Marches des femmes : de la révolte au mouvement ?

par Penelope Duggan
Cortège de Pittsburgh en Pennsylvanie. © Mark Dixon

Les marches des femmes du 21 janvier 2017 ont été un événement historique.

" Au cours des prochains mois et des prochaines années, nous serons appelées à intensifier nos demandes de justice sociale, à militer plus en défense des populations vulnérables. Que ceux qui prônent encore la suprématie de l'homme blanc hétéro-patriarcal se méfient de nous. Les prochains 1 459 jours de l'administration Trump seront 1 459 jours de résistance. Résistance sur le terrain, résistance dans les salles de classe, résistance au travail, résistance par notre art et notre musique. Ce n'est qu'un début, et, pour reprendre les mots de l'inimitable Ella Baker, "Nous qui croyons en la liberté, nous ne nous reposerons pas avant qu'elle advienne". » C'est en ces termes qu'Angela Davis concluait son intervention lors de la marche des femmes à Washington le 21 janvier 2017 (1).

Les marches des femmes du 21 janvier 2017 ont été un événement historique :

• Pour la première fois depuis les manifestations contre la guerre du 15 février 2003, des millions de gens dans divers pays des sept continents ont manifesté le même jour et pour les mêmes raisons, en exprimant à la fois leur solidarité internationale et leur compréhension que la même dynamique politique est en jeu à l'échelle mondiale (2).

• Aux États-Unis la mobilisation a été encore plus importante que celle des manifestations anti-guerre de 2003 et en Grande-Bretagne les manifestations étaient aussi nombreuses qu'il y a quatorze ans.

• Les marches ont été initiées, conduites et ont mobilisé en majorité des femmes. Alors que l'étincelle a été l'élection de Trump à la présidence des États-Unis ainsi que la réaction aux attaques de son administration, annoncées et probables, contre les droits des femmes dans ce pays, la réponse internationale était également provoquée par les attaques ou la crainte de telles attaques contre les mêmes droits des femmes autour du monde. Les marées montantes de l'extrême droite et de la réaction religieuse soulignent le fait que les droits des femmes - choisir, travailler, vivre leur vie comme elles le souhaitent - ne sont jamais définitivement acquis.

• Même si l'impulsion venait des femmes - de tous âges, des femmes de toutes les couleurs, des femmes des minorités ethniques, des femmes migrantes, des femmes handicapées - défendant leurs droits, ces marches ont mobilisé également tous ceux concernés par les attaques à venir de l'administration Trump - et des forces politiques similaires de par le monde - contre les droits des migrants, les droits des Noirs, l'environnement…

• Aux États-Unis la mobilisation a eu un véritable caractère de masse, comme en témoigne la liste des manifestations établie par ville (3).

Bien sûr, une telle mobilisation spontanée a été très hétérogène, rassemblant dans les mêmes marches des féministes radicales, des Démocrates et des soutiens de Hillary Clinton, les militants pour les droits des Noirs, des groupes de la gauche anticapitaliste radicale… Car c'était une énorme mobilisation, non seulement aux États-Unis, mais également à l'échelle mondiale.

Certains commentateurs de gauche ont eu tendance à minimiser l'importance de ces manifestations, arguant qu'elles étaient dominées par des forces bourgeoises, blanches et pro-Démocrates. Il est indéniable que de telles forces étaient présentes et ont pu prendre l'initiative. Mais les rapports du monde entier soulignent le fait qu'un grand nombre de manifestantes étaient jeunes, venues spontanément et souvent pour la première fois.

Quelle pourrait être la pire des tactiques pour la gauche anticapitaliste féministe si ce n'est de laisser ces personnes dialoguer uniquement avec des féministes libérales, traditionnelles et institutionnalisées ? Comme l'a écrit Susan Pashkoff : " Il est essentiel que les féministes pour le socialisme et la gauche participent à ce mouvement et ne se limitent pas à le critiquer de l'extérieur. Nous devons en être, déplacer les frontières à gauche, soutenir les revendications des femmes de la classe ouvrière, des femmes de couleur, des camarades LGBTQ et des femmes handicapées. Nous devons faire en sorte que ce mouvement potentiel ne soit pas pris en main par celles et ceux qui pourraient subvertir ses objectifs pour le soumettre aux partis politiques dominants et au mouvement féministe libéral. » (4)

La nécessité que les marches soient celles de toutes les femmes, et en particulier de celles qui souffrent et ont le plus souffert de l'oppression, de l'exploitation et de la discrimination - c'est-à-dire les femmes noires et les minorités ethniques, les LGBTQ, les femmes handicapées - a été soulignée dès le début. " L'orientation directrice et la définition des principes » aux États-Unis allaient bien au-delà du féminisme libéral et abordaient les revendications et les luttes des femmes de couleur et des ouvrières (5). Des efforts ont été déployés pour garantir que les organisatrices et les organisateurs nationaux des marches aux États-Unis reflètent cette diversité (6). Mais comme dans tous les mouvements vivants, de tels efforts devront être poursuivis si un mouvement durable se développe sur la base de cette vague de protestations.

Pashkoff l'a souligné : " Si l'on veut que ce mouvement naissant comprenne que c'est à l'intersection de race, de classe et du genre que l'oppression des femmes est la plus pénible, alors nous devons être là pour garantir que les voix des femmes de couleur, des LGBTQ et des femmes handicapées soient entendues et que leurs exigences soient prises en compte. C'est un mouvement naissant. Si vous espérez qu'il ne commettra pas d'erreurs ou ne va pas avancer des slogans injustes, vous en demandez beaucoup trop. » Néanmoins, si ce mouvement doit se construire en tant que puissante mobilisation pour la justice sociale, comme l'a formulé Angela Davis à Washington, il devra aller au-delà de cette diversité organisée pour devenir l'expression des combats et des luttes de femmes contre toutes les formes d'oppression, d'exploitation et de discrimination (7).

Mais les mouvements ont besoin de temps et d'efforts pour se construire et grandir. Comme la féministe marxiste Cinzia Arruzza l'a écrit le 22 janvier sur Facebook : " Les mobilisations de masse ne commencent presque jamais au moment où on les attend, elles n'ont presque jamais les caractéristiques que nous imaginions ou que nous considérons comme politiquement adéquates, presque jamais une cohérence politique, elles ne sont pas libérées des contradictions sociales ni des divisions présentes dans la société, ni exemptes des préjudices culturels pas plus que des carences politiques. Ce ne sont pas des événements magiques déconnectés du continuum de la vie sociale, bien qu'ils aient la capacité et le potentiel pour créer des discontinuités et des ruptures. Ce sont des processus désordonnés, contradictoires, dont les résultats ne sont pas donnés à l'avance et où la solidarité est un objectif à atteindre. Les dernières 48 heures ont montré le potentiel d'une nouvelle saison de mobilisations de masse et le fait que cela se soit produit en particulier au cours d'une journée de mobilisation des femmes est encore plus pertinent. Bien sûr, un scénario possible, peut-être même probable, c'est que le Parti démocrate et ses succédanés finiront par dompter, coopter et finalement tuer ce potentiel. Mais la décision que nous devons prendre c'est de savoir si nous voulons chanter déjà l'éloge funéraire d'une mobilisation qui commence peut-être ou, au contraire, si nous voulons être fidèles à notre désir de changer le monde et que nous faisons donc une analyse sérieuse et non moralisatrice des limites, de la composition et du potentiel de ces deux dernières journées ainsi que de ce que nous devrions faire et comment aider au développement et à la radicalisation de la lutte. »

Tel est le défi auquel les forces féministes et anticapitalistes aux États-Unis et dans le monde sont confrontées à la suite de cette vague de protestations. Dans l'immédiat, les possibilités offertes par ce qui est en jeu sont sans doute plus grandes aux États-Unis. Mais comme les femmes du monde entier luttent pour défendre et étendre leurs droits, ce mouvement de protestation indique les possibilités pour construire leurs propres mouvements, que ce soit pour le droit à l'avortement en Irlande et en Pologne, contre la violence en Inde et en Afrique du Sud, contre le féminicide au Mexique et partout pour les droits des femmes en tant que droits humains. ■

* Penelope Duggan, militante du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France), est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale et rédactrice de la revue électronique en langue anglaise International Viewpoint. Cet article a d'abord été publié par International Viewpoint (http://www.internationalviewpoint.org) et traduit de l'anglais pour Inprecor.

notes
1. On trouvera la traduction complète de son discours sur le site web de la revue Ballast : http://www.revue-ballast.fr/angela-davis-appelle-a-resistance-collective/

2. On peut voir les photos des mobilisations dans divers pays sur le site en anglais de Huffington post : http://www.huffingtonpost.com/entry/37-stunning-photos-from-womens-marches-around-the-world_us_58811ee7e4b096b4a23090f8

3. Le nombre total des manifestant-e-s aux États-Unis varie entre 3,266 millions (estimation basse) et 5,246 millions (estimation haute), même les protestations de quelques dizaines, voire parfois quelques individus ont été signalés, indiquant à quel point le désir de se lever et d'être pris en compte contre Trump et ses politiques a été important. Cf. Collection in progress by Jeremy Pressman (University of Connecticut) and Erica Chenoweth (University of Denver) : https://docs.google.com/spreadsheets/d/1xa0iLqYKz8x9Yc_rfhtmSOJQ2EGgeUVjvV4A8LsIaxY/htmlview?sle=true#gid=0

4. Susan Pashkoff, " Are we witnessing a moment or a movement ? », Socialist Resistance, 23 janvier 2017 (http://socialistresistance.org/are-we-witnessing-a-moment-or-a-movement/9527). En ce qui concerne l'orientation proposée au mouvement, Micah White a écrit dans The Guardian (19 janvier 2017) sous le titre " Sans une orientation conduisant de la révolte au pouvoir, la Marche des Femmes finira comme Occupy » : " Pourvu que, le lendemain des marches, les femmes révoltées rentrent chez elles afin de nous conduire vers un hybride parti-mouvement, dirigé par les femmes dans chaque État, assez discipliné pour gouverner, militant au niveau local et résolument consacré à construire une force capable de s'emparer du contrôle des conseils municipaux et des postes de maires au cours des élections intermédiaires à travers l'Amérique, préparant ainsi un coup électoral contre la présidence en 2020. » Des expériences aussi variées que celle du Parti des travailleurs gérant des villes au Brésil et de Podemos dans l'État espagnol ont montré qu'il n'est pas si facile d'exercer " le pouvoir » au niveau municipal.

5. Women's March, Guiding Vision and Definition of Principles, https://static1.squarespace.com/static/584086c7be6594762f5ec56e/t/587e8432b3db2b97b38a7a8f/1484686387172/WMW+Guiding+Vision+%26+Definition+of+Principles.pdf

6. Voir la composition du Comité national : https://www.womensmarch.com/team/

7. Les organisatrices et les organisateurs ont saisi cela et l'ont formulé de leur manière, cf. Susan Chira et Jonathan Martin, " After Success of Women's March, a Question Remains : What's Next ? », New York Times du 22 janvier 2017.

8. Cinzia Arruzza a publié en italien Le relazioni pericolose : Matrimoni e divorzi tra marxismo e feminismo (Alegre, 2010), traduit en anglais Dangerous Liaisons: The marriages and divorces of Marxism and Feminism (Merlin Press, Resistance Books and the IIRE, 2013) et en espagnol Las sin parte - Matrimonios y divorcios entre feminismo y marxismo (Sylone Editorial, 2015). En langue française on peut consulter son article " Vers une "union queer" du marxisme et du féminisme ? », Contretemps, 10 octobre 2016 (https://www.contretemps.eu/union-queer-marxisme-feminisme/).