Lutte inégale au Karabakh

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Alors que le monde est préoccupé par une deuxième vague de pandémie mondiale, une autre guerre a éclaté dans le Caucase. Les racines de ce conflit remontent au système soviétique et à la rapidité de son effondrement. Pour ajouter à sa complexité, il est également conditionné par l'une des pages les plus sombres de l'histoire du XXe siècle, l'extermination des Arméniens ottomans par le gouvernement turc pendant la Première Guerre mondiale.

Le 27 septembre, l'Azerbaïdjan a lancé une attaque sur toute la ligne de défense du Karabakh. Attaques terrestres massives, soutenues par des mercenaires syriens, des drones turcs et probablement des avions de combat F-16, bombardant la ligne de front, des villages et des villes, détruisant des écoles et des théâtres dans la capitale Stepanakert, ainsi que la principale cathédrale de Sushi. Le dixième jour de cette attaque massive, les forces azerbaïdjanaises peuvent se vanter d'avoir progressé, ayant pris des villages au nord et la ville de Jabrayil au sud.

 

 

Chronologie de l'Azerbaîdjan

 

 

 

 

Héritage post-stalinien

 

Le problème du Karabakh a été initialement soulevé par des dissidents arméniens, qui voulaient apporter une correction à l'injustice - le fait qu'une région à majorité arménienne était placée à l'intérieur de l'Azerbaïdjan - dans le cadre institutionnel de l'Union soviétique et en utilisant le vocabulaire soviétique. C'est le Soviet du Karabakh (parlement) qui, le 20 février 1988, adopte une motion demandant d'être détaché de l'Azerbaïdjan soviétique et rattaché à l'Arménie soviétique. Les premières manifestations à Stepanakert, et plus tard à Erevan, portaient des affiches de Mikhaïl Gorbatchev et des " slogans léninistes » d'autodétermination. Avant de devenir publiques, des délégations de dissidents arméniens s'étaient rendues à Moscou avec des pétitions signées par des milliers de citoyens réclamant ce changement, et avaient trouvé les encouragements du Politburo. De leur point de vue, ce problème pouvait être réglé par une simple décision de Moscou. Souvenez-vous, c'était l'Union soviétique, il n'y avait qu'un seul centre de pouvoir et c'était Moscou. Ils ne pouvaient pas prévoir au début de 1988 qu'une superpuissance allait s'effondrer quatre ans plus tard. Ils ne pouvaient pas non plus s'imaginer ce qui se passerait une semaine après.

En effet, une semaine plus tard, le 27 février 1988, des violences ont éclaté dans la ville industrielle de Sumgait au nord de Bakou. Pendant trois jours, des jeunes hommes ont attaqué les maisons des Arméniens locaux, dans un pogrom classique ; la police soviétique a laissé cela se produire. Les autorités évaluent le nombre de morts à 32 et plus de 200 blessés. Les violences étaient clairement organisées par les autorités locales, dans le but d'intimider le mouvement populaire émergeant au Karabakh et en Arménie. Une demande de changement politique dans le cadre institutionnel soviétique s'est heurtée à des pogroms ethniques. D'autres pogroms se sont poursuivis contre les communautés arméniennes à Kirovadad (1989, maintenant Ganja) et à Bakou même (1990), tandis que les Azéris vivant en Arménie ont été contraints de fuir.

Le conflit du Karabakh a conditionné l'émergence des deux républiques, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, mais très différemment.

 

En Arménie, un mouvement démocratique radical a émergé, qui s'est opposé au statu quo soviétique. L'argument était que les autorités soviétiques n'étaient pas une garantie de sécurité et que seule l'indépendance pouvait offrir cela. La nomenklatura locale a perdu le pouvoir, remplacée par le Mouvement national arménien et son chef Levon Ter-Petrossian, universitaire élu à la tête du Soviet suprême d'Arménie (1990). Pour lui, l'essence de la lutte était d'assurer la sécurité des Arméniens du Karabakh.

 

En Azerbaïdjan, soutenue par Moscou qui essaie de maintenir le statu quo, l'ancienne nomenklatura soviétique a réussi à se maintenir le pouvoir. Pour eux, le Karabakh était un territoire qui devait être maintenu dans les structures étatiques de l'Azerbaïdjan.

Après l'effondrement de l'URSS, ces deux approches exclusives se sont reflétées au niveau du droit international : la partie arménienne a insisté sur l'autodétermination de la population du Karabakh, tandis que la partie azerbaïdjanaise a exigé l'intégrité de ses territoires.

La fin de l'Union soviétique a transformé le conflit du Haut-Karabakh en une guerre ouverte entre deux États nouvellement indépendants. Avec des attaques et des contre-attaques, y compris des crimes de guerre, comme à Khojali, commis par des combattants arméniens après la chute de l'aéroport régional. Les défaites azerbaïdjanaises sur les fronts de guerre ont déstabilisé l'ancienne nomenklatura toujours au pouvoir à Bakou.

Le chef du parti Ayaz Mutalibov a été renversé en 1992 par le leader du Front populaire Abulfaz Elchibey, professeur universitaire de langue arabe. Alors que sous Elchibey, l'armée azerbaïdjanaise a remporté ses premières victoires et occupé le nord du Karabakh, les contre-attaques arméniennes ont conduit à un autre coup d'État à Bakou et le vieux dirigeant brejnévien Heydar Aliyev est revenu au pouvoir en 1993. Au moment où le cessez-le-feu de 1994 a été signé, les combattants arméniens avaient sous leur contrôle la majeure partie du Karabakh et de grandes parties de sept districts azerbaïdjanais qui l'entourent, provoquant le déplacement de 600 000 civils.

De 1994 à 2001, il y a eu plusieurs tentatives pour parvenir à une solution négociée, basée sur un accord par lequel la partie arménienne restitue les territoires occupés, tandis que l'Azerbaïdjan reconnaît le droit à l'autodétermination du Karabakh. Pourtant, elles ont finalement échoué.

En 2008, après la guerre russo-géorgienne, Ankara a tenté de renverser sa politique dans le Caucase. Le président turc Abdullah Gül (2007-2014) et son homologue arménien Serzh Sargsyan (2008-2018) ont lancé une " diplomatie du football » aboutissant aux protocoles de Zürich d'octobre 2009 pour ouvrir les frontières communes et entamer des relations diplomatiques. Pourtant, l'accord n'a pas été ratifié en raison de la pression de Bakou, ainsi que de l'opposition d'Erdogan.

 

 

Traumatisme de la guerre

 

La guerre a eu un impact profond sur les deux sociétés. La souffrance humaine pendant la guerre, accompagnée du choc d'une défaite inattendue contre un voisin beaucoup plus petit, à un moment où le pays accédait à son indépendance, a laissé dans la psychologie collective de l'Azerbaïdjan un traumatisme profond. L'Arménie a vu son économie paralysée sous le double blocus de l'Azerbaïdjan et de la Turquie. Cela a créé une mentalité de siège, avec les souvenirs du génocide de 1915 par les Turcs.

Lorsque Ilham Aliyev a succédé en octobre 2003 à son père pour faire de l'Azerbaïdjan une république dynastique, le pays est entré dans une nouvelle phase.

Le principal oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, d'une capacité d'un million de barils par jour, a été construit en 2005.

L'année suivante, des milliards de dollars du pétrole ont commencé à affluer, enhardissant Aliyev vers des positions maximalistes. Les dépenses de défense ont monté en flèche - de seulement 180 millions de dollars en 2003, à 1 milliard de dollars en 2007 et à 3 milliards de dollars en 2011 - plus que le total du budget de l'État arménien. La rhétorique des menaces de guerre a augmenté à Bakou, de même que la violence croissante sur les lignes de front. Le régime Aliyev a utilisé le traumatisme du peuple azerbaïdjanais dans un discours de haine anti-arménien.

En 2016, l'Azerbaïdjan a déjà lancé une offensive majeure, qui a duré 4 jours et a fait près de 200 victimes.

Ilham Aliyev a établi un régime despotique : la rente pétrolière et la propagande militariste et nationaliste constituent le voile nécessaire pour cacher un régime corrompu. Même les marges étroites des libertés, comme celle d'expression ou celle de l'activité politique, ont disparu. Une blague à Bakou disait que la meilleure université du pays était la prison de Gobustan - étant donné le grand nombre d'avocats, de journalistes, d'activistes et de professeurs qui y étaient jetés.

En 2017, des journalistes d'investigation ont découvert ce qu'ils appelaient " The Azerbaijani Laundromat » (1), un système de corruption qui, entre 2012 et 2014, avait secrètement transféré 2,5 milliards d'euros via des banques européennes pour acheter des biens de luxe et de l'immobilier, mais aussi pour corrompre un certain nombre de politiciens et des parlementaires européens afin de les utiliser à des fins de propagande.

La politique intérieure arménienne a également souffert du même malaise. Les héros de la guerre du Karabakh sont arrivés au pouvoir à Erevan. Ils se sont divisé l'économie avec les oligarques émergents et ont monopolisé le pouvoir en falsifiant les élections.

La révolution pacifique de 2018 en Arménie a éloigné Serzh Sargsyan du pouvoir, alors qu'il essayait de rester après les deux mandats constitutionnels. L'arrivée du leader populaire, Nikol Pashinyan, avec un programme anti-corruption, a créé des attentes pour une nouvelle approche pour la résolution du conflit. Initialement, Pashinyan a fait des déclarations sur l'élargissement du processus de négociation pour parvenir à la paix entre les deux nations, mais son discours s'est durci à la suite de la lutte politique interne en Arménie.

Depuis le 27 septembre, nous observons donc une guerre entre deux États inégaux pour deux objectifs différents. L'Azerbaïdjan, avec une population trois fois supérieure à celle de l'Arménie, a lancé une attaque équipée de drones et de missiles israéliens et turcs modernes et soutenue par des militaires turcs et des mercenaires syriens. Leur comportement sur le terrain montre que leur objectif n'est pas seulement de conquérir les territoires perdus en 1993-94, mais aussi le nettoyage ethnique de la population du Karabakh.

D'un autre côté, les Arméniens considèrent ce combat comme un combat de survie, acculé entre deux États plus puissants, l'Azerbaïdjan et la Turquie.

Si l'armée azerbaïdjanaise parvient à gagner, la victoire donnera une légitimité à un régime corrompu qui perdait les moyens financiers de maintenir son despotisme. Toute possibilité de processus démocratique en Azerbaïdjan sera reportée de plusieurs décennies. Une défaite de l'Arménie pourrait mettre fin aux efforts en cours de démocratisation et de lutte contre la corruption, dans une partie du monde qui manque de systèmes démocratiques et de tradition de résolution pacifique des conflits.

La guerre est menée par des forces inégales: l'Azerbaïdjan qui a lancé l'offensive a des forces supérieures en nombre et en équipement. Il utilise également l'armée de l'air turque et des mercenaires syriens. Le cessez-le-feu médiatisé par la Russie signé le 10 octobre n'a pas tenu, relançant une guerre qui saignera les deux nations.

Genève, le 11 octobre 2020

 

 

 

 

* Vicken Cheterian, journaliste et écrivain, enseigne à Global Studies Institute de l'Université de Genève. Il est l'auteur de War and Peace in the Caucasus: Russia's Troubled Frontier (C. Hurst & Co. Publishers, London 2011), et de Open Wounds: Armenians, Turks, and a Century of Genocide (C. Hurst & Co. Publishers, London 2015) et a dirigé From Perestroika to Rainbow Revolutions, Reform and Revolution After Socialism (C. Hurst & Co. Publishers, London 2013). Cet article a d'abord été publié par la revue suisse en ligne À l'Encontre, le 12 octobre 2020.

 

 

 

 

Crise en Azerbaïdjan

La classe dirigeante pétrolière d'Azerbaïdjan n'est pas exactement une caste de guerriers ; ce sont les enfants de la nomenklatura soviétique qui se partageaient l'argent du pétrole - et qui perpétuaient une économie subventionnée par l'État qui, lui, gardait la population sous contrôle. Mais comme toutes les bonnes choses, l'ère des pétrodollars touche à sa fin. La production pétrolière azerbaïdjanaise est en déclin, les prix du pétrole sont bas, et les conditions graves de la pandémie ont provoqué une crise sociale profonde en Azerbaïdjan.

Avec moins d'argent à se répartir, les conflits au sein des différents clans des cercles dirigeants en Azerbaïdjan ont augmenté. Le président de l'Académie nationale des sciences, Ramiz Mehdiyev, ancien " cardinal gris » du régime d'Aliyev, a été démis de ses fonctions d'État début septembre. À la mi-août, le ministre des Affaires étrangères de longue date, Elmar Mammadyarov, a perdu son emploi. De nombreux diplomates ont été arrêtés pour " corruption ». Une petite guerre avec les Arméniens détestés pourrait effectivement distraire l'opinion publique azerbaïdjanaise.

 

(Extrait d'un article de Vicken Cheterian paru sur le site Daraj, en date du 30 septembre ; traduit par la rédaction de À l'Encontre)

 

 

 

 

 

Nouveaux dangers

Deux puissances régionales ont une grande influence dans le Caucase du Sud, la Russie et la Turquie, mais leurs positions diffèrent qualitativement.

La Russie est la puissance hégémonique historique dans la région, l'Arménie et l'Azerbaïdjan ont tous deux fait partie de l'Empire tsariste et plus tard de l'Union soviétique. La Russie dispose d'un système d'alliances militaires. L'une avec l'Arménie, où elle dispose de deux bases militaires. L'autre implique de bonnes relations avec l'Azerbaïdjan sur les plans diplomatique et économique, mais aussi une importante coopération militaire. La Russie a appelé les deux parties à désamorcer le conflit, mais elle espère aussi étendre encore plus son influence sur l'Arménie et l'Azerbaïdjan à la suite du conflit.

La Turquie, en revanche, a exprimé son soutien unilatéral à l'Azerbaïdjan. De plus, l'intervention directe de la Turquie est sans précédent. Ankara a une participation militaire directe en fournissant des drones d'attaque Bayraktar-2 et des experts pour les diriger. Des centaines de mercenaires syriens auraient également été transférés par la Turquie en Azerbaïdjan pour participer aux combats. La position partisane de la Turquie est un facteur de polarisation d'un conflit déjà complexe. La question reste de savoir comment la Russie et l'Iran vont réagir face à l'ingérence croissante de la Turquie dans les affaires du Caucase du Sud.

 

(Extrait d'un article de Vicken Cheterian paru sur le site Daraj, en date du 30 septembre ; traduit par la rédaction de À l'Encontre).

 

 

 

 

 

notes

1. " La laverie automatique azerbaïdjanaise », allusion au blanchiment de l'argent des réseaux criminels et de la corruption.