La tragédie n'est pas réalisée, mais le drame continue. Grâce surtout aux votes par correspondance, le candidat indépendant Alexander van der Bellen, soutenu par Die Grünen (Les Verts) et arrivé en second au premier tour de l'élection présidentielle autrichienne du 24 avril dernier, a opéré une remontée spectaculaire face à Norbert Hofer, le candidat du Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ, <i>Freiheitliche Partei Österreichs) </i>d'extrême droite, alors qu'au premier tour il avait une avance de 14 % et était quasi unanimement présenté comme l'inévitable vainqueur.
Milan, 24 mai 2016
Il s'en est fallu d'un cheveu : avec 50,3 % des suffrages exprimés, Van der Bellen dépasse Hofer de 0,6 %, soit une poignée de voix, un peu plus de 30 000… C'est toutefois assez pour un soupir de soulagement des gouvernements européens. Pour combien de temps encore ? L'extrême droite atteignant près de 50 % des suffrages dans un pays certes petit, mais non négligeable, comme l'Autriche, devrait être un signal d'alarme. D'autant qu'il fait suite à une série de succès, partiels ou absolus, réalisés dans divers pays par des mouvements ou partis qualifiés de populistes, qui sont non seulement europhobes, mais aussi xénophobes et parfois fascisants.
Ce que disent les chiffres
Van der Bellen l'emporte à l'échelle nationale en gagnant 1 300 000 voix par rapport au premier tour, contre une progression d'un peu plus de 700 000 voix pour Hofer. Il est clair que le candidat des Verts a ratissé large. Bien que ni le Parti social-démocrate (SPÖ, Sozialdemokratische Partei Österreichs), ni aucun autre parti historique n'ait officiellement appelé à voter pour lui avant le second tour, certains politiciens de premier plan du SPÖ, du Parti populaire autrichien (ÖVP, Österreichische Volkspartei) et même la candidate indépendante de centre-droit Irmgard Griss se sont exprimés " personnellement » en sa faveur à la dernière minute. Au premier tour, le SPÖ et l'ÖVP avaient obtenu chacun 470 000-480 000 voix, alors que Griss avait dépassé le 800 000. C'est donc dans ce réservoir de voix, ainsi que chez les abstentionnistes dont le nombre a diminué, que Van der Bellen a pu puiser. Et c'est aussi la première fragilité de sa victoire : outre le fait qu'il l'emporte de très peu, c'est le résultat d'un assemblage défensif d'un large arc de forces politiques allant de la très petite gauche anticapitaliste jusqu'au centre-droit. Il est difficile d'imaginer qu'en cas d'élections législatives un " miracle » semblable puisse se reproduire.
Mais poursuivons encore un peu avec les chiffres. Des neuf Lõnder (États fédérés) qui composent l'Autriche, Van der Bellen n'obtient la majorité que dans quatre : il dépasse légèrement sa moyenne nationale au Tyrol et en Haute-Autriche (51,4 % et 51,3 % respectivement), fait un peu mieux dans le petit Vorarlberg (58,6 %) et encore mieux dans le Land de Vienne (63,3 %). Et c'est à son score à Vienne qu'il doit sa victoire. Dans les autres Lõnder (Basse-Autriche, Burgenland, Carinthie, Salzbourg, Styrie), Hofer le dépasse, avec des pointes de 58,1 % en Carinthie (la " petite patrie » du FPÖ actuel) et de 61,4 % dans le Burgenland.
Au-delà des chiffres
Ces pourcentages nous éclairent sur la distribution territoriale de l'électorat d'extrême droite et de cet électorat que, seulement pour plus de commodité, nous qualifierons un peu imprudemment d'" antifasciste ». Mais quid de la composition sociale de ces deux camps ? Dans l'attente d'études plus approfondies, qui ne devraient pas tarder, on peut se reporter au sondage réalisé avant le second tour cité par le Monde du 22 mai dernier : environ 70 % des ouvriers (mais aussi 51 % des moins de 30 ans ; en Autriche on vote à partir de 16 ans) ont voté pour Hofer au premier tour (1). Ces chiffres, peut-être exagérés, doivent être pris avec prudence, mais ils sont à peu près comparables à ceux rapportés par d'autres sources. Et pas si surprenants que ça, si l'on considère que, selon un membre de la jeunesse social-démocrate, parmi les membres de son parti seulement 44 % seraient opposés à une alliance avec le FPÖ, alors que 39 % y seraient favorables (2). Et comment pourrait-il en être autrement alors que de nombreux sociaux-démocrates, y compris des syndicalistes, ont demandé de ne pas " diaboliser » le FPÖ pour pouvoir étudier l'éventualité - pour ne pas dire l'opportunité - de former une alliance avec ce parti (une expérimentation déjà réalisée ces dernières années au niveau local et même à celui du Land).
Comme on le voit, la situation autrichienne est très complexe et il faudra la suivre avec des contributions venant de ce pays. Mais quelques considérations générales peuvent déjà être avancées, ne serait-ce que sommairement.
Quelques remarques
Tout d'abord, c'est un nouvel échec du bipartisme (et de son corollaire, la " grande coalition ») que l'on observe en Autriche, après ceux qui ont déjà eu lieu ou se profilent dans d'autres pays européens : Portugal, État espagnol, Italie, France et même dans son pays natal - le Royaume-Uni. Il ne s'agit pas là seulement d'une formule appréciée par tant de politologues, mais qui en fin de compte serait interchangeable avec un autre produit de l'ingénierie électorale (comme celui de l'actuelle ministre italienne pour les Réformes constitutionnelles, Maria Elena Boschi…), mais plutôt d'une crise structurelle du système politique qui a dominé de nombreux pays européens depuis des décennies. C'est une crise provoquée par l'accumulation des tensions économiques et sociales, de moins en moins gérables, qui finissent par produire un mélange explosif qui n'attend plus qu'une étincelle : dans le cas de l'Autriche et d'autres pays cette étincelle a été offerte par " la grande vague de migrations », mais il devrait être clair pour tout le monde que l'immigration a fonctionné plus comme le catalyseur (ou le bouc émissaire) d'un malaise social, d'une insatisfaction, d'une absence de perspectives et d'une peur de l'avenir qui se sont généralisés, qui concernent plus ou moins l'ensemble des pays européens, et qui n'ont pas trouvé et ne trouvent pas de réponses de la part des partis " classiques » - la social-démocratie ou la démocratie chrétienne - qui sont de plus en plus similaires, de plus en plus associés, de plus en plus réduits à des coquilles vides au service de groupes restreints d'oligarques privilégiés.
Et on arrive là au second point. Pourquoi ce mal-être social ne renforce-t-il pas, comme cela devrait être naturel, la gauche, mais s'en écarte et profite à la droite ? La réponse saute aux yeux pour autant qu'on veuille les ouvrir. Pour la majorité de la population européenne la social-démocratie dans toutes ses variantes c'est la gauche - parce que, à quelques exceptions près dans peu de pays, notre gauche anticapitaliste est réduite à la portion congrue et trop souvent occupée à discuter du sexe des anges. Beaucoup a déjà été dit sur nos responsabilités et il faut continuer de le faire. Durant des années sinon des décennies la social-démocratie européenne a tout fait pour faire le vide à sa gauche. Pour nous limiter à des exemples récents, souvenez-vous de l'acharnement contre la Grèce pour obtenir la capitulation de Syriza, ou bien de la sale guerre menée sans vergogne contre Podemos dans l'État espagnol. Les efforts réalisés pour cela par la social-démocratie sont tels qu'apparemment il ne lui reste pas assez d'énergie pour ne serait-ce que tirer l'oreille du social-démocrate Fico, qui en Slovaquie lance un gouvernement avec un parti d'extrême droite. Exactement ce que certains représentants de la social-démocratie autrichienne voudraient faire.
Si la guerre que la social-démocratie conduit contre la gauche pouvait être expliquée par la concurrence électorale, dans certaines limites, elle a dépassé ces limites - il suffit de voir les exemples cités - et a pénétré un terrain tout nouveau : la social-démocratie est depuis longtemps en mutation génétique, se transformant en social-libéralisme tout en s'obstinant à ne pas lâcher l'étiquette de " gauche » (3) ou, dans certains cas, celle de " centre-gauche ». Peut-on alors s'étonner que la majorité des électeurs, y compris les secteurs toujours croissants de la classe ouvrière, associent à l'étiquette de la " gauche » les contenus de plus en plus antipopulaires, de plus en plus anti-ouvriers de la politique social-libérale menée par la social-démocratie ? Les succès des mouvements de la droite européenne sont là : ils se présentent et apparaissent comme la seule alternative crédible à l'état actuel des choses. Nous savons qu'ils ne le sont pas, mais nous sommes relativement peu à le savoir. Et de toute façon, le savoir ne suffit pas.
Alors que faire, pour singer Lénine ? À la veille du second tour des élections autrichiennes, les éditoriaux des quotidiens s'alarmaient sur le danger de l'extrême droite en Europe. Dans la plupart des cas, il ne s'agissait que d'une variation de ce qu'ils avaient déjà écrit sur la France, l'Allemagne, la Pologne, l'Italie, la Hongrie etc. au cours des dix - pour ne pas dire vingt - dernières années. Après cela, au cours des journées suivantes, ils ont continué à inviter les gouvernements et les partis à poursuivre les politiques d'austérité, des coupes budgétaires, des privatisations. C'est-à-dire à reproduire et à aggraver les conditions économiques et sociales qui ont ouvert la voie à la croissance de l'extrême droite qui, apparemment, les perturbe autant.
Laissons-les à leurs illusions et à leur aveuglement. Quant à la gauche anticapitaliste, ou ce qui se définit ainsi, elle a devant elle deux orientations : ou bien continuer à s'agripper à ce qui reste de la social-démocratie (et ce qui reste s'amincit chaque jour un peu plus) en espérant enrayer ainsi la croissance de la droite et, en même temps, concourir à " redresser » le cours suicidaire de la social-démocratie ; ou bien entreprendre la construction d'instruments unitaires de la classe ouvrière pour reconstruire des pôles de référence alternatifs et crédibles aux yeux des secteurs populaires et ouvriers que nous avons perdus ces dernières années. Mais ne cédons pas à la tentation de " l'antifascisme », militant ou institutionnel. L'hégémonie que l'extrême droite est en train de conquérir sur des secteurs toujours plus larges des couches populaires et de la classe ouvrière ne peut être détruite à coups de barre de fer ni à coups d'alliances électorales, c'est pourquoi il est inutile de rechercher aussi bien l'affrontement direct (bien sûr cela ne concerne pas l'autodéfense) que l'empilement des sigles dans le style du Front populaire. L'hégémonie de l'extrême droite se nourrit de ce mal-être social que nous avons déjà évoqué et c'est à ce mal-être que nous devons fournir des réponses concrètes si nous voulons que la " fascisation » en cours, qui pour le moment ne concerne encore que des secteurs limités de la société européenne (4), ne se transforme en un phénomène de masse durable. ■
* Cristiano Dan, journaliste, a été un militant du PSIUP (Parti socialiste italien d'unité prolétarienne, scission de gauche du PS italien en 1963) puis des Gruppi comunisti rivoluzionari (GCR, section italienne de la IVe Internationale). Il collabore actuellement au site web italien Movimento Operaio animé par Antonio Moscato (http://antoniomoscato.altervista.org/), ou cet article a d'abord paru. (Traduit de l'italien par JM)
2. Blaise Gauquelin et Philippe Ricard, " En Autriche, la fin d'une ère pour les partis traditionnels », le Monde du 22 mai 2016 (http://www.lemonde.fr/europe/article/2016/05/22/en-autriche-gauche-et-d…)
3. Ce n'est pas un phénomène nouveau : le parti libéral danois, de centre-droite, continue encore à se nommer Venstre (" la Gauche »), peut-être en hommage au fait qu'il était " à gauche » du parti conservateur, il y a un siècle… Le même phénomène existe en Norvège.
4. Le catastrophisme est toujours mauvais conseiller. Si nous pensons que la " fascisation » de larges couches de la société européenne, y compris d'amples secteurs populaires et ouvriers, est déjà un fait, on pourrait aussi bien faire le choix de l'exil, même si on ne sait où aller. En réalité il faut faire la différence entre le vote de protestation, qui constitue encore la partie prépondérante des suffrages de l'extrême droite, et le vote " idéologique », qui représente un noyau important mais encore minoritaire. Bien sûr, plus le temps passe et plus la protestation se transforme en adhésion idéologique. Le facteur temps est donc important : la fenêtre temporale dans laquelle l'hégémonie de l'extrême droite ne s'est pas encore solidifiée est encore ouverte. Mais tôt ou tard elle se refermera. C'est ce qui est arrivé il y a moins d'un siècle.