Venant plusieurs jours par semaine à Paris, c'est souvent chez nous ou chez Alain Krivine qu'il passait la nuit. L'occasion alors de discuter sans ordre du jour, de prendre aussi du temps pour parler tranquillement, de partager les lectures.
Travailler avec François était un plaisir. Il avait cette capacité - si rare - de favoriser chez les autres la confiance en eux. Il était à l'écoute de ceux avec qui il parlait, les aidait à mieux formuler leurs conceptions… Jamais je ne l'ai vu dévaloriser quelqu'un, même s'il pensait que les élucubrations qu'il entendait ne tenaient pas debout. Il laissait l'autre parler, quitte à perdre du temps, puis, une ou deux semaines plus tard, il posait une question qui obligeait à réfléchir à nouveau sur ce qu'on avait formulé dans les échanges avec lui…
Dans la direction de l'Internationale, François avait participé de 1981 à 1985 aux côtés de Pierre Rousset à la création de l'Institut international de recherche et de formation d'Amsterdam. Comme l'ont écrit Sally et Pierre Rousset, il s'agissait d'un centre " où des militantes et militants venus des cinq continents et appartenant à des courants politiques de traditions diverses pouvaient se retrouver plusieurs mois durant afin d'étudier, afin de revisiter ensemble l'histoire passée du combat socialiste, afin de réfléchir sur leurs propres expériences de luttes et leurs leçons. (…) À plus d'un titre, les sessions de l'Institut d'Amsterdam ont donc représenté une expérience vécue de pluralisme au sein de la gauche radicale — un pluralisme qui est aussi une composante essentielle de l'internationalisme. » (1) François partageait cette opinion.
En charge de l'Europe au sein de l'Internationale à partir de 1992, il a été de ceux qui impulsèrent - avec Alain Krivine, Roseline Vachetta, élus députés européens en 1999, et les militants européens de l'Internationale - la coopération des organisations " de la gauche de la gauche », des syndicalistes combatifs et des mouvements sociaux, dans un cadre pluraliste. Pour aboutir aux rencontres régulières de la Gauche anticapitaliste européenne - la GACE. C'était un cadre pluraliste. Il a également contribué à ce que des militantes et des militants d'organisations, qui, dans leur pays se côtoyaient sans vraiment travailler ensemble, commencent à échanger et, parfois, franchissent le pas pour se regrouper. Par exemple, lors d'une réunion de cette Gauche anticapitaliste européenne à Paris en 2003, une dizaine d'organisations de Grèce se sont côtoyées… certaines ont ensuite fondé Syriza et d'autres, plus tard, Antarsya - deux regroupements qui inversaient la tendance à l'éclatement de la gauche radicale dans ce pays.
François était celui qui discutait avec tous, se déplaçait pour les rencontrer dans leurs pays, aidait à tisser les liens des uns avec les autres.
Engagé depuis son jeune âge dans la tentative de construire un parti révolutionnaire, en Belgique et à l'échelle internationale, François avait étudié attentivement les écrits et les actions de Lénine. Il considérait que ce dernier développait, " presque à son corps défendant, un marxisme particulier, révolutionnaire et opérationnel, dont le trait marquant est la séparation et l'articulation spécifique entre le niveau général (la théorie, l'analyse générale de la société, les grandes perspectives historiques, les prévisions politiques, les principes programmatiques et organisationnels) et le niveau particulier (axé sur l'orientation politique, avec l'analyse conjoncturelle, les mots d'ordre et les revendications, le système d'organisation pratique). » (2) C'est un tel marxisme révolutionnaire et opérationnel que François voulait pratiquer. Théoricien, il avait - comme Lénine selon lui - " une compréhension profonde du rôle subalterne de toute construction théorique » et cherchait à dégager " le sens pratique de chaque thèse, de chaque construction théorique ». Il considérait que " la fameuse "souplesse théorique" de Lénine ne relevait pas du pragmatisme », que " le "tournant brusque" n'était pas "circonstanciel", qu'il exigeait une réargumentation à tous les niveaux, et partant une réorganisation de la pensée » (3).
C'est dans ce cadre, au cours des années 1990, alors qu'il s'attachait à regrouper la gauche radicale en Europe, que François s'est attelé à l'analyse des transformations de l'Union européenne. Elle s'accélérait alors, avec la conjugaison de l'Acte unique (1985) et du traité de Maastricht (1991-1992). Il avait très vite saisi que " la lutte contre le néolibéralisme et pour une alternative sociale est une lutte contre l'Union européenne » et que, " dans cette perspective, une forte crise des institutions européennes apparaît inéluctable, son issue ne devant pas être le repli national mais bien une autre Europe » (4).
Près de deux décennies plus tard, cette crise a lieu avec la Grèce comme maillon faible et le référendum qui aura lieu dimanche est une tentative d'éviter le repli national en luttant pour une autre Europe.
Contrairement à la tradition analytique de certains marxistes, qui considéraient qu'en absence d'une classe bourgeoise européenne unifiée et du fait de la concurrence entre les capitaux européens, il n'y avait pas de place pour un " noyau étatique véritablement supranational », François avait compris " la volonté farouche qui anime les sphères éclairées des classes dominantes de se doter d'une "Europe politique" », c'est-à-dire un volontarisme de classe, indispensable pour les dominants voulant la maîtrise " de l'explosivité et de la permanence des contradictions de toutes sortes qui parcourent le continent ». " L'instauration de l'Union monétaire - écrivait-il - constitue le saut qualitatif vers un premier noyau étatique véritablement supranational ».
Ce disant, il appelait à s'opposer à l'idéologie " européaniste » relayée par la social-démocratie, cette idéalisation d'une Europe " démocratique ». Il insistait sur le fait que " les institutions de l'Union européenne constituent une nette rupture avec le système parlementaire-bourgeois encore dominant dans les États nationaux », car les élites européennes visent " à soustraire les "institutions européennes" à la pression démocratique et sociale et à empêcher que ne se transfèrent, au niveau européen, les droits acquis et l'impact des "sociétés civiles" nationales ». La réaction scandalisée des membres des " institutions » la semaine dernière, lorsqu'ils ont appris qu'Alexis Tsipras a décidé de soumettre leur diktat au vote de la population grecque, témoigne à quel point François avait eu raison, il y a plus de quinze ans, de dénoncer la " dimension autoritaire » de l'Union européenne.
Cette dernière, disait François, " n'est pas un État national déjà constitué » et " n'a pas la vocation de le devenir » car " elle est basée fondamentalement sur l'inter-gouvernementalisme ». Mais, ajoutait-il immédiatement, " cet inter-gouvernementalisme va nettement au-delà de la coordination occasionnelle et superficielle, il prend une forme permanente, très articulée et très poussée. À partir de là et dans ce cadre, il y a création d'un début d'appareil étatique à caractère supranational. » Et il soulignait : " le Conseil des ministres des Finances et de l'Économie est bien entendu basé sur l'inter-gouvernementalisme, mais, par les traités, il a acquis une forte autonomie par rapport aux autres réunions des conseils de ministres européens, et donc vis-à-vis des gouvernements nationaux ». C'est " un tel degré d'articulation "européenne" qu'i peut bloquer de sa propre initiative toute velléité sociale d'un gouvernement national. » Les " négociations » entre le gouvernement grec d'Alexis Tsipras et " les institutions » ont montré la justesse de l'analyse de François.
Cette farouche volonté de comprendre les projets de l'ennemi de classe, des appareils politiques de la bourgeoisie à l'échelle européenne, avait pour but de formuler les hypothèses stratégiques pour armer intellectuellement la gauche radicale européenne, que François tentait de construire. Il était arrivé à la conclusion que dans l'état de crise et de décadence du mouvement ouvrier traditionnel, la lutte contre l'offensive néolibérale ne passerait pas par une mobilisation paneuropéenne préparée et appelée par le mouvement syndical majoritaire, c'est-à-dire par la Confédération européenne des syndicats, la seule disposant des moyens matériels pour le faire, mais aussi décidée à ne pas employer son potentiel.
" La variante optimale qui reste - disait-il - c'est une montée sociale importante (encore défensive) dans un pays-membre de l'UE, dont la force serait suffisante pour infliger un recul voire une défaite à un gouvernement national. » C'est ce que nous avons vu se réaliser en Grèce, avec la victoire électorale de Syriza, une des organisations qui, il y a quinze ans, participait aux rencontres de la Gauche anticapitaliste européenne, organisées par François.
François s'attendait à une crise sociale qui éclaterait et pourrait emporter une victoire partielle dans un pays. Dans un tel cas, écrivait-il, " il faudrait une stratégie de transition qui "pose la question du pouvoir politique" au niveau pertinent, à savoir l'Europe. »
Et il expliquait qu'il faut " avoir su se préparer politiquement et programmatiquement pour répondre à deux niveaux :
• Sur le plan national, une politique alternative doit prendre corps, renversant radicalement et visiblement, "devant toute l'Europe", les priorités en faveur du monde du travail, des femmes, des jeunes pour prendre tout de suite une série de mesures sociales favorables et des mesures d'accompagnement afin de protéger cette expérience politique. Pour l'essentiel, elle devrait répondre aux doutes sur la possibilité d'organiser une telle rupture nationale en économie ouverte et européanisée, devant l'hostilité de l'UE. Avec, en tête, deux objectifs : trouver un appui au sein du pays, parler à l'Europe, ses populations et ses mouvements populaires.
• Sur le plan de l'UE, un tel gouvernement "en rupture de l'UE" ne devrait ni quitter l'UE ni dénoncer les traités. Le but étant d'amplifier la crise de l'UE en utilisant au maximum le temps et l'espace que permettent les règles institutionnelles des traités pour susciter appuis et mobilisations en Europe, afin d'enclencher une pression-débordement sur les autres gouvernements de l'UE. »
Comme dans un tel cas, " les gouvernements (notamment des pays clés) seraient moins que jamais prêts à mettre la décision dans les mains du peuple, renforçant encore le caractère autoritaire de l'UE et de la vie politique dans les États nationaux », il faudra avancer " un mot d'ordre de propagande générale, à savoir la convocation d'un Congrès démocratique des peuples d'Europe. (…) Une telle Assemblée, que l'on peut assimiler à une Constituante (même si le terme prête certainement à confusion selon les traditions historiques des différents pays), ne saurait être souveraine, car cela présupposerait acquis un certain degré de supranationalité qui ne l'est pas, et qu'il s'agit précisément de définir. Il faudrait, dans une deuxième étape, discuter avec décision dans chacun des pays concernés (membres aujourd'hui de l'UE et d'autres qui voudraient) selon des modalités démocratiques. »
François n'est plus là aujourd'hui pour nous aider à élaborer une orientation de lutte dans cette crise de l'Union européenne qui a démarré en Grèce. Mais il nous a laissé une réflexion qu'il faut saisir. Je ne doute pas qu'aujourd'hui, s'il avait été vivant, il aurait tout fait pour que la lutte du peuple grec se généralise, pour l'élargir en vue d'une autre Europe, pour aider à élaborer les réponses tactiques et stratégiques indispensables. À nous de poursuivre son combat. ■
* Jan Malewski, rédacteur d'Inprecor, est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale.
2. François Vercammen, " Lénine et la question du parti - Remarques autour de Que faire ? », cf. ce numéro d'Inprecor.
3. Ibid.
4. François Vercammen, " Face aux institutions de l'Union européenne », Critique communiste n° 155, printemps 1999.