À la recherche de la stratégie perdue
Préserver l’horizon de la révolution et du communisme a été une des tâches centrales de la politique de Bensaïd. Conçue sous la forme d’une interruption messianique du continuum de l’histoire, la révolution, pour Bensaïd, « sans image ni majuscule reste donc nécessaire en tant qu’idée indéterminée de ce changement et boussole d’une volonté. Non comme modèle, schéma préfabriqué, mais comme hypothèse stratégique et horizon régulateur » (83) d’une perspective de changement social et de rupture avec un présent insupportable. Même quand toutes les évidences semblent indiquer le contraire, Bensaïd maintient la porte ouverte à son irruption à contretemps : « Toujours anachronique, inactuelle, intempestive, elle survient entre déjà plus et pas encore. La ponctualité n’est pas son fort. Elle a le goût de l’impromptu et des surprises. Elle ne saurait, ce n’est pas son moindre paradoxe, advenir que si on ne l’attend pas – ou plus. » (84)
La politique bensaïdienne est celle d’une « immanence radicale » (85), où la crise est le moment où s’ouvrent les possibilités et les potentialités disruptives propres à la situation. Un potentiel qu’il lira sous le prisme d’un prophétisme politique messianique qui comprend la prophétie comme une anticipation conditionnelle du futur et une injonction pour passer à l’action, vu que le prophète n’est qu’un « sonneur de réveil, un fauteur de tapage, un empêcheur de somnoler en paix » (86).
La flamme révolutionnaire va de pair avec l’effort pour sauver le communisme, soumis à des jugements des plus sommaires sans la moindre garantie procédurale dans les années 1990 par des auteurs conservateurs comme François Furet ou Stéphane Courtois et leurs pareils (87). Cela implique de sauver le communisme du stalinisme et des expériences bureaucratiques qui ont été sa sinistre caricature : « Céder à l’identification du communisme avec la dictature totalitaire stalinienne, ce serait capituler devant les vainqueurs provisoires, confondre la révolution et la contre-révolution bureaucratique, et forclore ainsi le chapitre des bifurcations seul ouvert à l’espérance. Et ce serait commettre une irréparable injustice envers les vaincus » (88).
Bensaïd applique indistinctement à la révolution et au communisme le qualificatif d’« horizon régulateur » ou d’« horizon stratégique régulateur » (89). Il ne développe guère ce concept, ni la façon dont révolution et communisme interagissent. Mais je crois que son point de vue découle de l’idée que tout horizon régulateur peut être conçu comme un mécanisme à deux jambes : la notion de révolution ou de rupture, et l’idée-force d’un autre modèle de société. Autrement dit, le comment et le quoi, respectivement. Un horizon régulateur qui ne marche que sur une des deux jambes, soit qu’il n’en ait qu’une, soit que l’autre soit mal définie, boite politiquement. Se tromper de chemin et/ou d’objectif revient à s’égarer quelque part sur le trajet. Toute stratégie politique doit donc savoir manier le rapport entre ces deux questions (90).
De pair avec la défense de la révolution et du communisme, la réflexion stratégique bensaïdienne à partir des années 1990 se centre sur la nécessité de ne pas abandonner la perspective politique, en se réfugiant dans l’activisme social mouvementiste. Dans cette entreprise, son travail connaîtra différentes étapes intermédiaires :
– une première étape, à partir de la fin des années 1980 jusqu’à la moitié des années 1990, est marquée par l’apogée du néolibéralisme et la faiblesse des résistances sociales, où la résistance à contre-courant est la tâche principale ;
– une deuxième étape, à partir des grèves de novembre et décembre 1995 contre la réforme de la Sécurité sociale entreprise par le gouvernement Juppé, qui ont constitué l’explosion sociale la plus importante depuis 1968 et ont marqué un point d’inflexion dans la situation politique, sociale et culturelle française (91) ;
– une troisième étape, marquée par la montée du mouvement altermondialiste pendant la deuxième moitié des années 1990 avec son éclosion en novembre 1999 lors du sommet de l’OMC à Seattle suivie des processus latino-américains ;
– et une quatrième étape, dans les années 2005-2010, où la question politique reprend sa prééminence et qui se chevauche avec l’éclatement de la crise dans l’étape finale de la vie de l’auteur.
L’essentiel de ses apports et de ses interventions se situera dans cette dernière étape, en discussion ouverte avec les idées à la mode dans le mouvement altermondialiste, auquel il a participé activement et dont il a été un soutien convaincu, et dans ses alentours. En termes généraux, cet essor des luttes contre la marchandisation généralisée de la planète à la veille du nouveau millénaire vient confirmer que l’histoire n’est effectivement pas finie, aussi difficile à croire que cela ait pu être dix ans auparavant. Elles représentaient ainsi une nouvelle opportunité d’un nouveau départ. Rétrospectivement il écrit dans ses mémoires : « Nous avons eu davantage de soirées défaites que de matins triomphants. Mais nous en avons fini avec le Jugement dernier de sinistre mémoire. Et à force de patience, nous avons gagné le droit précieux de recommencer. » (92)
Bensaïd débattait en particulier avec Negri et Hardt de leurs livres Empire (2000) et Multitude (2004) et avec John Holloway de Changer le monde sans prendre le pouvoir (2002) (93). En affirmant ses désaccords, il leur reconnaissait néanmoins le mérite d’avoir relancé le débat stratégique après une longue période d’« éclipse » de ce dernier « depuis le début des années 1980, en comparaison avec les discussions alimentées dans les années 1970 par les expériences du Chili et du Portugal (voire, malgré les caractéristiques très différentes, celles du Nicaragua et de l’Amérique centrale) » (94).
Pour Bensaïd, des ouvrages comme ceux d’Holloway, tout comme nombre d’idées propres au mouvement altermondialiste, représentaient ce qu’il appelait schématiquement une « illusion sociale », fondée sur la croyance en l’autosuffisance des mouvements sociaux, la dissolution du politique dans le social, et le désintérêt pour la question du pouvoir. Il utilise le terme « illusion sociale » dans une évocation inversée à l’« illusion politique » que Marx critiquait chez les jeunes hégéliens qui réduisaient l’émancipation humaine à l’émancipation civique (95). En d’autres occasions il l’oppose à l’« illusion étatiste » (96) propre aux courants qui ont cherché à s’appuyer sur l’État comme levier pour le changement social et qui « réduisent la politique à l’orbite de l’État », de Lassalle au populisme en passant par la social-démocratie.
Bensaïd cherche à éviter aussi bien le « fétichisme de l’État », qui fait tourner toute politique autour de celui-ci, que le « fétichisme social » ou « la passion unilatérale pour le social » dépolitisée. Son souci est de bien définir la nature du social et du politique ainsi que leur interaction. Une position étatiste subordonne le social au parlementarisme dans le cas réformiste, ou peut conduire à « l’étatisation bureaucratique du social » (97) dans une transition post-révolutionnaire. L’exaltation du social suppose dans la pratique de laisser la politique comme « monopole aux mains de ceux qui en font profession » (98) et ouvre la porte, en renonçant à toute politique révolutionnaire, à la possibilité de finir par déboucher sur un « réformisme social » à la Proudhon, comme cela s’est également produit chez certains courants « autonomes » contemporains des écrits de Bensaïd.
Autrement dit il est possible de constater qu’il y a toujours eu « un crétinisme anti-électoral symétrique du crétinisme parlementaire » (99). Entre ces deux pôles, nous rappelle-t-il, « que la politique de l’opprimé doive, avec vigilance, se tenir à distance de l’État, certes. Mais cette distance est encore un rapport, et non une extériorité ou une indifférence absolues » (100).
Dans cette quête stratégique, Bensaïd revient sur le débat avec Foucault dont l’œuvre, si elle permet de penser la pluralité des dominations et des contradictions, a pour limite de dissoudre la question de l’État « considéré non plus comme le point où se nouent et se suturent, dans une configuration historique donnée, ces relations de pouvoir et ces rapports de force, mais comme un rapport de pouvoir parmi d’autres » (101). La divergence de Bensaïd avec Foucault réside dans le fait que, pour le premier, « tous les pouvoirs ne jouent pas un rôle équivalent dans la reproduction sociale des rapports capitalistes de production », ce qui fait que la question de l’État reste centrale dans toute stratégie révolutionnaire étant donné que « si le tissu des rapports de pouvoir est à défaire, et s’il s’agit là d’un processus de longue haleine, la machinerie du pouvoir d’État est à briser » (102).
Malheureusement, dans sa discussion sur l’État et les rapports que toute politique révolutionnaire doit établir avec lui, dans un contexte de focalisation des débats avec les courants libertaires et « anti-politiques », il ne se décide pas à revisiter et rediscuter à fond les positions et les expériences qui ont misé sur une voie opposée. D’une part, il n’explore pas en profondeur les hypothèses stratégiques des processus « bolivariens » en Amérique latine, qu’il a suivis de près, comme il avait pu analyser de façon plus systématique les expériences chilienne et portugaise dans les années 1970.
Il n’a pas non plus publié de bilan systématique du dénouement final de l’expérience du PT et de la DS, qui a culminé dans l’adaptation de cette dernière au gouvernement Lula et sa rupture avec la Quatrième Internationale. Celle-ci établira des relations politiques avec une minorité d’anciens membres de la DS qui quitteront le PT pour former le Parti socialisme et liberté (PSOL) (103). Par ailleurs il manque une rediscussion plus posée que celle des années 1970 de l’œuvre et de l’héritage de Nicos Poulantzas et de ses disciples. Ce sont deux lacunes surprenantes chez le Bensaïd tardif.
La politique bensaïdienne implique d’intervenir et dans le social et dans le politique, deux sphères qui fonctionnent selon des logiques spécifiques et reliées de façon complexe. Pour autant il ne développe pas une pensée systématique quant à l’intervention dans les deux domaines, au-delà d’une défense de l’auto-organisation et de la mobilisation dans le domaine social, et de la construction d’un parti-stratège (je reviendrai plus loin sur ce concept) dans le domaine politique. Il manque, de ce point de vue, un développement des contours de ce que j’ai appelé une « stratégie intégrale » par analogie avec le concept gramscien de l’« État intégral », synthétisé dans les formules « État au sens intégral : dictature + hégémonie » et « État = société politique + société civile, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition » (104).
Par ces formules, Gramsci, comme le souligne Thomas, cherchait à analyser « l’interpénétration et le renforcement mutuel de la “société politique” et de la “société civile” au sein d’une forme d’État unifié (et indivisible) » et à désigner « une unité dialectique des moments de la société civile et de la société politique » (105). Cette dialectique dans l’intervention au sein de la société civile et de la société politique se trouve peu développée chez Bensaïd qui, toutefois, insiste toujours sur elle de facto, en rappelant l’actualité de l’injonction de Lénine à intervenir sur les deux terrains.
Une telle stratégie implique « une politisation du social et une socialisation du politique » (106), dans un sens émancipateur et antagoniste. Bensaïd paraît pourtant porter davantage d’attention au premier qu’au second, en insistant sur les limites du mouvementisme et des contre-pouvoirs sociaux sans perspective politique. Mais il ne réfléchit pas autant sur la façon de socialiser la politique ou de « socialiser la révolution », pour utiliser une formule de Miguel Romero (107), c’est-à-dire la façon de penser la construction d’un puissant réseau de pouvoirs alternatifs, sous la forme d’un système de fortifications spécifiques qui attestent de la conquête provisoire de positions en territoire adverse et préparent la conquête révolutionnaire du pouvoir.
La question n’est pas tant que cette réflexion est absente, mais qu’elle n’est pas systématisée et n’occupe pas une centralité suffisante dans son œuvre, ce qui reflète d’une certaine façon la pratique de sa propre tradition politique, davantage centrée dans la mobilisation sociale et l’auto-organisation que dans la logique des (contre) pouvoirs sociaux et culturels. De ce point de vue, on peut affirmer que la perspective stratégique bensaïdienne, pour être parachevée, devrait se gramsciser davantage sur ce point, en termes d’analyses et de priorités politiques.
Gramsci figure, incontestablement, parmi les auteurs importants de la galaxie de Bensaïd et il s’y réfère dans de très nombreux passages de ses ouvrages. Dans son dernier livre majeur, Éloge de la politique profane (2008), il analyse en particulier le concept éculé d’hégémonie, en polémiquant contre deux de ses sombres dérives. D’un côté, sa version réformiste eurocommuniste, qui réduit la « lutte pour l’hégémonie » à la conquête de positions institutionnelles au sein de l’État par les élections et la construction d’une contre-société domestiquée et au service d’une politique passive.
De l’autre, il débat avec Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, les auteurs d’Hégémonie et stratégie socialiste (publié en 1985), qui développent une version post-classiste et mouvementiste du concept gramscien. À l’opposé, Bensaïd rappelle que le concept d’hégémonie est « irréductible à un inventaire ou une somme d’antagonismes sociaux équivalents. Il implique un rassemblement de forces autour des rapports de classe. » Pourtant cela ne suppose pas d’adhérer au schéma éculé qui fait la différence entre « contradictions principales » et « secondaires », ni de subordonner les « mouvements sociaux autonomes (féministes, écologistes, culturels) à la centralité de la lutte des classes » (108).
Au contraire, le concept d’hégémonie sert à « concevoir l’unité dans la pluralité des mouvements sociaux ». Il s’agit donc de penser stratégiquement la « pluralité du social », ce qui est distinct de l’apologie post-moderne de « la société éclatée » comme du réductionnisme de classe, ou encore de concevoir la complexité et la « multiplicité du moi », ce qui ne revient pas à postuler un « moi dispersé qui “s’éclate” » (109). Cette unité dans la pluralité, articulée en termes stratégiques, implique de se distancier aussi bien de l’universalisme abstrait que du repli communautariste et/ou du relativisme culturel (110).
Sous l’influence des résistances altermondialistes à la marchandisation généralisée du monde, à la fois plurielles et avec une capacité d’action en commun, le fil conducteur qui bâtit cette articulation plurielle d’un bloc historique est la lutte contre le capital lui-même qui croise en diagonale toutes les dominations et les oppressions : « Il apparaît que le Capital et la marchandisation du monde sont les grands agents de convergence des conflits sociaux et de leurs enjeux ». Une convergence fondée sur la pluralité elle-même des acteurs. C’est le refus aussi bien du « culte nostalgique d’une unité sociale imaginaire » que de l’apologie de son démembrement, ou sa juxtaposition sans critère stratégique (111).
Dans cet équilibre entre donner une centralité analytique et stratégique à la « la grande logique du capital » (112) et postuler l’articulation plurielle stratégique des mouvements sociaux, Bensaïd abandonne toute mystification quant au sujet révolutionnaire. Il affirme qu’il « convient de laïciser la condition des classes » et se demande : « Sujet, la classe ? Si l’on veut, mais alors sujet turbulent, contradictoire, schizoïde. » (113) En réalité, « il suffit de penser le devenir réel d’une pluralité de formes émergentes, d’acteurs et d’agencements sans grand sujet » (114). En arrière-fond se trouve le volontarisme subjectiviste de réminiscence lukácsienne du jeune Bensaïd, le caractère profane de la politique bensaïdienne d’inspiration benjaminienne émergeant avec toute sa force.
L’objectif de la discussion bensaïdienne est, en s’appuyant sur Gramsci, de formuler « un projet politique répondant à une crise historique de la nation et de l’ensemble des rapports sociaux » (115). Pourtant, il ne développe pas en termes stratégiques la relation entre la lutte pour l’hégémonie et la socialisation de la révolution. Le corollaire en est également une exploration trop rare entre la notion de crise révolutionnaire d’inspiration léniniste, comprise comme moment de décision et de vérité et qui parcourt toute son œuvre dès son mémoire de maîtrise de 1968 et jusqu’à ses derniers écrits, et la notion gramscienne de crise de l’hégémonie.
D’un certain point de vue, le faire implique de manier une dialectique du double pouvoir et de contre-pouvoir (ou des pouvoirs sociaux alternatifs). Bensaïd articule bien le rapport entre les deux quand il polémique contre les théories à la Holloway prétendant changer le monde sans prendre le pouvoir, autrement dit de l’anti-pouvoir, l’anti-politique, et le contre-pouvoir permanent. Devant la fantaisie de vouloir ignorer un pouvoir qui n’ignore pas, mais écrase ses adversaires, il rappelle : « une stratégie de contre-pouvoir n’a de sens que dans la perspective d’un double pouvoir et de son dénouement : qui l’emportera ? » (116).
Les limites qu’implique le fait de penser le contre-pouvoir sans le double pouvoir sont claires. Mais il développe beaucoup moins les limites du fait de penser le double pouvoir sans le contre-pouvoir. Comment fonctionne une logique de double pouvoir ? Comment faut-il agir ? Bensaïd apporte des réponses claires à ces questions et sa pensée les circonscrit. Mais comment se construit un contre-pouvoir ? Quelles institutions sociales alternatives faut-il mettre sur pied ? Il s’appesantit moins sur cette question, n’allant pas au-delà de la défense de l’auto-organisation sociale comme critère et de l’idée générique de l’intervention sur tous les terrains. Dans sa pensée stratégique il analyse davantage le moment du double pouvoir que le processus du contre-pouvoir (ou du pouvoir social alternatif).
Cela dit, sous l’influence des discussions avec Holloway, Foucault, Marcuse ou Debord, ses dernières interrogations intellectuelles ont porté sur la façon de rompre avec les formes de domination et de fétichisation du monde (117). Comment trouver la sortie du labyrinthe ? La proposition bensaïdienne est claire : « travailler la contradiction ». Chercher les failles même si elles paraissent parfois inexistantes pour y ficher un pic émancipateur. La politique dans un sens stratégique suppose une rupture de l’asymétrie propre à toute lutte et toute résistance contre tous les pouvoirs oppresseurs, dominateurs ou hégémoniques : « Il faut accepter pour cela de travailler dans les contradictions et les rapports de forces réels, plutôt que de croire, illusoirement, pouvoir les nier ou s’y soustraire. Car les subalternes (ou les dominés) ne sont pas extérieurs au domaine politique de la lutte, et la domination n’est jamais entière et absolue. Le dehors est toujours dedans », écrivait-il dans son dernier texte inachevé (118).
Il a manqué néanmoins à ce raisonnement de faire le lien avec le débat gramscien sur la (contre) hégémonie et sa traduction stratégique en termes de tâches et de priorités d’intervention. Autrement dit, une fois rompu le « cercle vicieux de la domination » (119), il faut compléter le cercle vertueux toujours imparfait de la stratégie. Bensaïd permet de commencer à avancer sur cette voie.
Politique des partis, partis de la politique
Penser la politique en termes stratégiques, tel est l’objectif bensaïdien. Plutôt que de lui chercher une substance ou une essence, il conçoit la politique comme un rapport relatif à l’économie, l’organisation sociale et les institutions de l’État (120). Il la définit comme un « art stratégique de la conjoncture et du moment propice », une formule inspirée par François Proust pour qui la politique est « cet art du présent et du contretemps » (121). Le rôle de la politique, d’une politique qui exige « le primat non négociable des principes sur la tactique » (122), c’est de conjurer la catastrophe et obtenir que le nécessaire devienne le possible. La stratégie est alors indispensable pour la victoire politique, pour tirer parti de ces instants critiques, en prenant les décisions opportunes au moment adéquat !
« La connaissance stratégique a pour but la décision et la réduction des indéterminations qui l’entourent. » (123)
Bensaïd s’interroge sur les conditions de l’exercice de l’activité politique dans le monde de l’après-guerre froide et dans le cadre du processus de globalisation capitaliste, qui modifie les coordonnées spatio-temporelles de la politique dans une situation où l’espace public se réduit, la connaissance experte se pose en substitut de la politique et la démocratie se voit soumise au despotisme du marché et des enquêtes d’opinion (124). Penser la représentation politique démocratique devient alors une question complexe où Bensaïd cherche aussi bien à éviter la confusion entre démocratie et démocratie parlementaire propre au réformisme, qu’à l’étatisation bureaucratique de la société propre au stalinisme, ou l’illusion libertaire de la disparition des institutions et de la politique elle-même dans le cadre d’une vision homogénéisatrice du social.
Bensaïd s’appuie ici sur la pensée politique de Marx, Lénine, les critiques de Rosa Luxemburg vis-à-vis des bolcheviques et l’évolution de Trotski jusqu’à sa défense du pluralisme politique dans la Révolution trahie fondée sur l’hétérogénéité et la différenciation interne des classes sociales elles-mêmes. La compréhension de la pluralité sociale devient alors la base pour penser la représentation démocratique. La démocratie implique de combiner, affirme Bensaïd, diverses formes de représentation et d’institutionnalité, démocratie directe et délégation de pouvoir, et assumer la pluralité des contradictions qui parcourent la société.
Politique et partis vont de pair dans la réflexion bensaïdienne. « Il n’existe pas de politique sans parti ». Ces derniers sont porteurs d’une mémoire collective et d’une expérience soutenue dans le temps (125). C’est une conséquence de sa conception de la politique comme quelque chose d’intrinsèquement collectif. Il se sépare ici d’auteurs comme Badiou, dont la conception de l’Événement était, pour Bensaïd, déhistorisée et décontextualisée, une sorte de révélation miraculeuse (126).
Bensaïd a toujours conçu la politique comme liée à la pertinence organisationnelle : « Daniel a toujours été, de façon profonde et essentielle, un homme d’organisation » et il a fait montre d’une grande « fidélité à l’idée d’organisation telle qu’il la concevait », a écrit Badiou lui-même (127). Il a insisté sur le nécessaire esprit collectif du militantisme et, par là même, sur la nécessité de l’organisation collective. C’est elle qui garantit la démocratie et la reddition de comptes de l’activité militante.
Poser la question des formes d’organisation politique impliquait pour Bensaïd le refus d’entrer dans des débats stériles sur le « centralisme démocratique » qui se caractérisent généralement soit par un refus rituel de celui-ci, assimilé au centralisme bureaucratique, soit par une défense sectaire de ce concept utilisé à des fins intéressées pour justifier une politique d’appareil. Il s’agissait plutôt de se confronter aux défis concrets pour une politique démocratique face à la dégénérescence de la politique partidaire dominante : « Comment éviter qu’une collectivité volontairement réunie autour d’un projet politique ne voie sa souveraineté vidée de contenu par la logique marchande, le plébiscite médiatique permanent, ou un centralisme démocratique présidentialiste inavoué ? » (128) s’interroge-t-il.
À l’opposé des discours en vogue, il voit dans l’organisation politique partidaire un garant de la démocratie et « un moyen de résister dans une certaine mesure aux effets dissolvants de l’idéologie dominante » (129), rappelant que la politique est, précisément « un art des médiations ». Sans organisation, la politique se réduit à la « démocratie d’opinion » (130) qu’affectionnent la démagogie et la logique plébiscitaire. La défense résolue de l’organisation va de pair avec celle de la démocratie interne et de la prévention de tout processus de bureaucratisation et, en particulier, avec une critique radicale de la « professionnalisation de la politique » (131). Il ne s’agit pas de nier la nécessité de disposer d’un appareil et de permanents, de « révolutionnaires professionnels », pour utiliser les termes consacrés, mais d’éviter leur développement hypertrophié et leur éternisation.
La défense de l’organisation collective et partisane n’implique pas de tomber dans un fétichisme organisationnel et le léninisme de Bensaïd place par-dessus tout le caractère politique de la centralisation. « Autant de décentralisation que possible, autant de centralisation que nécessaire : telle devrait être la règle de l’action collective efficace comme de la discussion démocratique la plus ouverte » (132) : cette définition lui a servi à l’occasion de synthèse de ses conceptions organisationnelles.
Décentralisation et centralisation organisationnelles sont deux éléments d’un continuum dont le point d’équilibre est toujours difficile à trouver. Sans faire siennes les conceptions ultracentralisatrices sur le terrain organisationnel, Bensaïd n’adhérait pas non plus à des conceptions excessivement fédéralistes. Il insistait sur le fait que la capacité d’action en commun implique une certaine forme de centralisation à même de convertir les débats et les délibérations en contraintes et de garantir qu’il en résulte des accords applicables en termes de tâches et d’orientation politique qui, une fois mis en œuvre, peuvent faire l’objet d’un bilan (133).
Le parti est, pour Bensaïd, un parti de militants, et pas d’adhérents passifs, que ce soit dans un schéma traditionnel ou sous les nouvelles formes plébiscitaires on-line. Bensaïd n’a certes pas pu connaître l’expérience de Podemos, mais il est tout à fait possible de s’appuyer sur ses idées pour faire une évaluation critique de la « machine de guerre électorale » bureaucratico-communicativo-plébiscitaire qui, poussée à l’extrême, incarne l’utopie bureaucratique du « parti sans militants » (134).
La notion même de militantisme est néanmoins sujette à débat. Au-delà de sa dimension collective et organisationnelle, que signifie militer et être militant ? Comment penser le militantisme et être militant ? Comment penser le militantisme à long terme quand l’imminence de la révolution n’est pas au rendez-vous ? De quelle manière interagissent militantisme et vie quotidienne ? Bensaïd s’interroge sur tous ces thèmes, sans toujours approfondir le débat. Ses points de départ intangibles sont la dimension collective, organisationnelle et démocratique du militantisme. Ses fondements, une fois écartée toute illusion dans l’inévitabilité de la victoire et toute fausse auto-conviction volontariste subjectiviste, sont les convictions « en l’absence de certitudes ». La politique profane de Bensaïd est également porteuse d’un « militantisme profane », dont « l’impératif catégorique consiste à mobiliser une énergie absolue au service de certitudes relatives » (135).
Si la Révolution et le Pouvoir de 1976, comme il le relève lui-même dans son autobiographie trente ans plus tard, attestait d’une certaine romantisation d’un modèle héroïque du militantisme à la « lonesome cowboy » (136), sa conception militante évoluera avec le temps vers un modèle plus souple, tout autant engagé et activiste, mais moins absorbant, où le militantisme s’insère dans une vision plus complexe de l’existence : « Dans la pluralité du temps et des espaces, l’espace-temps de la politique est décisif, mais les sentiments, la beauté, la pensée ont aussi leurs rythmes propres qui ne sauraient s’y réduire. L’intéressant, c’est de circuler entre ces espaces, de chercher les portes de communication, les passages secrets, sans abattre les cloisons. » (137)
Pourtant, une fois assumé un militantisme post-héroïque, Bensaïd reste vigilant face à toute routinisation et banalisation de l’activité militante qui, à la longue, pourrait conduire à réintroduire la culture passive, linéaire, résignée et déterministe des partis réformistes traditionnels : « Nous avons mûri et notre militantisme a été “normalisé” dans ses rythmes et ses exigences. Le risque pourrait maintenant être à l’opposé : s’installer dans la routine. » (138) La raison messianique est toujours à l’affût, rappelant qu’il faut rester prêt à toute heure pour répondre à l’imprévisible, face à toute nouvelle opportunité intempestive.
Nouvelle époque, nouveau programme, nouveau parti
Mais quel type de parti est-il nécessaire ? La réponse de Bensaïd, inspirée par Lénine, est un « parti stratège » qui agit comme une « pièce maîtresse du puzzle stratégique » (139) comme « opérateur stratégique » et « boîte de vitesses ». S’inspirant de la rupture léniniste avec le modèle parti-classe et pédagogue kaustkien, Bensaïd insiste sur deux questions imbriquées :
• d’abord la politique a sa propre autonomie et logique spécifique ; un parti n’est pas l’émanation sociologique linéaire d’une classe sociale et ne peut pas être confondu avec elle ; la politique ne peut pas se dissoudre dans un pari sociologisant ni dans une mentalité économiciste ;
• ensuite, sa fonction n’est pas simplement d’accompagner les événements et espérer qu’ils se produisent, mais elle doit aspirer à intervenir dans les événements pour les modifier.
Si le parti est un regroupement stratégiquement délimité, Bensaïd, comme le remarquent à juste titre Palheta et Salingue (140), laisse ouvert le degré de délimitation stratégique et politique que doit avoir le parti. À propos de l’expérience du Nouveau parti anticapitaliste (que j’analyserai dans la prochaine section), il écrivait en 2008 : « le parti que nous voulons serait en pratique anticapitaliste, c’est-à-dire à mes yeux communiste et révolutionnaire, sans que pour autant il ait résolu l’énigme stratégique des révolutions du XXIe siècle. Les définitions stratégiques se feront chemin faisant, au feu de l’expérience, à la manière dont les controverses stratégiques du mouvement ouvrier ont pris forme au fil des XIXe et XXe siècles. » (141)
L’objectif pour Bensaïd est de construire une alternative à une « gauche résignée » et « subalterne ». Une autre gauche donc, « une gauche de combat, à la mesure d’une droite de combat » (142). Il a fait sienne la consigne benjaminienne « à gauche du possible » à laquelle il a eu recours pour le titre du manifeste de la Ligue en 1991, et le mot d’ordre « nouvelle époque, nouveau programme, nouveau parti » (143) au début des années 1990, qui a constitué un guide pour la recherche aléatoire de construction d’un nouveau projet politique non seulement dans un contexte de défaite, mais aussi dans une situation de relance de la mobilisation sociale.
L’idée de fond derrière cette perspective était que la création d’une force politique avec une audience de masse devait nécessairement être le fruit de la convergence d’expériences et de traditions diverses, de la confluence entre différents courants politiques organisés et, surtout, de l’intégration à l’activité politique de l’ample couche d’activistes sociaux et syndicaux qui ne se limitent à l’activisme social que par manque de perspectives réelles de construction d’outils politiques.
Discutant sur le type de parti nécessaire, Bensaïd était assez sceptique sur les controverses à propos de la « crise de la forme-parti » en vogue à partir des années 1980, considérant que cela occultait le débat sur la crise des contenus, autrement dit la crise programmatique et stratégique de la gauche et son incapacité à se confronter au néolibéralisme : « Mais la question de “la forme-parti”, m’apparaît un peu un attrape-nigaud. C’est trop souvent le prétexte pour ne pas discuter du contenu. Or la forme, c’est la forme du contenu. » (144) Et, plus généralement, cela occultait le débat sur la crise de la politique, de la représentation démocratique et des transformations dans les pratiques militantes (145).
Il était également assez réfractaire aux propositions « rénovatrices » de la politique qui incorporaient des aspects de « nord-américanisation ». Il regardait avec scepticisme la médiatisation de la politique de la gauche et relevait le risque de voir émerger, parfois au nom de la démocratisation et de l’ouverture des organisations politiques à la société et aux électeurs, un « centralisme médiatique » (146) où la politique se ferait au niveau des médias et de la télévision sans contrôle ni délibération collective démocratique. Ici encore, confronter ses idées à l’expérience de Podemos s’avère extrêmement stimulant.
On voit la pertinence de la préoccupation bensaïdienne de ne pas dissoudre la crise programmatique et stratégique de la gauche dans des débats sur la forme-parti et de ne pas occulter les renoncements, les capitulations et les adaptations de la social-démocratie et des partis communistes. Est également pertinent son rappel que les maux généralement imputés aux partis politiques, comme la bureaucratisation et l’institutionnalisation, ne sont pas l’apanage des partis mais bien l’expression de tendances plus générales du monde moderne et de risques consubstantiels à l’action collective quelle qu’en soit la forme (147).
Il convient cependant d’aborder avec plus de profondeur qu’il ne le fait dans ses œuvres le débat sur le modèle de parti et le type d’organisation nécessaires dans le monde actuel, traversé par l’individualisation croissante des rapports sociaux, la fragmentation de la structure sociale, la précarité de l’emploi et la dissolution des identités des classes laborieuses et de la culture ouvrière classique, et l’impact des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Sur cette question Bensaïd adopte une position surtout défensive face aux critiques mouvementistes de la « forme-parti » et les propositions de rénovation de type « nord-américain », et semble prêter moins d’attention qu’il ne le faudrait à l’étude de nouvelles expériences organisationnelles dans le champ social et politique. Au cours des débats accompagnant la création du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) en France dans les années 2008 et 2009, il y eut quelques ébauches de réflexion importantes sur ces questions, en particulier autour de la notion même de militantisme et des conceptions organisationnelles du parti déjà analysées, mais elles ne forment pas un tout systématisé sur le modèle de parti (148).
D’une certaine façon Bensaïd égrène dans son œuvre les sujets essentiels qu’il faut aborder dans la discussion sur le type de parti, mais il ne développe pas sa réflexion au point d’être capable de dessiner un nouvel imaginaire en matière de parti et de cerner une hypothèse de parti actualisée. Au « parti stratège » bensaïdien d’origine léniniste, il conviendrait donc d’ajouter les débats sur le « parti mouvement » qui se sont développés dans l’État espagnol à l’initiative des courants anticapitalistes et critiques du modèle de « machine de guerre électorale » bureaucratique défendu par la direction de Podemos.
Encore imprécise, cette notion prétend se situer au-delà de la politique partidaire conventionnelle et essayer de transposer sur le terrain organisationnel partidaire la puissance du mouvement du 15M tout en générant les conditions pour dépasser ses limites stratégiques (149). Parti stratège et parti mouvement, donc.
L’échec de l’aventure du Nouveau parti anticapitaliste (NPA)
La recherche incertaine d’un nouvel instrument politique a culminé, pour la LCR et Bensaïd, dans la création du NPA en 2009. Il s’agissait de la concrétisation en France de l’hypothèse d’une nouvelle époque, d’un nouveau programme, d’un nouveau parti. Face au blocage d’autres voies envisagées traditionnellement (comme la radicalisation de courants de la gauche traditionnelle, l’impulsion d’un référent politique par des courants de la gauche syndicale) (150), la formule adoptée par la LCR était audacieuse et risquée : appeler à la création par en bas d’un nouveau parti en mettant à profit le capital électoral et politique accumulé par Olivier Besancenot. Le candidat de la Ligue qui, à l’élection présidentielle d’avril 2007, s’était affirmé comme l’option la plus solide à la gauche du Parti socialiste (PS), avec 4,1 % des voix, loin devant les 1,9 % du Parti communiste (PCF), les 1,5 % des Verts et les 1,3 % du candidat altermondialiste José Bové.
Il s’agissait d’essayer de transformer en force militante organisée le soutien social et électoral de Besancenot, devenu l’une des figures les plus populaires de la gauche française, incarnant publiquement l’opposition à Sarkozy, dans un contexte où le PS ne représentait pas une alternative réelle à la politique du gouvernement. Complexe, cette initiative partait de la ferme conviction que ne pas s’y engager serait se condamner par avance à l’échec (151). Perdre une opportunité dans un monde où elles n’abondent pas.
Les conditions d’émergence du projet s’inscrivaient dans la « longue décennie » qui va de l’éclatement du mouvement contre la réforme de la Sécurité sociale engagée par le gouvernement Juppé en novembre-décembre 1995 jusqu’à l’impressionnante mobilisation contre le Contrat première embauche (CPE) au printemps 2006. Le retour de la question sociale a été dominé, en France comme dans le reste de l’Europe, par une forte défiance des activistes sociaux et des cadres syndicaux à l’égard des partis politiques et de « la politique » en général. S’est ainsi ouverte une « séquence anti-politique » (152) où le mouvementisme social se trouvait au centre de gravité. L’essor du mouvement « anti-globalisation » dont le discours fondateur était basé sur l’idée de l’auto-suffisance des mouvements sociaux est le meilleur reflet de cette séquence.
Progressivement, pourtant, se sont produits un certain « retour à la question politique » et une érosion de « l’illusion sociale » (153), que j’ai analysés précédemment. Deux facteurs l’expliquent :
• d’une part, les difficultés des luttes sociales, l’accumulation de défaites et l’essoufflement du mouvement anti-globalisation, ce qui témoignait des limites d’une stratégie basée exclusivement sur le mouvementisme social ;
• d’autre part, le traumatisme de l’arrivée de Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle d’avril 2002, qui poussait directement à se poser une question politique et électorale difficile à esquiver. La campagne pour le « non » à la Constitution européenne en 2005 qui l’a emporté dans les urnes, ce qui était d’une certaine façon une revanche après les défaites sociales, n’a fait que renforcer davantage encore le retour de la question politique.
La création du NPA était également le résultat d’une décennie et demie d’efforts de la part de la LCR, après le mouvement de novembre-décembre 1995, pour relancer son projet de construction d’un parti, dans une opération simultanée de renforcement de l’organisation elle-même et de recherche d’une voie pour construire un outil plus large. Cela signifiait l’affirmation d’une activité électorale propre visant à cristalliser un pôle radical qui dispute l’hégémonie sur la gauche située à la gauche de la social-démocratie, aux organisations réformistes traditionnelles comme le PCF, ou aux plus récentes comme les Verts, ainsi qu’aux courants altermondialistes anti-néolibéraux les plus modérés.
D’abord aux élections européennes de 1999, où la liste commune de la LCR et de Lutte ouvrière a obtenu 5,2 % des voix et 5 députés, puis avec les deux candidatures à l’élection présidentielle d’Olivier Besancenot en 2002 (4,08 %) et 2007 (4,10 %), la LCR a été capable de s’affirmer comme une force en développement et bénéficiant d’une crédibilité électorale, tout en jouant un rôle actif dans les luttes sociales. Le lancement du NPA a ainsi été le moment culminant d’une orientation qui refusait autant l’auto-affirmation que la subordination à la gauche plus institutionnaliste.
La meilleure conceptualisation du parti en gestation a été proposée par Bensaïd lui-même : il s’agissait de donner jour à un projet « le plus ouvert et le plus large possible, sans sacrifier à l’ouverture la clarté sur les questions stratégiques essentielles et sans émousser la radicalité qui fera sa force » et aussi « fidèle aux dominés et aux dépossédés que l’est la droite aux possédants et aux dominants, qui ne s’excuse plus d’être anticapitaliste et de vouloir changer le monde » (154).
Ainsi, le nouveau parti à construire situait le combat contre le néolibéralisme dans une perspective de rupture avec le capitalisme, et faisait de l’écologisme, du féminisme et de l’internationalisme des éléments constitutifs de son programme. Dans la continuité avec l’orientation stratégique de la LCR, l’objectif était, comme l’indiquait Besancenot, de « faire émerger, à partir de ce qui existe au niveau social, un correspondant politique qui ne sera pas pris dans l’engrenage du pouvoir et qui ne sera pas satellisé par le PS » (155). Il s’agissait d’une délimitation stratégique décisive vis-à-vis de la gauche réformiste traditionnelle, largement engagée dans une politique de subordination au Parti socialiste et déboussolée politiquement après sa participation au gouvernement de la gauche plurielle de Jospin (1997-2002).
L’histoire du NPA est celle d’une ascension et d’une chute vertigineuse et fulgurante. L’écho médiatique de l’initiative a été considérable et l’intérêt suscité dans les secteurs militants notoire. Au cours de l’année 2008 le processus a décollé, avec la création de 300 comités de base et l’adhésion de quelque 9 000 militants de tout type (syndicalistes combatifs, étudiants, activistes des quartiers populaires, ex-militants déçus d’autres formations de gauche, etc.) à la veille de la création du parti. Besancenot apparaissait alors, sans aucun rival, comme la principale figure à la gauche du Parti socialiste et sa principale alternative.
Mais, nouvel exemple de ce que la politique est faite de contretemps et de tournants imprévus, la marche triomphale du NPA a été brisée par l’émergence soudaine d’un concurrent inattendu, le Front de gauche (FdG) de Jean-Luc Mélenchon qui, tirant bénéfice de sa dynamique unitaire, est arrivé devant le NPA dans les élections européennes de 2009 (6,46 % contre 4,88 %).
D’un coup, la prétention à devenir le seul opposant du PS s’est complètement dissipée et le NPA s’est trouvé immergé dans un débat sur les rapports avec le FdG qu’il n’avait pas prévu, et dans une crise d’identité, aggravée par la détérioration de la situation politique en France. Il est entré dans une période de turbulences où le peu d’expérience de nombre de ses militants a pesé de façon décisive. Elle a culminé, après le choix de Besancenot de ne plus être candidat aux élections présidentielles, avec l’éclatement de son équipe de direction, et le départ du parti d’un nombre important de cadres, accompagné du développement de courants sectaires dans ses rangs.
Avec son effondrement disparaissait le projet le plus ambitieux engagé par la gauche révolutionnaire et anticapitaliste en Europe au cours des dernières décennies, visant à la construction d’un instrument politique avec une influence de masse. S’il n’avait pas échoué dans cette tentative, le NPA aurait été, sans aucun doute, un contre-exemple à prendre en compte face aux dérives de Syriza après son arrivée au pouvoir et face à la politique de la direction de Podemos.
Disparu en janvier 2010, Bensaïd n’a pas assisté à la crise du NPA, même s’il en a connu les premières difficultés. Cette disparition a signifié un coup symbolique et intellectuel important pour toute une tradition politique dans une conjoncture marquée par le défaut de cohésion de ses cadres qui, après des années de militantisme dans la Ligue, se trouvaient engagés dans une réalité organisationnelle nouvelle et en grande partie inconnue. Son rôle de lien et de passeur s’est éteint au moment où, dans le fond, il était le plus nécessaire.
Il n’a pas connu non plus l’irruption du printemps arabe, le mouvement du 15M, Occupy Wall Street, l’approfondissement des crises politiques dans l’Europe du Sud, pas plus que l’ascension de Marine Le Pen en France et de l’extrême droite dans d’autres pays européens, ou encore celle de Donald Trump aux États-Unis. Il aurait certainement vu dans les événements de cette deuxième décennie du millénaire la plus radicale confirmation de la pertinence et de la justesse de l’engagement militant de sa jeunesse. Et il y aurait trouvé de nouvelles raisons pour réaffirmer son pari, aussi mélancolique que passionné, « sur l’improbable nécessité de révolutionner le monde » (156).
Nouvelle époque, nouveau programme, nouveau parti
Mais quel type de parti est-il nécessaire ? La réponse de Bensaïd, inspirée par Lénine, est un « parti stratège » qui agit comme une « pièce maîtresse du puzzle stratégique » (139) comme « opérateur stratégique » et « boîte de vitesses ». S’inspirant de la rupture léniniste avec le modèle parti-classe et pédagogue kaustkien, Bensaïd insiste sur deux questions imbriquées :
• d’abord la politique a sa propre autonomie et logique spécifique ; un parti n’est pas l’émanation sociologique linéaire d’une classe sociale et ne peut pas être confondu avec elle ; la politique ne peut pas se dissoudre dans un pari sociologisant ni dans une mentalité économiciste ;
• ensuite, sa fonction n’est pas simplement d’accompagner les événements et espérer qu’ils se produisent, mais elle doit aspirer à intervenir dans les événements pour les modifier.
Si le parti est un regroupement stratégiquement délimité, Bensaïd, comme le remarquent à juste titre Palheta et Salingue (140), laisse ouvert le degré de délimitation stratégique et politique que doit avoir le parti. À propos de l’expérience du Nouveau parti anticapitaliste (que j’analyserai dans la prochaine section), il écrivait en 2008 : « le parti que nous voulons serait en pratique anticapitaliste, c’est-à-dire à mes yeux communiste et révolutionnaire, sans que pour autant il ait résolu l’énigme stratégique des révolutions du XXIe siècle. Les définitions stratégiques se feront chemin faisant, au feu de l’expérience, à la manière dont les controverses stratégiques du mouvement ouvrier ont pris forme au fil des XIXe et XXe siècles. » (141)
L’objectif pour Bensaïd est de construire une alternative à une « gauche résignée » et « subalterne ». Une autre gauche donc, « une gauche de combat, à la mesure d’une droite de combat » (142). Il a fait sienne la consigne benjaminienne « à gauche du possible » à laquelle il a eu recours pour le titre du manifeste de la Ligue en 1991, et le mot d’ordre « nouvelle époque, nouveau programme, nouveau parti » (143) au début des années 1990, qui a constitué un guide pour la recherche aléatoire de construction d’un nouveau projet politique non seulement dans un contexte de défaite, mais aussi dans une situation de relance de la mobilisation sociale.
L’idée de fond derrière cette perspective était que la création d’une force politique avec une audience de masse devait nécessairement être le fruit de la convergence d’expériences et de traditions diverses, de la confluence entre différents courants politiques organisés et, surtout, de l’intégration à l’activité politique de l’ample couche d’activistes sociaux et syndicaux qui ne se limitent à l’activisme social que par manque de perspectives réelles de construction d’outils politiques.
Discutant sur le type de parti nécessaire, Bensaïd était assez sceptique sur les controverses à propos de la « crise de la forme-parti » en vogue à partir des années 1980, considérant que cela occultait le débat sur la crise des contenus, autrement dit la crise programmatique et stratégique de la gauche et son incapacité à se confronter au néolibéralisme : « Mais la question de “la forme-parti”, m’apparaît un peu un attrape-nigaud. C’est trop souvent le prétexte pour ne pas discuter du contenu. Or la forme, c’est la forme du contenu. » (144) Et, plus généralement, cela occultait le débat sur la crise de la politique, de la représentation démocratique et des transformations dans les pratiques militantes (145).
Il était également assez réfractaire aux propositions « rénovatrices » de la politique qui incorporaient des aspects de « nord-américanisation ». Il regardait avec scepticisme la médiatisation de la politique de la gauche et relevait le risque de voir émerger, parfois au nom de la démocratisation et de l’ouverture des organisations politiques à la société et aux électeurs, un « centralisme médiatique » (146) où la politique se ferait au niveau des médias et de la télévision sans contrôle ni délibération collective démocratique. Ici encore, confronter ses idées à l’expérience de Podemos s’avère extrêmement stimulant.
On voit la pertinence de la préoccupation bensaïdienne de ne pas dissoudre la crise programmatique et stratégique de la gauche dans des débats sur la forme-parti et de ne pas occulter les renoncements, les capitulations et les adaptations de la social-démocratie et des partis communistes. Est également pertinent son rappel que les maux généralement imputés aux partis politiques, comme la bureaucratisation et l’institutionnalisation, ne sont pas l’apanage des partis mais bien l’expression de tendances plus générales du monde moderne et de risques consubstantiels à l’action collective quelle qu’en soit la forme (147).
Il convient cependant d’aborder avec plus de profondeur qu’il ne le fait dans ses œuvres le débat sur le modèle de parti et le type d’organisation nécessaires dans le monde actuel, traversé par l’individualisation croissante des rapports sociaux, la fragmentation de la structure sociale, la précarité de l’emploi et la dissolution des identités des classes laborieuses et de la culture ouvrière classique, et l’impact des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Sur cette question Bensaïd adopte une position surtout défensive face aux critiques mouvementistes de la « forme-parti » et les propositions de rénovation de type « nord-américain », et semble prêter moins d’attention qu’il ne le faudrait à l’étude de nouvelles expériences organisationnelles dans le champ social et politique. Au cours des débats accompagnant la création du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) en France dans les années 2008 et 2009, il y eut quelques ébauches de réflexion importantes sur ces questions, en particulier autour de la notion même de militantisme et des conceptions organisationnelles du parti déjà analysées, mais elles ne forment pas un tout systématisé sur le modèle de parti (148).
D’une certaine façon Bensaïd égrène dans son œuvre les sujets essentiels qu’il faut aborder dans la discussion sur le type de parti, mais il ne développe pas sa réflexion au point d’être capable de dessiner un nouvel imaginaire en matière de parti et de cerner une hypothèse de parti actualisée. Au « parti stratège » bensaïdien d’origine léniniste, il conviendrait donc d’ajouter les débats sur le « parti mouvement » qui se sont développés dans l’État espagnol à l’initiative des courants anticapitalistes et critiques du modèle de « machine de guerre électorale » bureaucratique défendu par la direction de Podemos.
Encore imprécise, cette notion prétend se situer au-delà de la politique partidaire conventionnelle et essayer de transposer sur le terrain organisationnel partidaire la puissance du mouvement du 15M tout en générant les conditions pour dépasser ses limites stratégiques (149). Parti stratège et parti mouvement, donc.
L’échec de l’aventure du Nouveau parti anticapitaliste (NPA)
La recherche incertaine d’un nouvel instrument politique a culminé, pour la LCR et Bensaïd, dans la création du NPA en 2009. Il s’agissait de la concrétisation en France de l’hypothèse d’une nouvelle époque, d’un nouveau programme, d’un nouveau parti. Face au blocage d’autres voies envisagées traditionnellement (comme la radicalisation de courants de la gauche traditionnelle, l’impulsion d’un référent politique par des courants de la gauche syndicale) (150), la formule adoptée par la LCR était audacieuse et risquée : appeler à la création par en bas d’un nouveau parti en mettant à profit le capital électoral et politique accumulé par Olivier Besancenot. Le candidat de la Ligue qui, à l’élection présidentielle d’avril 2007, s’était affirmé comme l’option la plus solide à la gauche du Parti socialiste (PS), avec 4,1 % des voix, loin devant les 1,9 % du Parti communiste (PCF), les 1,5 % des Verts et les 1,3 % du candidat altermondialiste José Bové.
Il s’agissait d’essayer de transformer en force militante organisée le soutien social et électoral de Besancenot, devenu l’une des figures les plus populaires de la gauche française, incarnant publiquement l’opposition à Sarkozy, dans un contexte où le PS ne représentait pas une alternative réelle à la politique du gouvernement. Complexe, cette initiative partait de la ferme conviction que ne pas s’y engager serait se condamner par avance à l’échec (151). Perdre une opportunité dans un monde où elles n’abondent pas.
Les conditions d’émergence du projet s’inscrivaient dans la « longue décennie » qui va de l’éclatement du mouvement contre la réforme de la Sécurité sociale engagée par le gouvernement Juppé en novembre-décembre 1995 jusqu’à l’impressionnante mobilisation contre le Contrat première embauche (CPE) au printemps 2006. Le retour de la question sociale a été dominé, en France comme dans le reste de l’Europe, par une forte défiance des activistes sociaux et des cadres syndicaux à l’égard des partis politiques et de « la politique » en général. S’est ainsi ouverte une « séquence anti-politique » (152) où le mouvementisme social se trouvait au centre de gravité. L’essor du mouvement « anti-globalisation » dont le discours fondateur était basé sur l’idée de l’auto-suffisance des mouvements sociaux est le meilleur reflet de cette séquence.
Progressivement, pourtant, se sont produits un certain « retour à la question politique » et une érosion de « l’illusion sociale » (153), que j’ai analysés précédemment. Deux facteurs l’expliquent :
• d’une part, les difficultés des luttes sociales, l’accumulation de défaites et l’essoufflement du mouvement anti-globalisation, ce qui témoignait des limites d’une stratégie basée exclusivement sur le mouvementisme social ;
• d’autre part, le traumatisme de l’arrivée de Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle d’avril 2002, qui poussait directement à se poser une question politique et électorale difficile à esquiver. La campagne pour le « non » à la Constitution européenne en 2005 qui l’a emporté dans les urnes, ce qui était d’une certaine façon une revanche après les défaites sociales, n’a fait que renforcer davantage encore le retour de la question politique.
La création du NPA était également le résultat d’une décennie et demie d’efforts de la part de la LCR, après le mouvement de novembre-décembre 1995, pour relancer son projet de construction d’un parti, dans une opération simultanée de renforcement de l’organisation elle-même et de recherche d’une voie pour construire un outil plus large. Cela signifiait l’affirmation d’une activité électorale propre visant à cristalliser un pôle radical qui dispute l’hégémonie sur la gauche située à la gauche de la social-démocratie, aux organisations réformistes traditionnelles comme le PCF, ou aux plus récentes comme les Verts, ainsi qu’aux courants altermondialistes anti-néolibéraux les plus modérés.
D’abord aux élections européennes de 1999, où la liste commune de la LCR et de Lutte ouvrière a obtenu 5,2 % des voix et 5 députés, puis avec les deux candidatures à l’élection présidentielle d’Olivier Besancenot en 2002 (4,08 %) et 2007 (4,10 %), la LCR a été capable de s’affirmer comme une force en développement et bénéficiant d’une crédibilité électorale, tout en jouant un rôle actif dans les luttes sociales. Le lancement du NPA a ainsi été le moment culminant d’une orientation qui refusait autant l’auto-affirmation que la subordination à la gauche plus institutionnaliste.
La meilleure conceptualisation du parti en gestation a été proposée par Bensaïd lui-même : il s’agissait de donner jour à un projet « le plus ouvert et le plus large possible, sans sacrifier à l’ouverture la clarté sur les questions stratégiques essentielles et sans émousser la radicalité qui fera sa force » et aussi « fidèle aux dominés et aux dépossédés que l’est la droite aux possédants et aux dominants, qui ne s’excuse plus d’être anticapitaliste et de vouloir changer le monde » (154).
Ainsi, le nouveau parti à construire situait le combat contre le néolibéralisme dans une perspective de rupture avec le capitalisme, et faisait de l’écologisme, du féminisme et de l’internationalisme des éléments constitutifs de son programme. Dans la continuité avec l’orientation stratégique de la LCR, l’objectif était, comme l’indiquait Besancenot, de « faire émerger, à partir de ce qui existe au niveau social, un correspondant politique qui ne sera pas pris dans l’engrenage du pouvoir et qui ne sera pas satellisé par le PS » (155). Il s’agissait d’une délimitation stratégique décisive vis-à-vis de la gauche réformiste traditionnelle, largement engagée dans une politique de subordination au Parti socialiste et déboussolée politiquement après sa participation au gouvernement de la gauche plurielle de Jospin (1997-2002).
L’histoire du NPA est celle d’une ascension et d’une chute vertigineuse et fulgurante. L’écho médiatique de l’initiative a été considérable et l’intérêt suscité dans les secteurs militants notoire. Au cours de l’année 2008 le processus a décollé, avec la création de 300 comités de base et l’adhésion de quelque 9 000 militants de tout type (syndicalistes combatifs, étudiants, activistes des quartiers populaires, ex-militants déçus d’autres formations de gauche, etc.) à la veille de la création du parti. Besancenot apparaissait alors, sans aucun rival, comme la principale figure à la gauche du Parti socialiste et sa principale alternative.
Mais, nouvel exemple de ce que la politique est faite de contretemps et de tournants imprévus, la marche triomphale du NPA a été brisée par l’émergence soudaine d’un concurrent inattendu, le Front de gauche (FdG) de Jean-Luc Mélenchon qui, tirant bénéfice de sa dynamique unitaire, est arrivé devant le NPA dans les élections européennes de 2009 (6,46 % contre 4,88 %).
D’un coup, la prétention à devenir le seul opposant du PS s’est complètement dissipée et le NPA s’est trouvé immergé dans un débat sur les rapports avec le FdG qu’il n’avait pas prévu, et dans une crise d’identité, aggravée par la détérioration de la situation politique en France. Il est entré dans une période de turbulences où le peu d’expérience de nombre de ses militants a pesé de façon décisive. Elle a culminé, après le choix de Besancenot de ne plus être candidat aux élections présidentielles, avec l’éclatement de son équipe de direction, et le départ du parti d’un nombre important de cadres, accompagné du développement de courants sectaires dans ses rangs.
Avec son effondrement disparaissait le projet le plus ambitieux engagé par la gauche révolutionnaire et anticapitaliste en Europe au cours des dernières décennies, visant à la construction d’un instrument politique avec une influence de masse. S’il n’avait pas échoué dans cette tentative, le NPA aurait été, sans aucun doute, un contre-exemple à prendre en compte face aux dérives de Syriza après son arrivée au pouvoir et face à la politique de la direction de Podemos.
Disparu en janvier 2010, Bensaïd n’a pas assisté à la crise du NPA, même s’il en a connu les premières difficultés. Cette disparition a signifié un coup symbolique et intellectuel important pour toute une tradition politique dans une conjoncture marquée par le défaut de cohésion de ses cadres qui, après des années de militantisme dans la Ligue, se trouvaient engagés dans une réalité organisationnelle nouvelle et en grande partie inconnue. Son rôle de lien et de passeur s’est éteint au moment où, dans le fond, il était le plus nécessaire.
Il n’a pas connu non plus l’irruption du printemps arabe, le mouvement du 15M, Occupy Wall Street, l’approfondissement des crises politiques dans l’Europe du Sud, pas plus que l’ascension de Marine Le Pen en France et de l’extrême droite dans d’autres pays européens, ou encore celle de Donald Trump aux États-Unis. Il aurait certainement vu dans les événements de cette deuxième décennie du millénaire la plus radicale confirmation de la pertinence et de la justesse de l’engagement militant de sa jeunesse. Et il y aurait trouvé de nouvelles raisons pour réaffirmer son pari, aussi mélancolique que passionné, « sur l’improbable nécessité de révolutionner le monde » (156).
* Josep Maria Antentas est professeur de sociologie à l’université autonome de Barcelone. Ce texte est la préface à l’édition espagnole du livre de Daniel Bensaïd, Stratégie et parti. En français, il a d’abord été publié, traduit de l’espagnol par Robert March, par le site web de la revue de critique communiste ContreTemps (http://www.contretemps.eu/bensaid-leninisme-lente-impatience/).
84. Bensaïd, D., La Discordance des temps - Essais sur les crises, les classes, l'histoire, p. 238-239.
85. Roso, D. et Mascaro, F., " Daniel Bensaïd, une politique de l'opprimé…», art. cit.
86. Bensaïd, D., Walter Benjamin, sentinelle messianique, op. cit. ; Je développe cette question dans Antentas, J. M., " Daniel Bensaïd, Melancholic Strategist », art. cit.
87. Furet, F., Le Passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, Calmann Lévy et Robert Laffont, Paris 1995 ; Courtois, S. (dir.), Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, Paris 1997.
88. Bensaïd, D., " Puissances du communisme », ContreTemps n° 4, 2009 : https://www.contretemps.eu/puissances-communisme/ ; je développe un peu plus la question de la révolution et du communisme chez Bensaïd dans Antentas, J. M., " Daniel Bensaïd, estratega intempestivo », in Bensaïd, D., La política como arte estratégico, La Oveja Roja-Viento Sur, Madrid 2013, pp. 133-144.
89. Bensaïd, D., Le Pari mélancolique, op. cit., p. 291.
90. Antentas, J. M., " Imaginaci¾n estratégica y partido », Viento Sur n° 150 (2017), pp. 141-150.
91. Pour une analyse détaillée de cette lutte, voir : Antentas, J.M., " El movimiento social de 1995 en Francia contra el neoliberalismo », Cuadernos de Relaciones Laborales 34(1), 2016, pp. 173-196 ; Bensaïd a écrit sur le même sujet dans Aguiton, Ch., Bensaïd, D., le Retour de la question sociale, Éditions Page Deux, Lausanne 1997.
92. Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 30
93. Hardt, M., Negri, T., Empire, Éd. Exils, Paris 2000, et Multitude, Penguin/La Découverte, Londres/Paris 2004 ; Holloway, J., Changer le monde sans prendre le pouvoir : Le sens de la révolution aujourd'hui, Syllepse/Lux, Paris/Québec 2008 (première édition en anglais en 2002).
94. Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 163.
95. Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., pp. 163-164.
96. Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, Albin Michel, Paris 2008, p. 227.
97. Bensaïd, D. Un monde à changer. Mouvements et stratégies, Textuel, Paris 2003, p. 160.
98. Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit., p. 227.
99. Bensaïd, D., Éloge de la résistance à l'air du temps, op. cit., p. 111.
100. Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit., p. 349.
101. Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit., p. 167.
102. Bensaïd, D., Inventer l'inconnu, La Fabrique, Paris 2008, p. 81-82.
103. Bensaïd a eu un rôle important dans ce dénouement et entre 2002 et 2005 il a suivi les débats au sein de la DS en manifestant son désaccord, d'abord, avec la décision d'entrer dans le gouvernement Lula et, ensuite, en défendant la nécessité d'en sortir. Pour une explication plus détaillée, voir Machado, J., " Brésil », in Sabado, F., (ed.), D. Bensaïd, l'intempestif, op. cit. L'article le plus complet de Bensaïd sur le sujet est Bensaïd, D., " Brésil : la peur triomphe de l'espérance », Rouge n° 2033, 2003 : http://danielbensaid.org/Bresil-la-peur-triomphe-de-l
104. Antentas, J.M., " Imaginaci¾n estratégica y partido », Viento Sur n° 150, 2017, p. 141-150 ; Gramsci, A., La política y el Estado Moderno, P·blico, Madrid 2009, pp. 325-214 ; Antonio Gramsci, Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne (1931-1933), https://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1933/machiavel.htm
105. Thomas, P., The Gramscian Moment, Haymarket, Chicago 2010, p. 137.
106. J'emprunte cette formule à une intervention orale de Miguel Romero lors de journées de débat à Barcelone en 2002.
107. Romero, M., (2009[1992]), " âAdi¾s a la revoluci¾n?", Viento Sur, n° 100, pp. 195-202.
108. Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit., p. 341.
109. Bensaïd, D., Les Irréductibles. Théorèmes de la résistance à l'air du temps, Textuel, Paris 2001, p. 53.
110. Bensaïd, D., Fragments mécréants, Lignes, Paris 2005.
111. Bensaïd, D., Un monde à changer. Mouvements et stratégies, Textuel , Paris 2003, p. 102 et p. 106
112. Bensaïd, D., Un monde à changer. Mouvements et stratégies, op. cit., p.102
113. Bensaïd, D., La Discordance des temps - Essais sur les crises, les classes, l'histoire, op. cit., p. 263 ; Bensaïd, D., Marx l'Intempestif. Grandeurs et misères d'une aventure critique (XIXe-XXe siècles), Fayard, Paris 1995, p. 303.
114. Bensaïd, D., Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, Lignes, Paris 2011, p. 40.
115. Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit., p. 342.
116. Bensaïd, D., Un monde à changer. Mouvements et stratégies, Textuel, Paris 2003, p. 165
117. Bensaïd, D., Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, op. cit.
118. Bensaïd, D., Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, op. cit.
119. Bensaïd, D., Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, op. cit.
120. Bensaïd, D, Éloge de la résistance à l'air du temps, op. cit.
121. Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 271 ; Proust, F., De la résistance, Les éditions du Cerf, Paris 1997.
122. Bensaïd, D., Walter Benjamin, sentinelle messianique, op. cit., p. 241.
123. Bensaïd, D., Walter Benjamin, sentinelle messianique, op. cit., p. 196.
124. Bensaïd, D., Le Pari mélancolique, op. cit. ; Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit.
125. Bensaïd, D., Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, op. cit.
126. Bensaïd, D., Résistances, op. cit.
127. Badiou, A., " Le compagnon lointain », Lignes n° 32, mai 2010, p. 23.
128. Bensaïd, D., Lionel, qu'as tu fait de notre victoire ? Leur gauche et la nôtre, Albin Michel, Paris 1998, p. 280.
129. Bensaïd, D. Un monde à changer. Mouvements et stratégies, Textuel, Paris 2003, p.166
130. Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 305-306.
131. Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 325.
132. Bensaïd, D., Lionel, qu'as tu fait de notre victoire? op. cit., p. 280.
133. Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit.
134. Je développe davantage cette question dans : Antentas, J.M., " Podemos ante sí mismo », Viento Sur, 30 janvier 2017 : http://vientosur.info/spip.php?article12160. Voir également Antentas, J.M., " Podemos après le congrès Vistalegre II », Inprecor n° 637/638 de mars-avril 2017.
135. Bensaïd, D., Éloge de la résistance à l'air du temps, op. cit., pp. 99-100.
136. Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 252.
137. Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., pp. 77-78.
138. Bensaïd, D., " Leninism Today » (interview by Phil Hearse), 2001 : http://www.danielbensaid.org/Leninism-Today?lang=fr
139. Bensaïd, D., Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, op. cit., p. 86.
140. Palheta, U, et Salingue, J., " Daniel Bensaïd, trajectoire d'une pensée stratégique », in Stratégie et parti, op. cit.
141. Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 294.
142. Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 468.
143. Michaloux, Ch., Besancenot, O., Sabado, F., " Combattre et penser » in Sabado, F., (dir.), Daniel Bensaïd, l'intempestif, op. cit.
144. Bensaïd, D., " L'appropriation sociale reste à l'ordre du jour » (interview), Mouvements n° 9/10, 2000, " Penser à gauche », p.150.
145. Bensaïd, D., " Quelle articulation entre partis, syndicats et mouvements ? » (interview), Actuel Marx n° 46, 2009/2.
146. Bensaïd, D., Lionel, qu'as tu fait de notre victoire ?, op. cit.
147. Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit.
148. Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit. ; Besancenot, O., Bensaïd, D., Prenons parti. Pour un socialisme du XXIe siècle, Mille et une nuits, Paris 2009.
149. Je développe de façon plus détaillée la question du parti mouvement dans Antentas, J. M., " Imaginaci¾n estratégica y partido », Viento Sur n° 150, 2017, pp. 141-150.
150. Rousset, P., " France : Qu'y a-t-il de neuf dans la fondation du Nouveau Parti Anticapitaliste ? » : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article12105
151. Pour une chronique de la naissance du parti, voir Coustal, F., L'incroyable histoire du Nouveau Parti Anticapitaliste, Éditions Demopolis, Paris 2009 ; pour une explication plus détaillée que celle que j'offre ici de la création du NPA, voir Antentas, J. M., " El NPA en la encrucijada », Viento Sur n° 115, 2011, p. 31-40 ; pour les réflexions de Bensaïd, voir Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., pp. 279-330.
152. Kouvelakis, S., La France en révolte. Luttes sociales et cycles politiques, Textuel, Paris 2007.
153. Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit.
154. Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 21 et p. 7.
155. Cosse, E., " Naissance du NPA. Entretien avec Olivier Besancenot : "Notre stratégie poeut paraître frustrante mais il n'y a pas pire qu'un espoir déçu" », Regards, 1er janvier 2009 : www.regards.fr/acces-payant/archives-web/naissance-du-npa-entretien-ave…
156. Bensaïd, D., Le Pari mélancolique, op. cit., p. 297.