fall of Communism in Eastern Europe, Macmillan Press, Houndmills, Basingstoke-London 1995, pp. 6-71 ; J. Rothschild, N.M. Wingfield, Return to Diversity. A Political History of East Central Europe Since World War II, Oxford University Press, New York-Oxford 2000, pp. 75-146.
119. K. Verdery, National Ideology Under Socialism. Identity and Cultural Politics in Ceauşescu's Romania, University of California Press, Berkeley-Los Angeles-Oxford 1991 ; M. Savova-Mahon Borden, The Politics of Nationalism Under Communism in Bulgaria. Myths, Memories, and Minorities (Dissertation), University of London. University College London. The School of Slavonic and East European Studies, London 2001 ; M. Mevius, Agents of Moscow. The Hungarian Communist Party and the Origins of Socialist Patriotism 1941-1953, Oxford University Press, Oxford-New York 2005 ; Y. Sygkelos, Nationalism from the Left. The Bulgarian Communist Party during the Second World War and the Early Post-War Years, Brill, Leiden-Boston 2011 ; J.C. Behrends, " The Stalinist volonté générale: Legitimizing Communist Statehood (1935-1952). A Comparative Perspective on the USSR, Poland, Czechoslovakia, and Germany », East Central Europe/L'Europe du centre-est vol. 40 n° 1/2, 2013, pp. 37-73 ; S. Bottoni, Stalin's Legacy in Romania. The Hungarian Autonomous Region, 1952-1960, Lexington Books, Lanham-Boulder-New York-London 2018.
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122. J. Chumiński, op. cit., pp. 163-168.
123. Ibidem, pp. 180, 163, 182.
124. P. Kenney, op. cit., p. 128 ; M. Fidelis, Kobiety, komunizm i industrializacja w powojennej Polsce, W.A.B., Warszawa 2010, p. 110.
125. M. Heimann, Czechoslovakia. The State That Failed, Yale University Press, New Haven-London 2011, pp. 150-176.
126. J. Bloomfield, Passive Revolution. Politics and the Czechoslovak Working Class, 1945-1948, Allison & Busby, London 1979, p. 11.
127. Churchill a raconté qu'en octobre 1944, lors d'entretiens avec Staline, " le moment était propice aux affaires » et qu'il avait déclaré : " Mettons-nous d'accord sur nos affaires dans les Balkans. Vos armées sont en Roumanie et en Bulgarie. Nous y avons des intérêts, des missions et des agents. Mais ne nous laissons pas entraîner dans des disputes pour des broutilles. En ce qui concerne la Grande-Bretagne et la Russie, cela vous conviendrait-il d'avoir 90 % de votre influence en Roumanie, avec nos 90 % en Grèce et une répartition moitié-moitié en Yougoslavie ? » Quand sa question a été traduite à Staline, il l'a écrite sur un papier. Staline " a pris son crayon bleu, a apposé une grande signature sur la feuille de papier et l'a déplacée dans notre direction. Tout a été réglé en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. » W.S. Churchill, The Second World War vol. VI, Houghton Mifflin, Boston 1953, p. 198. Voir également la présentation de la discussion privée des communistes yougoslaves Milovan Ɖjilas, Vladimir Dedijer et JoÃe Brilej avec Churchill en 1951, dans V. Dedijer, The Battle Stalin Lost. Memoirs of Yugoslavia, 1948-1953, Spokesman, London 1978, p. 65.
128. J. Broz Tito, " H kritiki stalinizma », Časopis za Kritiko Znanosti, DomiÃljijo in Novo Antropologijo vol. VIII n° 39/40, 1980, pp. 158, 161. Voir aussi Z.M. Kowalewski, " Jugosławia między Stalinem a rewolucją », Le Monde diplomatique - edycja polska n° 7, 2013, pp. 30-32.
129. S. Vukmanović [-Tempo], How and Why the People's Liberation Struggle of Greece Met With Defeat, The Merlin Press, London 1950, pp. 2-3.
130. V.H. [Holubnychy], " Stalin's Theory of "Capitalist Encirclement" », Labor Action vol. 17 n° 3, 1953, p. 5.
131. Une tentative sérieuse, mais par la force des choses infructueuse, de retrouver et reconstruire le concept de démocratie populaire sur la base de la " théorie soviétique », a été entreprise par H.G. Skilling, " "People's Democracy" in Soviet Theory (I-II) », Soviet Studies vol. 3, n° 1, 1951, pp. 16-33, et n° 2, 1951, pp. 131-149.
132. Le rôle joué dans ce processus par les appareils du Commissariat du peuple aux affaires intérieures (NKVD) puis du ministère de la Sécurité d'État (MGB) de l'URSS a été présenté sur la base d'une recherche approfondie dans des archives par Н.В. Петров, По сценарию Сталина. Роль органов НКВД-МГБ СССР в советизации стран Центральной и Восточной Европы. 1945-1953 гг. [N.V. Petrov, Selon le scénario de Staline. Le rôle des organes du NKVD-MGB soviétique dans la soviétisation de l'Europe centrale et orientale 1945-1953], РОССПЭН, Москва 2011.
133. Fehmgerichte (le terme vient d'un mot bas-allemand signifiant " châtiment ») ou Sainte-Vehme était une société secrète d'inspiration religieuse créée en Westphalie au XIIIe siècle et active jusqu'à sa dissolution en 1811. La Sainte-Vehme rendait justice de manière expéditive, se réunissait en secret et ne prononçait que deux sentences : soit l'acquittement, soit la condamnation à mort. Ses juges étaient tenus au secret quant au statut, au fonctionnement et aux délibérations de ce tribunal secret. L'institution prétendait agir au nom du Saint-Siège. (ndt)
134. La création et l'utilisation par le pouvoir bureaucratique en formation d'une telle " masse de manœuvre » comme moyen de pression sur la classe ouvrière était l'une des conditions de base pour l'établissement de rapports d'exploitation. Voir P. Barton [J. Veltrusk²], A. Weil, Salariat et contrainte en Tchécoslovaquie, Marcel Rivière, Paris 1956, pp. 204-307.
135. J. Smula, " The Party and the Proletariat: èkoda 1948-53 », Cold War History vol. 6 n° 2, 2006, pp. 153-175 ; K. McDermott, " Popular Resistance in Communist Czechoslovakia: The Plzeň Uprising, June 1953 », Contemporary European History vol. 19 n° 4, 2010, pp. 287-307.
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