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Dans l'œil du cyclone : la crise de la dette dans l'Union européenne (7)

par Éric Toussaint

VII. Sortir des crises par le haut

CADTM : Au cours du dialogue, tu as affirmé que la Grèce est acculée à faire un choix entre deux options : 1) se résigner et se tourner vers la troïka en passant sous ses fourches caudines ; 2) refuser les diktats des marchés et de la troïka en suspendant le paiement et en lançant un audit afin de répudier la part illégitime de la dette.

Tu viens de décrire la première option. Veux-tu préciser la deuxième ?

Éric Toussaint : On est parti du cas de la Grèce. Il est important d'ajouter que d'autres pays sont aujourd'hui confrontés au même choix : l'Irlande, le Portugal, sans oublier la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie ou encore la Lettonie, en ce qui concerne les pays membres de l'Union européenne. Demain ce sera vraisemblablement au tour de l'Espagne et de l'Italie. Et il ne faudra pas s'étonner que d'autres pays membres de l'UE soient plongés dans une situation très difficile après-demain car la crise s'accélère rapidement. En dehors de l'UE, il faut aussi mentionner l'Islande.

Pour ces pays, soumis au chantage des spéculateurs, du FMI et d'autres organismes comme la Commission européenne, il convient de recourir à un moratoire unilatéral du remboursement de la dette publique. Recourir à un tel acte unilatéral souverain permet de transformer le rapport de force au détriment des créanciers. S'il s'agit de banques, d'assurances, de fonds de pensions…, ils chercheront à revendre le plus vite possible les titres qu'ils détiennent et leur prix tendra vers zéro. Quant à la troïka, elle sera obligée de chercher à entrer en négociation afin de faire des concessions. La Russie en 1998, l'Argentine en 2001 et l'Équateur en 2008 ont déclaré un moratoire unilatéral sur le paiement de leurs dettes et ils s'en sont bien tirés (30). Il est important de tirer un bilan de ces expériences récentes et de voir comment appliquer la stratégie la meilleure pour que la population voie ses conditions de vie s'améliorer et qu'une rupture tangible avec le système capitaliste soit engagée.

CADTM : Quelles autres mesures immédiates à côté de la suspension unilatérale (moratoire) du remboursement de la dette ?

Éric Toussaint : Un tel moratoire unilatéral doit être combiné à la réalisation d'un audit des emprunts publics avec participation citoyenne. L'audit doit permettre d'apporter au gouvernement et à l'opinion publique les preuves et les arguments nécessaires à l'annulation/répudiation de la partie de la dette identifiée comme illégitime. Le droit international et le droit interne des pays offrent une base légale pour une telle action souveraine unilatérale d'annulation/répudiation (31).

Pour les pays qui recourent à la suspension de paiement, il faut un moratoire sans ajout d'intérêts de retard sur les sommes non remboursées.

Dans d'autres pays comme la France, la Belgique, la Grande-Bretagne, etc., il n'est pas nécessairement impératif de décréter un moratoire unilatéral pendant la réalisation de l'audit. Celui-ci doit être mené afin, lui aussi, de déterminer l'ampleur de l'annulation/répudiation à laquelle il faudra procéder. En cas de détérioration de la conjoncture internationale, une suspension de paiement peut devenir d'actualité même pour des pays qui se croyaient à l'abri du chantage des prêteurs privés.

CADTM : Et la participation citoyenne ?

Éric Toussaint : La participation citoyenne est la condition impérative pour garantir l'efficacité et la transparence de l'audit. Cette commission d'audit devra notamment être composée des différents organes de l'État concernés afin qu'ils rendent des comptes. En tout état de cause, c'est la participation des mouvements sociaux, de la société civile d'en bas qui sera la clé de la réussite de l'audit. Les mouvements sociaux peuvent désigner en leur sein des experts de l'audit des finances publiques, des économistes, des juristes, des constitutionnalistes… Il faut également, c'est évident, des représentants des différents mouvements sociaux affectés par la crise de la dette. L'audit devra permettre de déterminer les différentes responsabilités dans le processus d'endettement et d'exiger que les responsables tant nationaux qu'internationaux rendent des comptes à la justice.

CADTM : Dans la plupart des cas, les gouvernants n'ont aucun intérêt à la réalisation d'un authentique audit avec participation citoyenne. Dans d'autres cas, ils peuvent se résigner à un audit afin de circonscrire le problème.

Éric Toussaint : C'est évident. Le cas de figure que je viens de mentionner plus haut correspond à une situation de mobilisation populaire très forte qui amène au gouvernement des forces de gauche qui adoptent des politiques favorisant les intérêts populaires ou allant plus loin encore. Cela me rappelle l'image employée par Arthur Scargill, un des principaux dirigeants de la grève des mineurs britanniques au milieu des années 1980. Il disait grosso modo : " Il nous faut un gouvernement aussi fidèle aux intérêts des travailleurs que le gouvernement de Margaret Thatcher l'est à l'égard des intérêts de la classe capitaliste ». Dans la situation présente en Europe, nous en sommes encore très loin, nous sommes confrontés à une attitude hostile des gouvernements en place à l'égard de l'audit et à la remise en cause du remboursement de la dette. C'est pour cela qu'il est nécessaire de constituer une commission d'audit citoyen sans participation gouvernementale.

CADTM : Qui devra payer la facture de l'annulation des dettes ?

Éric Toussaint : Dans tous les cas de figure, il est légitime que les institutions privées et les personnes physiques à hauts revenus qui détiennent des titres de ces dettes supportent le fardeau de l'annulation de dettes souveraines illégitimes car ils portent largement la responsabilité de la crise, dont ils ont de surcroît largement profité. Le fait qu'ils doivent supporter la charge de l'annulation n'est qu'un juste retour vers davantage de justice sociale.

CADTM : Les petits porteurs de titres ou les salariés qui, au travers de l'épargne pension, détiennent des titres de la dette publique passeront-ils également à la caisse ?

Éric Toussaint : Il est important de dresser un cadastre des détenteurs de titres afin d'indemniser parmi eux les citoyens et citoyennes à faibles et moyens revenus.

CADTM : Que se passera-t-il pour les responsables de l'endettement illégitime ou odieux ?

Éric Toussaint : Si l'audit démontre l'existence de délits liés à l'endettement illégitime, leurs auteurs devront être sévèrement condamnés à payer des réparations et ne doivent pas échapper à des peines d'emprisonnement en fonction de la gravité de leurs actes. Il faut demander des comptes en justice à l'encontre des autorités ayant lancé des emprunts illégitimes.

CADTM : Et la partie de la dette qui ne serait pas identifiée comme illégitime, odieuse ou/et illégale ?

Éric Toussaint : En ce qui concerne les dettes qui ne sont pas frappées d'illégitimité, il conviendra d'imposer un effort aux créanciers en termes de réduction du stock et des taux d'intérêts, ainsi que par un allongement de la période de remboursement. Ici aussi, il conviendra de réaliser une discrimination positive en faveur des petits porteurs de titres de la dette publique qu'il conviendra de rembourser normalement. Par ailleurs, le montant de la part du budget de l'État destiné au remboursement de la dette devra être plafonné en fonction de l'état de l'économie, de la capacité des pouvoirs publics à rembourser et du caractère incompressible des dépenses sociales. Il faut s'inspirer de ce qui avait été fait pour l'Allemagne après la seconde guerre mondiale. L'Accord de Londres de 1953 sur la dette allemande qui consistait notamment à réduire de 62 % le stock de la dette stipulait que la relation entre service de la dette [c'est-à-dire la somme des intérêts et de l'amortissement du capital emprunté] et revenus d'exportations ne devait pas dépasser 5 % (32). On pourrait définir un ratio de ce type : la somme allouée au remboursement de la dette ne peut excéder 5 % des recettes de l'État. Il faut également adopter un cadre légal afin d'éviter la répétition de la crise qui a débuté en 2007-2008 : interdiction de socialiser des dettes privées, obligation d'organiser un audit permanent de la politique d'endettement public avec participation citoyenne, imprescriptibilité des délits liés à l'endettement illégitime, nullité des dettes illégitimes…

CADTM : On annule les dettes, mais faut-il toucher au reste ?

Éric Toussaint : Il faut également appliquer une panoplie de mesures complémentaires — arrêt des plans d'austérité, transfert des banques vers le secteur public, réforme fiscale radicale, socialisation des secteurs privatisés au cours de l'ère néolibérale, réduction radicale du temps de travail (33)… devront être prises car l'annulation des dettes illégitimes, bien que nécessaire, est insuffisante si la logique du système reste intacte. ■

Le 30 août 2011

* Éric Toussaint, président du Comité pour l'annulation de la dette du Tiers monde (CADTM), membre de la Commission présidentielle d'audit intégral de la dette (CAIC) de l'Équateur et du Conseil scientifique d'ATTAC France, est militant de la Ligue communiste révolutionnaire (section belge de la IVe Internationale) et du Comité International de la IVe Internationale. Il a récemment dirigé avec Damien Millet le livre collectif La Dette ou la Vie (Aden-CADTM, 2011) et a participé au livre d'ATTAC : Le piège de la dette publique. Comment s'en sortir (édition Les liens qui libèrent, Paris, 2011). Cet article a été publié par le site web du CADTM.

notes
30. Voir Damien Millet, Éric Toussaint (dir.), La dette ou la vie, Aden-CADTM, 2011, chapitre 19. A propos de la réussite du succès relatif de l'Argentine en refusant de payer une bonne partie de sa dette, le Financial Times lui a consacré une page entière le 19 juillet 2011 (p. 7). A propos de l'Argentine et de la Russie, Joseph Stiglitz, prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel en 2001, président du conseil des économistes du président Bill Clinton de 1995 à 1997, économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale de 1997 à 2000, apporte des arguments forts à ceux qui plaident pour la suspension du remboursement des dettes publiques. Dans un livre collectif publié en 2010 par l'université d'Oxford (Barry Herman, José Antonio Ocampo, Shari Spiegel, Overcoming Developing Country Debt Crises, OUP Oxford), il affirme que la Russie en 1998 et l'Argentine au cours des années 2000 ont fait la preuve qu'une suspension unilatérale du remboursement de la dette peut être bénéfique pour les pays qui prennent cette décision : " Tant la théorie que la pratique suggèrent que la menace de fermeture du robinet du crédit a été probablement exagérée » (p. 48). Dans un article publié par le Journal of Development Economics sous le titre " The elusive costs of sovereign defaults », Eduardo Levy Yeyati et Ugo Panizza, deux économistes qui ont travaillé pour la Banque interaméricaine de développement, présentent les résultats de leurs recherches minutieuses sur les défauts de paiement concernant une quarantaine de pays. Une de leurs conclusions principales est la suivante : " Les périodes de défaut de paiement marquent le début de la récupération économique » (in Journal of Development Economics 94, 2011, p. 95-105). Voir également à propos de la Russie et de l'Argentine : C. Lapavitsas, A. Kaltenbrunner, G. Lambrinidis, D. Lindo, J. Meadway, J. Michell, J.P. Painceira, E. Pires, J. Powell, A. Stenfors, N. Teles : " The eurozone between austerity ans default », Septembre 2010, http://www.researchonmoneyandfinance.org/media/reports/RMF-Eurozone-Aus… A propos des leçons de l'Argentine pour la Grèce, voir Claudio Katz : http://www.cadtm.org/Les-lecons-de-l-Argentine-pour-la

31. Voir Damien Millet, Éric Toussaint (dir.), La dette ou la vie, Aden-CADTM, 2011, chapitres 20 et 21.

32. Voir Éric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d'État permanent, CADTM-Syllepse-Cetim, 2006, chapitre 4.

33. Voir Huit propositions urgentes pour une autre Europe, http://www.cadtm.org/Huit-propositions-urgentes-pour

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