Dans l'œil du cyclone : la crise de la dette dans l'Union européenne (5)

par Éric Toussaint

V. Credit Default Swaps et agences de notation : fauteurs de risques et de déstabilisation

CADTM : Tu n'as pas encore parlé des Credit Default Swaps (CDS)…

Éric Toussaint : Le CDS est un produit financier dérivé qui n'est soumis à aucun contrôle public. Il a été créé dans la première moitié des années 1990 en pleine période de dérèglementation. Credit Default Swap signifie littéralement permutation de l'impayé. Normalement, il devrait permettre au détenteur d'un emprunt de se faire indemniser par le vendeur du CDS au cas où l'émetteur d'une obligation fait défaut, que ce soit un pouvoir public ou une entreprise privée. Le conditionnel est de rigueur pour deux raisons principales. Premièrement, on peut acheter un CDS pour se protéger d'un risque de non-remboursement d'une obligation qu'on n'a pas. Cela revient à prendre une assurance contre le risque d'incendie de la maison du voisin en espérant que celle-ci parte en flammes afin de pouvoir toucher la prime. Deuxièmement, les vendeurs de CDS n'ont pas réuni préalablement des moyens financiers suffisants pour indemniser les victimes du non-remboursement de dettes. En cas de faillite en chaîne d'entreprises privées ayant émis des obligations ou du non-remboursement de la part d'un État débiteur important, il est certain que les vendeurs de CDS seront dans l'incapacité de procéder aux indemnisations qu'ils ont promises. Le désastre de l'entreprise nord-américaine AIG en août 2008, la plus grosse société d'assurance internationale (en fait elle a été nationalisée par Bush afin d'éviter les conséquences d'une faillite) et la faillite de Lehman Brothers sont directement liés au marché des CDS. AIG et Lehman s'étaient fortement développés dans ce secteur.

Le marché des CDS permet toutes sortes de manipulations. J'ai eu l'occasion de suivre de près une tentative de manipulation lorsque j'étais membre de la commission d'audit de la dette publique interne et externe mise en place par le gouvernement équatorien en 2007 et qui a rendu les résultats de ses travaux en septembre 2008. Pendant que nous auditions la dette équatorienne et que le président Rafael Correa menaçait les marchés financiers internationaux de mettre fin au remboursement de la partie illégitime de la dette, une société privée nord-américaine Abadie a pris contact avec le gouvernement équatorien afin de lui faire une proposition édifiante. La société proposait au président Correa de laisser entendre qu'il suspendrait le paiement de la dette juste avant la prochaine échéance de paiement trois semaines plus tard. Cela permettrait à cette société de vendre des CDS pour un montant qu'elle évaluait à 300 millions de dollars. Le résultat final devait être le suivant : en réalité, l'Équateur paierait comme prévu ce qu'il devait. Du coup, la société ne devrait pas indemniser les détenteurs de CDS et elle verserait la moitié de la somme au gouvernement équatorien. Elle affirmait que cette opération était totalement sans risque de poursuite car la vente se ferait de gré à gré sans aucun contrôle de la part des autorités nord-américaines. La firme affirmait qu'elle avait déjà réalisé à plusieurs reprises ce genre d'opérations. Finalement, les autorités équatoriennes ont refusé la proposition et ont opté pour une autre stratégie qui a donné de bons résultats. L'intérêt de cette histoire véridique, c'est de montrer qu'en pratique les émetteurs (et les acheteurs) de CDS peuvent réaliser toutes sortes de manipulations. Il faut rappeler que jusqu'au désastre d'AIG et à la faillite de Lehman Brothers, le FMI, la Réserve fédérale des États-Unis, la BCE ont affirmé à maintes reprises que les CDS étaient un produit nouveau qui offraient d'excellentes garanties contre les risques (voir encadré sur les CDS). Depuis le discours a changé mais rien, absolument rien, n'a été fait pour réglementer. En attendant, les CDS constituent, vu leur ampleur, une terrible bombe à retardement pour le système financier international. En réalité, il faudrait interdire les CDS.

CADTM : Quelle est la part de responsabilité des agences de notation dans la crise ?

Éric Toussaint : Les nord-américaines Standard and Poor's et Moody's, ainsi que la franco-nord américaine Fitch, sont les trois agences privées de notations qui font la pluie et le beau temps en ce qui concerne l'évaluation de la solvabilité et de la crédibilité d'un émetteur d'obligations, que ce soit un État ou une entreprise (26). Elles existent depuis près d'un siècle mais ce n'est qu'à partir des années 1970-1980, avec la financiarisation de l'économie, que leurs affaires se sont brutalement développées. Mais elles sont constamment dans une situation de conflits d'intérêt. Jusqu'aux années 1970, c'étaient les acheteurs potentiels des obligations émises par les États et les entreprises qui payaient les agences de notation pour qu'elles leur donnent un avis sur la qualité des émetteurs. Depuis, la situation s'est complètement renversée, ce sont les émetteurs d'obligations qui rémunèrent les agences pour qu'elles les évaluent. La motivation des pouvoirs publics et des entreprises est bien sûr d'obtenir une bonne note afin de payer le taux d'intérêt les plus bas possible aux acheteurs d'obligations. Rappelons que jusqu'à la veille de la faillite d'Enron en 2001, les agences de notations grassement rémunérées attribuaient la meilleure cote à ce négociant d'énergie. De même en 2008 avec les banques d'affaires Merril Lynch ou Lehman Brothers. De même avec la Grèce en 2009-début 2010. Elles ont fait la démonstration de leur nuisance. Elles devraient faire l'objet de poursuites judiciaires car les résultats des notes qu'elles distribuent ont été et sont néfastes. L'évaluation des risques est une mission qui devrait incomber à des organismes publics.

Les autorités monétaires et financières ont encouragé la création de la bombe à retardement constituée par les CDS

Alan Greenspan, ex-directeur de la Réserve fédérale des États-Unis, écrit en 2007, alors que la crise a éclaté aux États-Unis et s'étend à l'Europe : " Une innovation récente de grande importance a été la création des Credit Default Swap ou CDS. Il s'agit d'un produit dérivé qui transfère le risque de crédit, généralement celui d'un instrument d'endettement, à un tiers, moyennant une prime. La possibilité de bénéficier des revenus d'un prêt tout en transférant ailleurs le risque de crédit a été une manne pour les banques et autres intermédiaires financiers ; en effet, pour obtenir un taux de rendement désiré sur leurs fonds, les banques doivent augmenter leur ratio d'endettement en acceptant en dépôt des obligations et/ou des dettes. La plupart du temps, ces institutions prospèrent en prêtant de l'argent. Mais dans les périodes difficiles, elles encourent des problèmes trop connus de créances douteuses, qui les avaient, par le passé, obligées à réduire leurs prêts. Or cette restriction affaiblit l'activité économique toute entière. Un instrument de marché qui déplace le risque pour ces émetteurs de crédit fortement endettés peut se révéler d'un intérêt critique pour la stabilité économique, surtout dans un contexte mondial. Le CDS fut ainsi inventé pour répondre à ce besoin ; il prit le marché d'assaut. La Banque des règlements internationaux a calculé qu'en 2006, les CDS ont totalisé plus de 20 000 milliards d'équivalents-dollar, alors qu'ils n'étaient que de 6 000 milliards à la fin 2004. La puissance d'amortisseur de cet instrument a été démontrée de façon éclatante entre 1998 et 2001, quand le CDS put répartir les risques de 1 000 milliards de dollars pour des emprunts destinés aux réseaux de télécommunications, alors en expansion rapide. Bien qu'une grande part de ces entreprises eussent fait défaut lors de l'explosion de la bulle Internet, pas une seule des grandes institutions de garantie de prêt ne fut mise en péril. Les pertes furent en dernier recours absorbées par des assureurs fortement capitalisés, par des fonds de pension et autres, qui avaient été les principaux fournisseurs des garanties de défaut de crédit. Tous furent en mesure d'absorber le choc. Il n'y eut donc pas de répétition des défauts en cascade des précédentes époques. » (22)

Quant au FMI en 2007, il déclare à propos de la santé des États-Unis et notamment des CDS appelés " les nouveaux marchés de transfert des risques » : " Bien qu'il n'y ait pas de place pour la complaisance, il semble que l'innovation ait épaulé la solidité du système financier. Les nouveaux marchés de transfert des risques ont favorisé la dispersion du risque de crédit, d'un noyau où l'aléa moral est concentré, vers la périphérie où la discipline de marché est le principal frein à la prise de risques. (…) Si l'alternance des périodes d'euphorie et de panique n'ont pas disparu — les phases d'expansion-récession du crédit hypothécaire à risque en étant la dernière illustration — les marchés ont montré leur capacité à s'autoréguler » (FMI, Rapport pour les consultations de 2007 au titre de l'article 4 avec les États-Unis) (23).

Visiblement, certaines banques réputées sérieuses n'ont pas renoncé à se couvrir contre les risques de défaut de paiement par des CDS. C'est ainsi que la Deutsche Bank a annoncé fin juillet 2011 qu'elle avait réduit de 88 % son exposition face à la dette italienne. Le principal prêteur allemand aurait fait passer son exposition en Italie de 8 milliards d'euros à 997 millions d'euros. Selon le Financial Times, la Deutsche Bank arrive à ce résultat non pas en ayant vendu des titres italiens pour plus de 7 milliards, mais par un jeu d'écriture dans ses livres de compte en achetant des CDS pour se couvrir contre une possibilité de défaut de paiement de la part de l'Italie (24).

A un autre niveau, les hedge funds qui sont particulièrement actifs sur le marché OTC des CDS sont inquiets de la perspective d'une décote de la dette grecque. Ils se demandent s'ils resteront suffisamment crédibles pour continuer à vendre des CDS alors qu'ils n'indemniseront pas les détenteurs de CDS sur la dette grecque (25).

* Éric Toussaint, président du Comité pour l'annulation de la dette du Tiers monde (CADTM), membre de la Commission présidentielle d'audit intégral de la dette (CAIC) de l'Équateur et du Conseil scientifique d'ATTAC France, est militant de la Ligue communiste révolutionnaire (section belge de la IVe Internationale) et du Comité International de la IVe Internationale. Il a récemment dirigé avec Damien Millet le livre collectif La Dette ou la Vie (Aden-CADTM, 2011) et a participé au livre d'ATTAC : Le piège de la dette publique. Comment s'en sortir (édition Les liens qui libèrent, Paris, 2011). Cet article a été publié par le site web du CADTM.

notes
22. Alan Greenspan, Le temps des turbulences, Éditions Jean-Claude Lattès, 2007, p. 477.

23. Voir à propos des erreurs de jugements du FMI à propos des États-Unis, de l'Irlande : François Sana " Zéro de conduite pour le FMI » http://www.cadtm.org/Zero-de-conduite-pour-le-FMI

24. Financial Times, " Deutsche hedges Italian risk », 27 July 2011, p. 13.