Les récentes élections de novembre 2016 - remportées par le ticket présidentiel du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), Daniel Ortega Saavedra et Rosario Murillo (vice-présidente) - rouvrent le débat sur l'évolution de ce parti, notamment au sein des forces qui appuyèrent dans les années 1980 la révolution sandiniste au Nicaragua.
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Cette défaite mit fin au processus révolutionnaire ouvert en juillet 1979, avec la chute de la dictature Somoza, et permit durant 16 ans à trois gouvernements néolibéraux de gérer le pays, en liquidant l'essentiel des conquêtes révolutionnaires (dont la réforme agraire) de la décennie précédente. D'organisation politico-militaire, née dans la lutte armée contre la dictature somoziste, le FSLN se transforma en parti politique disputant le pouvoir par la voie électorale. Hormis les conséquences de sa défaite et les remous suscités par la pi±ata (privatisation de biens de l'État au profit du FSLN et de ses dirigeants), le sandinisme ne resta pas insensible aux conséquences (politiques et idéologiques) de l'implosion du " camp socialiste avec l'Union soviétique à sa tête » (formule célèbre des années 1950), celui-ci étant alors considéré comme un contre-pouvoir face à l'impérialisme étatsunien par plusieurs secteurs de la gauche latino-américaine (et mondiale).
Au cours des années 1990, le FSLN a adopté une politique recentrée, en s'alliant à d'anciens ennemis (en 2006, le candidat à la vice-présidence pour la coalition Unidad Nicaragua Triunfa, dirigée par le FSLN, était un ancien sympathisant de la contre-révolution dans les années 1980) et en pactisant avec ses rivaux politiques (le pacte avec le président libéral Arnoldo Alemán, en 1998). Les divergences avec ces orientations ont débouché sur le départ de militant-e-s historiques et sur la création de nouvelles formations politiques, telles que le Movimento renovador sandinista (MRS) - d'orientation social-démocrate - ou le Movimiento por el rescarte del sandinismo (MpRS) - créée par des membres de la tendance Izquierda Democratica.
Aujourd'hui, le FSLN est contrôlé par Daniel Ortega (éternel candidat à la présidence) et son entourage proche. Des neuf commandants de la direction nationale durant les années 1980, deux (Tomás Borge Martínez et Carlos Nu±ez Tellez) sont décédés, un seul (Bayardo Arce Casta±o) est resté au sein du FSLN actuel, les six autres se sont retirés de la vie politique ou ont pris leurs distances avec la ligne de leur ancien parti. L'un d'entre eux, Henry Ruiz Hernández faisait récemment ce constat amer : " Aujourd'hui, seul un groupe politique autour du caudillisme de Daniel Ortega continue à maintenir le sigle FSLN, mais il n'y a plus ni mystique, ni normes, ni programmes, ni débats, il n'y a plus rien » (1).
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Signe de ce changement d'optique, dans un entretien avec le journal argentin Clarín (8/11/2006), Tomás Borge Martínez - dernier fondateur (alors vivant) du FSLN - définissait ainsi la nouvelle ligne: " Travailler pour les pauvres, mais sans nous battre avec les riches parce que c'est possible. (…) Que revienne une partie de la révolution : la santé pour tous, l'alphabétisation, la baisse de la mortalité infantile et maternelle. Mais nous fûmes arrogants et j'espère que ne reviendront pas les maux d'une réforme agraire arbitraire, la nationalisation du commerce extérieur ou l'arbitraire des expropriations (…). Maintenant, nous sommes une gauche réaliste, lucide, fidèle aux intérêts des pauvres » (2).
Autre élément de cette mutation : dans les années 1980, le FSLN était soutenu par les communautés chrétiennes de base, influencées par la théologie de la libération. Or, après son échec électoral de 2001, Daniel Ortega se réconcilia avec la hiérarchie catholique traditionnelle et plus particulièrement avec le cardinal Miguel Obando y Bravo, archevêque émérite de Managua et vieil ennemi de la révolution (en 1996 et 2001, il avait appuyé expressément les candidats anti-sandinistes à la présidence). En novembre 2006, suite à une campagne des Églises catholique et évangéliques, le groupe parlementaire du FSLN vota (avec la droite) l'interdiction totale de l'avortement, abolissant ainsi le droit à l'avortement thérapeutique introduit en 1893 par le gouvernement libéral de José Santos Zelaya. Quelques mois auparavant, Rosario Murillo (coordinatrice de la campagne électorale pour le FSLN et devenue confite en dévotion) avait déclaré, le 15 août 2006, à Radio Ya : " Nous défendons et nous sommes pleinement d'accord avec l'Église et les Églises que l'avortement affecte fondamentalement les femmes, parce que nous ne nous remettons jamais de la douleur et du traumatisme laissé par un avortement. Quand on y a recouru ou qu'on a dû y recourir, on ne s'en remet jamais. » (3)
Toutefois, malgré ces nouvelles orientations, le retour du FSLN au pouvoir (janvier 2007) fut considéré par la gauche latino-américaine et des secteurs proches des processus " bolivariens » (y compris en Europe), comme " la seconde étape de la révolution », définie (y compris dans la Constitution) comme " chrétienne, socialiste et solidaire » (4). Ayant adhéré à l'Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), le gouvernement de Daniel Ortega a pu mettre en œuvre une série de programmes sociaux - Hambre Cero, Usura Cero, Bono Productivo - financés par l'aide vénézuélienne : entre 2008 et 2015, il a reçu 3 612 700 000 dollars dans le cadre de l'accord pétrolier avec le Venezuela. Mais, vu la crise actuelle, les prêts de la compagnie pétrolière publique (PVdSA) ont diminué passant de 435 à 309,4 millions de dollars entre 2014 et 2015 (5).
Pourtant, on ne saurait parler d'un modèle alternatif de développement. En effet, " le Nicaragua est un site clé dans la stratégie "near-shoring" (6) des entreprises multinationales. Ces entreprises coopèrent avec les gouvernements nationaux pour établir des aires de production exemptées de clauses protégeant les travailleurs et de taxes d'importation : elles peuvent y exploiter librement la main-d'œuvre locale pour produire des biens de consommation destinés à être vendus aux États-Unis. Pour le Nicaragua, ces "zones de libre-commerce" ont représenté en 2014 des exportations de 2,4 milliards de dollars US. (…) Les idées néolibérales continuent à guider les politiques économiques d'Ortega, tout comme les initiatives contre la pauvreté financées par l'ALBA dominent la face publique de son administration. La reconnaissance de ce fait aide à expliquer un paradoxe apparent : durant ces dernières années, le Nicaragua a gagné les éloges superlatifs des gouvernements de gauche et des institutions néolibérales comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international » (7). Aujourd'hui, si la pauvreté a stagné ces dernières années, " les inégalités atteignent des niveaux aberrants : le patrimoine des Nicaraguayens les plus fortunés (0,003 % des 6 millions de nationaux) équivaut à 2,7 fois le PIB national. Le secteur informel occupe à lui seul plus de 3/4 de la population active. Et la forte tendance à l'émigration ne faiblit pas, la hausse des remesas (envois de fonds des émigrés à leurs familles) constituant d'ailleurs le principal facteur - devant les programmes sociaux - de limitation de la pauvreté » (8).
Le Nicaragua connaît pourtant des luttes sociales. Récemment, 12 travailleurs furent inculpés du simple fait d'avoir manifesté pacifiquement contre le licenciement de leurs représentants syndicaux en juin 2016 devant l'usine SAE-A Tecnotex, appartenant à un groupe sud-coréen dans la zone de libre-échange à Tipitapa. Le rassemblement des ouvriers protestant contre ces licenciements fut dispersé violemment par la police anti-émeute et ces 12 travailleurs attendent un jugement, qui pourrait leur infliger jusqu'à trois ans de prison (9).
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Autre sujet problématique : le mégaprojet du " Grand canal du Nicaragua », attribué à un consortium chinois de Hong Kong (ayant récemment chuté de 85 % à la Bourse, la fortune de son propriétaire passant de 9 millions à 3 millions d'euros, d'après le Monde Économie du 5 décembre 2015). Une concession de 116 ans permettrait au groupe HKDN (Hong Kong Nicaragua Canal Development) de construire et d'exploiter un canal transatlantique coupant le Nicaragua d'est en ouest sur 278 km, dont 105 km au milieu du lac du Nicaragua (ou Cocibolca), le deuxième plus grand réservoir d'eau douce de l'Amérique du Sud (10). Ce projet, écologiquement catastrophique, est contesté par l'Académie des sciences du Nicaragua et par les populations locales, qui seraient expulsées de leurs foyers pour laisser la place au canal : " Les paysans directement affectés par cette gageure rejettent totalement la concession. Malgré les intimidations, les chantages, les tromperies, les menaces et la répression directe, le gouvernement n'a pas réussi à désarticuler la résistance d'un mouvement populaire qui a déjà réalisé cinquante-sept marches contre le canal, dont trois d'envergure nationale. (…) Selon les experts, ce projet n'a pour l'instant pas démontré pouvoir être économiquement réalisable, écologiquement viable, ni socialement bénéficiaire. Quoiqu'il arrive, il apparaît clairement que les pauvres du Nicaragua ne sortiront pas bénéficiaires d'un modèle de croissance basé sur des mégaprojets orientés d'abord par les intérêts des transnationales et de leurs partenaires locaux » (11).
Pas plus que dans les années 1980, nul n'exige du Nicaragua (pays du Sud, pauvre et peu industrialisé) qu'il incarne la quintessence du socialisme (qui ne peut être construit dans un seul pays). Mais force est de constater que l'orientation du gouvernement actuel diffère grandement d'avec celle issue de la victoire du 19 juillet 1979 sur la dictature somoziste. ■
* Hans-Peter Renk est militant de solidaritéS, un parti anticapitaliste présent en Suisse romande et dans le canton suisse allemand de Bâle, qui publie le bimensuel " solidaritéS » (www.solidarites.ch). Il a participé au mouvement de solidarité avec l'Amérique centrale et séjourné à plusieurs reprises, dans le cadre des brigades de travail volontaire, au Nicaragua, entre 1981 et 1989.
2. Citations traduites d'après Celia Hart Santamaria, " Las elecciones rosa de Nicaragua » (18 novembre 2006) : www.rebelion.org/noticia.php?id=41536
3. En 1985, Barricada (quotidien du FSLN) avait publié une enquête sur les avortements clandestins, ouvrant un débat, non mené à terme, au sein de la société nicaraguayenne et des associations féministes, mais n'ayant pas entraîné un recul comme celui de 2006. Cf. Marie-Thérèse Sautebin, " Débat sur l'avortement au Nicaragua : le tabou est levé », La Brèche, organe bimensuel du Parti socialiste ouvrier, n° 364 du 24 mai 1986.
4. Sergio Ferrari, " Un pays différent, un sandinisme "remodelé" », Le Courrier (Genève) du 29 juillet 2016.
5. Sur la situation globale du Nicaragua, cf. Oscar René Vargas, " Nicaragua : démocratie autoritaire ou dictature familiale ? » (12/09/2016) : http://alencontre.org/ameriques/amelat/nicaragua/nicaragua-democratie-a…
6. " Near-shoring » : installation de sites de production aux environs, mais hors des États-Unis.
7. Jonah Walter, " Nicaragua's compromised revolution » (25/07/2016), https://socialistworker.org/
8. Bernard Duterme, " Du sandinisme à l'orteguisme », Politique, revue de débats, n° 97 (novembre-décembre 2016) : www.cetri.be/IMG/pdf/nicaragua_sandiniste_bd_politique_nov-dec_16.pdf
9. " Halte à la criminalisation de la protestation ouvrière au Nicaragua » (19/12/2016), www.labourstart.org/fr/wordpress/halte-a-la-criminalisation-de-la-prote…
10. Rapport de la Fédération internationale des droits humains : https://www.fidh.org/fr/regions/ameriques/nicaragua/nicaragua-les-droit…
11. Manuel Ortega Hegg, " Le grand canal du Nicaragua : "une concession imposée à un pays vaincu" » (22/03/2016) : www.cetri.be/Le-Grand-Canal-du-Nicaragua-une-4079