Longtemps soumis au plus grand secret, le sort de l'assassin de Trotsky, Ramon Mercader, après sa libération des prisons mexicaines, est moins connu. Arrivé à Moscou en 1960, il s'est trouvé quelque peu dépaysé — c'est qu'au Kremlin il y avait eu un changement d'équipe et que les successeurs de Staline ne tenaient plus à revendiquer une succession honteuse. S'il n'est pas devenu dissident — il fallait sans doute une autre envergure pour cela — l'assassin de Trotsky y a survécu, à en croire ses familiers, dans l'isolement et sans reconnaissance de la part de ceux qui, sans son acte, n'auraient peut-être pas régné au Kremlin. Témoignage saisissant sur le désarroi d'un de ceux qui, confondant allégrement communisme et stalinisme, se sont dépensés corps et âme pour la cause de ce dernier. Et qui, chiens fidèles, furent néanmoins maltraités par leurs maîtres.
L'article, dont nous reproduisons ci-dessous de larges extraits, est paru dans le quotidien des syndicats soviétiques <i>Troud</i>, en 1990. Une série d'affirmations reproduites dans cet article témoigne de l'ignorance des auteurs, qui continuent à professer les falsifications staliniennes de l'Histoire : ainsi les journées de mai 1937 à Barcelone n'étaient pas une tentative de prise du pouvoir par les anarchistes et les trotskystes mais bien un coup de force stalinien. Nous ne savons pas par ailleurs si les affirmations de ses familiers correspondent bien aux sentiments véritables de Ramon Mercader. Mais il est clair que la machine stalinienne à broyer ceux qui s'étaient engagés pour l'idéal communiste n'épargna même pas ses serviles bourreaux. [J. M.]
Dans les chaudes journées de l'année précédant la guerre, assez peu de gens, à coup sûr, prêtèrent attention à un petit entrefilet de l'agence TASS dans la Pravda du 24 août. Cependant il y a tout lieu d'affirmer qu'il a été lu avec un intérêt tout particulier dans au moins trois places moscovites : au Kremlin, dans le cabinet de Staline ; à la Loubianka, dans celui de Béria ; et dans le modeste appartement où vivait l'une des nombreuses familles espagnoles ayant émigré en URSS après la chute de la République en 1939. La nouvelle était brève : dans un hôpital du Mexique avait succombé Trotski à la suite d'une fracture du crâne, suite à l'agression effectuée par un de ses proches.
Pour Joseph Vissarionovitch et son sinistre acolyte ce n'était, bien entendu, pas une nouvelle : quatre jours plus tôt, dans le cabinet de Staline, un Béria en liesse annonçait au "père des peuples" que l'une des plus importantes "tâches du Parti et de l'État" avait été accomplie : les "organes" avaient mené à bien l'opération qui leur avait été confiée personnellement par le Guide. Le chef du NKVD avait été tenu au courant par deux sources concomitantes : le rapport de ses agents au Mexique et les informations des agences télégraphiques internationales qui, en ce jour du 20 août 1940, avaient annoncé : dans la deuxième moitié de la journée, dans sa résidence de Coyoacan à Mexico, a été tué le représentant de la vieille garde léniniste, le fondateur de l'Armée Rouge et de la IVe Internationale, Lev Davidovitch Trotski. L'assassin fait partie de son entourage proche et se nomme Jacques Mornard.
Par ailleurs, il avait un deuxième nom, Frank Jacson, et un troisième — le vrai — Jaime Ramon Mercader del Rio.
Dans la Pravda on ne donnait pas le nom du tueur. Dans l'appartement moscovite où vivait la famille espagnole, le jeune Luis Mercader, âgé de 17 ans, ayant reposé le journal, regarda avec angoisse la fiancée de son frère, Léna Imbert, collaboratrice du NKVD. Celle-ci ne put se retenir et murmura : " Je sais précisément. Ramon est impliqué dans cette affaire… ».
Cela se passait il y a tout juste un demi-siècle. Aujourd'hui Luis Mercader, frère de l'assassin de Trotski, a 67 ans. C'est un retraité soviétique, enseignant à l'Université de Madrid et habitant le bourg d'Aloutché près de Madrid, dans un appartement qui rappelle un appartement moscovite : paysages russes sur les murs ; derrière les vitres des armoires, des couvertures de livres russes, des matriochkas, des poupées ukrainiennes. Ici on parle également russe : Luis Mercader a passé 40 années de sa vie en Union Soviétique. Le reste — en Espagne et en France. Et pendant tout ce temps il n'a dit à personne un mot au sujet de son frère. Maintenant, 50 ans après le meurtre, Luis a décidé de parler. Il a accordé au correspondant de Troud à Madrid sa première interview dans la presse soviétique.
Il est évidemment nécessaire d'ajouter d'emblée : la rupture de son vœu de silence n'a pas été une décision subjective de Luis Mercader et pas plus le résultat de l'insistance du correspondant. C'est l'arrivée en URSS de la "glasnost" et de la "perestroïka" qui l'a rendue possible en chassant la peur de notre vie et en réalisant aujourd'hui ce qui hier était impensable. La disparition de la dirigeante des communistes espagnoles Dolorès Ibarruri, qui avait participé de près aux évènements de cette époque, a également facilité le temps de la "glasnost" et permis d'éclairer une des pages les plus sombres de l'histoire soviétique et espagnole. (…)
Troud. Quel homme était votre frère ? Que vous rappellez-vous de lui dans votre enfance, votre jeunesse ?
Luis Mercader : Mon frère avait 10 ans de plus que moi et dans l'enfance c'était mon ami le plus proche et mon défenseur ; il m'emmenait souvent sur le cadre de son vélo. En Catalogne, on le considérait comme le leader des Jeunesses Communistes de la région. Je me souviens que tous faisaient l'éloge de Ramon, le considérant comme très cultivé — il parlait couramment anglais et français, était toujours entouré de beaucoup de belles jeunes filles. Tous étaient persuadés qu'il avait un grand avenir, qu'il serait connu…
Troud.Vous avez rappelé son instruction. Où donc Ramon a-t-il étudié, qu'a-t-il terminé ?
Luis Mercader : A cette question il est difficile de répondre. C'est une de ces énigmes que je n'ai pu encore élucider. J'ai rencontré au moins une centaine de personnes qui l'ont connu mais ils n'ont pu m'éclairer. Par exemple d'où lui vient sa connaissance de l'anglais ? Il y a bien des chances pour que, vivant avec sa mère en France de 1937 à 1939, et se doutant plus ou moins de ce vers quoi on le préparait, il ait appris en secret l'anglais. Finalement il apparut aux USA sous le nom de Frank Jacson, se rapprochant du Mexique où à cette époque se trouvait Trotski.
Troud. Et après la France, est-ce que Ramon n'a pas étudié à Moscou à l'école du KGB ?
Luis Mercader : Non, il n'a suivi aucune école du KGB en tant que telle. De plus, je sais précisément que jusqu'en 1960 il ne s'est pas rendu une seule fois en Union Soviétique. Et ensuite, quand il eut fait son temps de 20 ans de prison, et se rendit en URSS, je me rappelle parfaitement qu'il ne connaissait pas du tout Moscou et ne savait pas le russe.
Troud. Et d'où vient le bruit qu'après sa libération il s'est installé et a vécu en Tchécoslovaquie ?
Luis Mercader : En vérité on a ressorti des extraits de notre correspondance avec Ramon dans les dernières années de son séjour dans la prison mexicaine. De par mon expérience personnelle je savais qu'il lui serait difficile de vivre en Union Soviétique, qu'il ne pourrait s'y habituer et par tous les moyens j'essayais de le convaincre d'aller dans "le plus européen" des pays socialistes : la Tchécoslovaquie. Et également peut-être les bruits sont-ils nés de ce que, à sa sortie de prison, deux diplomates tchèques le rencontrèrent et le firent passer en avion à Cuba où il séjourna quelques jours invité par Fidel Castro… Ramon n'a jamais été en Tchécoslovaquie.
Troud. Mais revenons à la jeunesse de Ramon. Comment a-t-on réussi, malgré son jeune âge, à lui inoculer une telle haine du trotskisme et de Trotski jusqu'à le pousser au meurtre ?
Luis Mercader : C'est très simple. A ce moment en Espagne, et particulièrement en Catalogne, les communistes haïssaient férocement les trotskistes et les anarchistes. Le 1er mai 1937, ils avaient provoqué un soulèvement à Barcelone. Vous comprenez ? C'est la guerre, des victimes tombent sur le front, et eux essaient de prendre le pouvoir en Catalogne. La bataille dura trois jours, avec la participation de tanks, de canons, de mortiers. Des deux côtés ont péri alors plus de mille hommes.
Après le soulèvement de Barcelone, on s'est comporté avec les trotskistes et les anarchistes comme avec les fascistes, une véritable chasse a été déclenchée et on les massacrait sur place. A un jeune communiste convaincu comme l'était mon frère, il n'était pas difficile de présenter le leader des trotskistes comme l'ennemi juré de la classe ouvrière et de la République espagnole.
On peut entendre maintenant une autre version : Ramon se serait décidé à l'assassinat par crainte du NKVD — puisque dans son dos le suivait de façon insistante le collaborateur du NKVD et responsable direct du groupe, L. Kotov. A ce qu'ils disent, la peur aurait poussé Ramon Mercader à tuer Trotski. Je pense qu'il s'agit là de suppositions tardives.
Troud. Ainsi, vingt longues années vous séparèrent. Et enfin vous vous retrouvez …
Luis Mercader : Nous nous sommes retrouvés avec Ramon en 1960. Malgré tous mes arguments, mon frère décida qu'il ne pouvait vivre qu'en Union Soviétique. Il se rendit en bateau de Cuba à Riga puis arriva à Moscou. Son voyage fut tenu rigoureusement secret. Personne ne connaissait le visage de Ramon…
Dois-je préciser comme j'étais ému avant la rencontre. En dépit d'une si longue séparation j'ai immédiatement reconnu mon frère aîné bien-aimé dans cet homme vieilli, grisonnant, un peu corpulent. Il m'a même semblé qu'il était aussi beau et aussi élégant qu'auparavant. J'ai immédiatement remarqué que Ramon demeurait terriblement silencieux.
Il se rendit à Moscou, mais pas seul, avec sa famille. Je vous dirai tout à l'heure dans quelles circonstances il fit la connaissance de sa femme.
En 1961, sans beaucoup de bruit, on lui décerna le titre de Héros de l'Union Soviétique et on lui attribua un appartement à Sokol. En outre, on lui donna une pension de 400 roubles et l'autorisation d'occuper une datcha de vacances à Malahovska. C'est tout. On l'oublia. Commença alors une vie difficile à Moscou…
Rapidement, ma crainte qu'il serait très dur pour Ramon de s'habituer à vivre ici se vérifia. Vous le savez, la vie en Union Soviétique a toujours été singulière et difficile, particulièrement pour les étrangers. Alors, représentez-vous cet homme, un héros, poireautant avec un filet dans la queue pour les pommes de terre, comprimé dans un trolleybus glacial bondé. En outre, ni Ramon, ni sa femme Rachel Mendosa, une Indienne du Mexique, ne parlaient un mot de russe. Le soir, oubliés de tous, ils restaient assis chez eux, emmitouflés dans un plaid. Tout les accablait : les queues interminables, la pénurie permanente, les difficultés de la langue. Je voyais que de façon insupportable de sombres pensées l'accablaient…
Voyant comme Ramon et sa famille vivaient difficilement à Moscou j'essayais de le convaincre de partir pour Cuba : " Là-bas il fait chaud, on parle espagnol, vous serez mieux. Ici, pour vous, c'est une autre planète ».
Pendant longtemps Ramon refusa. A la fin il changea d'avis et écrivit une lettre à Fidel Castro. Celui-ci répondit sans tarder : viens ! Cependant ce fut impossible — les "organes" ne laissèrent pas mon frère se rendre à Cuba. C'est seulement en janvier 1974 qu'ils laissèrent partir sa femme et ses enfants. Quant à Ramon, il dut attendre à Moscou jusqu'en mai 1974. C'était comme une détention, mais en URSS, c'est-à-dire dans le pays pour lequel il avait tout sacrifié. De jour en jour mon frère s'assombrissait…
Un jour je me rendis chez lui à Sokol. Je frappais. Ramon n'ouvrit pas. A la fin, j'entrai : mon frère tenait à peine sur ses jambes — il était maigre, blême, ébouriffé. Les médecins diagnostiquèrent la rupture d'une artère pulmonaire, un poumon était gorgé de sang, il ne pouvait presque plus respirer. A l'évidence c'était en rapport avec les coups reçus lors des interrogatoires de 1940. Nous autres, ses parents, nous sommes alors mis à bombarder le KGB de lettres et de télégrammes : c'est inhumain de retenir de force Ramon dans un tel état, seul, malade. Ce fut en vain. Même Fidel ne put l'aider. C'est seulement au bout de 90 jours que Y. Andropov, à cette époque président du KGB, eut enfin pitié de Ramon et le laissa partir à Cuba.
Nos adieux furent brefs et pénibles — comme si je sentais que nous nous voyions pour la dernière fois. Fidel Castro offrit à mon frère une villa située sur une île. Elle avait appartenu à quelque ancien riche et était entourée d'un jardin avec bananiers et pêchers. Ramon était l'hôte personnel et couvé de Fidel. Il reprit goût à la vie et se remit si bien qu'il put même retravailler — conseiller au ministère des affaires intérieures.
Comme "spécialiste" enfermé pendant 20 ans, il s'efforça d'améliorer la vie des prisonniers du lieu. Ce problème l'a toujours inquiété. Je me rappelle qu'au début des années 1960 fut publié un nouveau Code pénal de l'URSS. J'allais justement voir Ramon et le trouvai en fureur. Avec le numéro de la Pravda à la main il était littéralement fou de rage : "Qu'est-ce que c'est que ça ! — cria-t-il — J'ai passé 20 ans en cellule et ne puis m'imaginer comment on a pu élaborer un Code pénal aussi dur, aussi inhumain, simplement moyenâgeux. Comment ne pas avoir honte que ce soit publié dans la Pravda pour le monde entier ! Ils auraient mieux fait de cacher leur invention !…"
Troud.Vivant à Moscou, vous avez passé beaucoup de temps avec votre frère. Il vous a certainement parlé de sa vie en prison et en particulier y eut-il du côté soviétique des tentatives pour le faire libérer ? Savez-vous quelque chose la-dessus ?
Luis Mercader : A ce que je sais, Moscou n'a pas abandonné Ramon à son sort. D'après mes informations, on a dépensé pour lui environ 5 millions de dollars : on a pris le meilleur avocat, on a créé au Mexique toute une organisation pour aider Ramon. On a engagé une femme qui pendant toutes ses années d'incarcération préparait chez elle le déjeuner et le lui apportait dans sa cellule. D'ailleurs, Ramon épousa en prison la fille de cette femme, une Indienne. Il disposait d'une bibliothèque, d'une radio, des journaux du jour. Il lisait passionnément et grâce à ses années de prison, il était devenu un véritable encyclopédiste…
Troud. Autant que je le sache, votre mère, Caridad Mercader, a joué un rôle considérable dans le tragique destin de votre frère. Est-ce vrai ?
Luis Mercader : Oui, c'est bien vrai. C'est elle qui a entraîné Ramon dans le groupe que dirigeait, comme je l'ai déjà dit, le général du NKVD Leonid Kotov. C'est elle qui attendait dans la voiture devant la maison de Trotski pour emmener Ramon après le meurtre, d'après un itinéraire préalablement établi, en Californie, puis de là en bateau à Vladivostok et par le Transsibérien à Moscou. Ce trajet elle dut le faire sans son fils, avec le général Kotov…
Pendant les années où mon frère était emprisonné, ma mère écrivit sans fin à Staline et à Béria en leur demandant d'organiser l'évasion de son fils. Ramon a raconté par la suite que dans les années 1944-1945 fut soit-disant mis au point un plan pour le faire évader mais qu'en raison du comportement imprudent et incontrôlé de notre mère il échoua. Ramon n'a jamais pu lui pardonner que par sa faute il dut passer encore 15 ans en prison…
En avril ou en mai 1941 ma mère Caridad fut invitée au Kremlin, elle m'emmena avec elle. Mikhail Kalinine lui remit l'Ordre de Lénine [quel comble de cynisme !] pour sa participation à l'opération ayant abouti à l'assassinat de L. Trotski. Béria, pour sa part, lui envoya un cadeau — une caisse avec des bouteilles de vin géorgien "Naparéouli" datant de 1907. Sur l'étiquette des bouteilles il y avait l'aigle tsariste à deux têtes…
On laissa ma mère quitter l'Union Soviétique alors que c'était encore la guerre, en 1944. Depuis lors elle est restée en France et n'est venue chez nous que pour visiter ses enfants et petits-enfants. C'était une femme avec un caractère difficile et un psychisme instable. Avec cela, elle était belle et plaisait aux hommes. S'étant plongé dans la politique elle laissa tôt tomber son mari. A la fin de sa vie, Ramon m'avoua qu'elle se droguait. En général il faut remarquer que Ramon se rappelait avec tendresse de son père inoffensif n'ayant jamais trempé dans la politique alors qu'il jugeait sévèrement sa mère, je dirais même avec rudesse.
Les rares visites de notre mère en Union Soviétique entraînèrent chez elle une répulsion : elle était littéralement effrayée par le mode de vie régnant, par les usages locaux. Cela ne fait que confirmer mes conclusions personnelles sur la dualité de la conscience de beaucoup de communistes qui pensent une chose, en disent une deuxième et agissent d'une troisième façon. Prenez ma mère — il semblerait qu'elle soit une fervente communiste — elle est morte à Paris à 82 ans, sous le portrait de Staline. De son vivant, retourner en Union Soviétique ? Jamais elle n'a eu une telle pensée !
A chacun de ses séjours nous nous échinions littéralement pour seulement lui démontrer que la vie ici n'était pas aussi mauvaise qu'il le lui semblait. Elle aurait voulu qu'on lui procure les conditions auxquelles elle était habituée à Paris. On va au restaurant pour déjeuner — scandale : voyez-vous, elle ne peut attendre 30 minutes que l'on desserve. Or en URSS, c'est la règle : on vient, on attend. Ou encore, je me souviens, nous l'avions invitée à Gagra, nous avions loué une chambre. Ca ne lui a pas plu. On a réclamé un hôtel. Avec beaucoup de difficultés nous l'avons installée à l'hôtel "Gagripch". Nouveau scandale : elle ne pouvait comprendre que dans le meilleur hôtel de la ville pour tout l'étage il n'y avait qu'une toilette ! Avant de mourir elle déclara : " J'ai quand même fait quelque chose pour détruire le capitalisme et regardez comment on construit le socialisme — je n'y comprends rien… »
Troud. Ramon avait-il assimilé cette dualité ?
Luis Mercader : Vous savez, c'était un communiste fanatique, mais dans les dernières années, à mon avis, il s'est mis à réfléchir. Par exemple, quand il est arrivé en Union Soviétique dans les années 1960, il savait qu'on avait "enlevé" beaucoup de collaborateurs actifs du NKVD des années précédentes. En premier lieu il demanda : où est Leonid Kotov ? Puisque Kotov était le deuxième personnage du NKVD en Espagne. Quant au général Orlov il était son chef à Madrid. A la fin de la guerre d'Espagne, sentant que la guillotine de la terreur stalinienne commençait à couper les têtes y compris dans les rangs du NKVD, Orlov s'enfuit d'Espagne aux USA. De là il écrivit une lettre à Trotski pour le prévenir de l'attentat en préparation. Mais celui-ci ne le crut pas, pensant qu'il s'agissait d'une provocation ordinaire des organes. Kotov, après " l'opération mexicaine », c'est-à-dire l'assassinat de Trotski, rentra à Moscou et fut décoré.
Mais quand Ramon arriva, Kotov était déjà emprisonné, en plus, pour la deuxième fois. La première fois il avait rejoint les camps staliniens en 1951. Staline avait un solide principe : si tu en sais trop, tu dois disparaître. Et Kotov en savait pas mal. En plus il était juif et Staline développait justement la campagne antisémite à l'ordre du jour. Le véritable nom de L. Kotov était Naoum Eitingon. D'ailleurs ça ne m'étonnerait pas que ce ne soit pas non plus son vrai nom. Staline emprisonna Kotov mais il n'eut pas le temps de le faire fusiller, car il mourut en 1953.
Peu de temps après, Béria libéra son collaborateur. Mais déjà en 1960 Khrouchtchev fit arrêter L. Kotov comme collaborateur de Béria. Observant tout ce "carrousel" Ramon ne put ne pas en tirer des conclusions. Mais il s'efforça de bonne foi d'étouffer en lui chaque doute. D'ailleurs nous menions parfois avec lui des conversations "séditieuses" Par exemple je me suis moqué de mon frère — Héros de l'Union Soviétique — lorsque ce titre fut accordé à… Nasser. " Alors, Ramon — lui dis-je — à qui t'a-t-on assimilé !… » (Nous savions que dans le bureau de Nasser était suspendu un portrait de Hitler…). (…) Et Ramon est mort d'une manière affreuse, un cancer des os s'était développé chez lui. Il mourut dans les tourments le 10 octobre 1978 à Cuba.
Troud. Je sais d'une manière certaine qu'il existe des témoins affirmant que peu avant de mourir votre frère a dit : " On nous a cruellement trompés… ». Est-ce que cela signifie qu'il avait compris que sa victime était innocente ?
Luis Mercader : Je ne le sais pas. En outre sa dernière volonté était d'être enterré à Moscou. Je n'ai pas assisté aux funérailles mais ma femme Galina y était. ■
Récit de Galina Mercader
Tout était très triste, sombre. On a apporté l'urne depuis l'aérodrome, une petite caisse. On l'a posée près d'une fosse récemment creusée. En dehors de l'épouse de Ramon et de ses enfants, il n'y avait aucune figure connue, tous étaient des inconnus en imperméables et en manteau. Les discours furent tous unanimement impersonnels : et oui, ce héros espagnol a offert sa vie pour le superbe présent et le futur radieux de notre patrie, pour le communisme. Les limousines noires attendaient, l'entrée du cimetière était bloquée. L'urne fut descendue et recouverte d'une dalle de pierre grise. On joua l'hymne soviétique. La garde d'honneur tira une salve. C'est tout. Je me suis mise à pleurer quand j'ai vu que sur la dalle on fixait une tablette de fer avec un nom de famille inventé " Lopes Ramon Ivanovitch »…
Pendant les dix années suivantes nous nous sommes rendus ici pour prendre soin de cette malheureuse tombe, y placer des fleurs. Parfois les visiteurs du cimetière la piétinaient tellement qu'il devenait difficile de discerner où Ramon était enterré. Je téléphonais régulièrement au KGB : " Installez au moins un quelconque monument ». Mais en réponse, seulement des prétextes : tantôt il n'y avait pas de marbre, tantôt pas d'argent… Un jour je n'ai pu me retenir et je leur ai dit : vos généraux ont droit à de véritables palais en pierre mais pour un héros qui n'a pas ménagé sa vie vous n'avez même pas une tombe ordinaire à offrir. (…) Qu'ajouter ? Même aujourd'hui au cimetière de Kuntsévo où est enterré Ramon Mercader, qui avait offert sur l'autel du communisme son innocente victime, il n'y a pas de monument. Ses cendres reposent sous une plaque de granit rouge placée ici seulement en 1987. Elle comporte encore le faux nom : " Lopes Ramon Ivanovitch, Héros de l'Union Soviétique ». Cette inscription en lettres d'or a été gravée par le KGB et figure sur la plaque d'honneur de l'entrée. Mais il y a encore une énigme concernant Ramon Mercader : dans le livre Les Héros de l'Union Soviétique il ne figure sous aucun nom. Il est tout simplement absent. Il ne figure pas dans les listes des officiers de l'armée républicaine espagnole où il avait le grade de commandant. Il n'y a même pas d'inscription dans l'église où on l'a baptisé. Officiellement tout a été fait pour qu'un tel homme n'ait jamais existé… ■
Je pose encore une question à Luis Mercader qui est assis devant moi :
Troud. Que pensez-vous du secret qui persiste même après la mort de votre frère ?
Luis Mercader : Je dirais que c'est injuste et qu'il est temps de défendre Ramon. Actuellement paraissent des publications, notamment en URSS, erronées quant à la mémoire de mon frère — un homme qui s'était donné tout entier pour votre pays, pour des idées auxquelles il croyait et pour lesquelles il a vécu. Il est temps de lui rendre son nom, il est temps de dire enfin toute la vérité…
Troud. Mais il n'est pas exclu qu'à l'époque de la complète "glasnost" les choses soient appelées par leur nom : par exemple que Jaime Ramon Mercader del Rio a accompli un crime — un assassinat politique. Et que ça ne mérite pas le titre de Héros de l'Union Soviétique …
Luis Mercader : Mon frère Ramon Mercader a reçu une mission. Et il l'a remplie. (…) Mon Dieu, quel destin rare et tragique : être rayé de la liste des homme ayant vécu sur cette terre pécheresse… ■
* Cet article de A. Polonoski, correspondant de Troud à Madrid, est paru en deux parties dans le quotidien des syndicats soviétiques Troud les 14 et 15 août 1990, sous le titre " Une victime innocente ? Le frère de Ramon Mercader, assassin de Trotski, prend la parole pour la première fois après un long silence ».