Celui de 1953 devait être le dernier car il fut l'occasion pour la police de provoquer un véritable massacre de travailleurs algériens. Qui se souvient aujourd'hui des sept morts, dont six Algériens ? La presse, passés les premiers jours, est demeurée muette sur l'évènement et la plupart des auteurs qui écrivent sur cette période n'en soufflent mot.
On doit donc saluer chaleureusement la sortie du livre de Maurice Rajsfus " 1953, un 14 juillet sanglant ». L'auteur ne se contente pas de présenter son point de vue en racontant ce qui s'est passé : il donne la parole à des témoins et publie des extraits des journaux de l'époque, présentant chacun leur version des faits. On a également droit à de larges extraits de la " bataille parlementaire » à la Chambre des députés et des " justifications » du ministre de l'Intérieur, Léon Martinaud-Deplat.
Indiscutablement, comme l'affirme un des témoins interrogés, " on peut dire que, ce 14 juillet 1953, ont été tirés les premiers coups de feu de la guerre d'Algérie ». Que s'est-il donc passé ?
Si l'on tient compte de tous les témoignages honnêtes et des récits des journalistes ne se limitant pas aux affirmations de la Préfecture de police, le déroulement des faits est à peu près le suivant : c'est en fin de défilé qu'arrive le cortège de plusieurs milliers d'Algériens. Ils viennent de la rue du Faubourg Saint Antoine et se dirigent vers la place de la Nation où se trouve la tribune des " officiels » (les dirigeants du PCF et de la CGT). Les manifestants sont bien organisés, encadrés par un service d'ordre avec brassard vert du MTLD (Mouvement nationaliste dont le chef, Messali Hadj, vient d'être incarcéré). Ils scandent divers mots d'ordre et notamment la libération de Messali. Ce que réclame également leurs pancartes, en même temps que la fin de la répression colonialiste et l'indépendance de l'Algérie. C'en est trop pour la police. Alors que le cortège s'apprête à se disloquer un groupe de flics se précipite pour arracher les pancartes et banderolles subversives ainsi que les drapeaux algériens. Les agressés vont réagir violemment en se saisissant de tout ce qui leur tombe sous la main pour se défendre puis contre-attaquer (les barrières en bois disposées le long des trottoirs, les hampes des drapeaux, les manches des pancartes). Désarçonnés par la détermination des Algériens, les policiers vont alors délibérément tirer sur eux à bout portant et sans sommation. Six Algériens et un Français, communiste et trésorier du syndicat des métaux du 18e arrondissement, trouvèrent la mort. Il y eut de nombreux blessés.
Il se trouve que, jeune étudiant en médecine membre du PCF, je me trouvais avec ma femme place de la Nation quand les coups de feu ont retenti. Après nous être allongés sur le sol nous avons vu un Algérien ensanglanté non loin de nous. Nous nous sommes précipités et avons pu le pousser dans un taxi. Il saignait d'une plaie du cou que nous avons comprimée jusqu'à l'arrivée à l'hôpital St Louis. Nous n'avons pas su s'il figurait parmi les 4 morts répertoriés dans cet hôpital.
Maurice Rajsfus met bien en évidence deux aspects souvent ignorés de ces évènements. Tout d'abord, les mots d'ordre nationalistes subversifs qui avaient motivé l'intervention de la police ne sont jamais mentionnés dans la presse communiste qui clame sa solidarité avec les travailleurs algériens. A l'époque le PCF était toujours sur la ligne thorézienne de la " nation en formation » unissant Arabes et Pieds-noirs dans le giron de la France républicaine. Ni le PCF, ni la CGT (sauf une seule fois, dans un communiqué où elle mentionne " l'indépendance ») ne parlent des mots d'ordre à l'origine de la violence policière. Quant à la solidarité clamée avec les Algériens, elle sera de courte durée. Au bout de quelques jours on ne parlera plus de ce qui s'est passé et le numéro d'août-septembre 1953 de la revue mensuelle du PCF, les Cahiers du communisme, n'y consacrera pas une seule ligne.
L'autre aspect que montre bien le livre est la persistance d'une " haine anti-Bougnoule » chez les flics. Il situe son apparition au début des années 1950, elle a trouvé son apogée avec le massacre du 17 octobre 1961 (plus de 200 morts à la suite d'une manifestation interdite) mais elle n'a pas disparu si elle revêt maintenant une teinte moins vive. L'auteur, qui a beaucoup écrit sur l'Occupation, montre de façon fort convaincante que l'institution policière n'est jamais mise en cause par le Pouvoir, qu'il s'agisse de sa collaboration éhontée avec les nazis (n'est-ce pas Maurice Papon ?) ou des assassinats auxquels elle s'est livrée par la suite. En ce qui concerne ce 14 juillet, les officiels proclamèrent que la police était en état de légitime défense et ce fut le mot de la fin.
Il est d'autant plus regrettable que les organisations ouvrières soient demeurées si longtemps muettes. On ne peut qu'approuver le fils de Maurice Lurot, le militant syndicaliste tué, lorqu'il écrit dans un courrier des lecteurs paru dans l'Humanité-Dimanche du 21 septembre 1995 : " chaque année, alors que chacun danse, c'est les larmes aux yeux que je cherche un mot qui réchauffe dans l'HD.Chaque année, mon père est de nouveau assassiné par les camarades, par leur oubli ».
Grâce à ce livre cela deviendra plus difficile...