Joan W. Scott, <i>Théorie critique de l'histoire — Identités, expériences, politiques</i>, Éditions Fayard, Paris 2009, 177 pages, 17 euros
Dans la première partie " L'Histoire comme critique », l'auteure souligne la réticence à la théorie : " Tout se passe comme si les exigences de la discipline évacuaient les effets potentiellement perturbateurs de la théorie, rendant l'historienne ou l'historien aveugle au travail critique que celle-ci l'invite à effectuer ».
Pour Joan W. Scott, la critique permet de montrer les points aveugles des systèmes théoriques, d'ouvrir la porte à une pensée différente, d'historiciser les normes. Elle lie l'éthique de la critique à l'idée d'une histoire indéterminée et travaille sur les contradictions et les discontinuités. Elle dénonce particulièrement les significations transhistoriques. La critique doit " nous mettre dans une situation inconfortable. »
A propos de l'histoire des femmes, elle conclut qu'il ne faut pas " se contenter de restaurer la visibilité des femmes mais traiter la catégorie "femmes" elle-même comme un objet d'étude historique. »
Le second chapitre discute de " L'évidence de l'expérience » pour en faire ressortir les limites. " Des questions sur le caractère construit de l'expérience, sur la manière dont, pour commencer, les sujets sont constitués comme différents, sur la façon dont la vision de chacun et chacune est structurée... sont laissées de côté. » Ici encore Joan W. Scott insiste sur la nécessité d'historiciser l'expérience. Toute acceptation de l'expérience comme évidence, est une simplification qui entraîne un gommage des contradictions, rend lisse ce qui ne peut être que complexe, " affaiblit la portée critique des histoires de la différence en les naturalisant ».
Il n'y a pas une expérience liée au " statut » du travailleur, du paysan, de la femme, du noir ou de l'homosexuel. " Chaque catégorie considérée comme fixe contribue à consolider le processus idéologique de la construction du sujet, rendant le processus moins transparent plutôt que le contraire, en le naturalisant au lieu de l'analyser. »
Le titre du dernier chapitre " Écho fantasme : L'Histoire et la construction de l'identité » vient d'une erreur commise par un étudiant (je laisse la lectrice ou le lecteur en découvrir les raisons ainsi que ce qu'en développe l'auteure). Il s'agit ici de rétrospection, de répétitions : " Les identités rétrospectives sont, après tout, des répétitions imaginaires en même temps que la répétition de ressemblances imaginées. » S'appuyant sur la psychanalyse, l'auteure énonce la double structure du fantasme " qui à la fois reproduit et masque le conflit, l'antagonisme, la contradiction. »
Joan W. Scott interroge les figures/fantasmes de l'oratrice (par exemple Olympe de Gouges (1)) et de la mère dans les références du féminisme. Pour elle, l'écho fantasme " présume simplement que, là où se manifestent les signes d'une identité persistante et inchangée, il y a une histoire à explorer ».
Pour finir l'évocation de cette belle invitation à penser théoriquement et politiquement l'histoire, j'extrais deux citations, la première de Slavoj Zizek (cité par l'auteure), la deuxième de Joan W. Scott. Puissent ces extraits donner envie d'y aller voir de plus près, avec désir et inquiétude.
" Les vraies ruptures historiques sont certainement bien plus radicales que de simples redéploiements narratifs, puisque c'est toute la constellation de l'émergence et de la perte qui change avec elles. En d'autres mots, une véritable rupture ne désigne pas seulement une perte régressive (ou gain progressif) de quelque chose, mais un déplacement dans la grille de lecture qui nous permet de mesurer les pertes et les gains. »
" L'objet de l'écriture critique de l'Histoire n'est autre que le présent, bien que les matériaux utilisés proviennent des archives du passé ; son but n'est ni de justifier, ni de discréditer, mais d'éclairer les points aveugles qui permettent aux systèmes sociaux de rester intacts et rendent si difficile la perception de ce qu'il faut faire pour qu'ils changent. » ■