Nous présentons ici le rapport oral introduisant la discussion sur la situation politique internationale, présenté au XVe Congrès mondial par François Ollivier, membre du Bureau politique de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, section française de la IVe Internationale), au nom du Comité exécutif international sortant. Ce rapport a été suivi de deux jours de discussion — avec des séances particulières centrées sur le bilan du stalinisme, sur la situation au Brésil après la victoire électorale du candidat du Parti des travailleurs, Luis Ignacio da Silva "Lula", et sur le mouvement de résistance à la mondialisation capitaliste — et a conduit à l'adoption à une très large majorité d'une résolution sur la situation internationale amendée à l'issue du débat.
1. Guerre, instabilité et nouvelles contradictions
Les classes dominantes ne parviennent pas à stabiliser un nouvel ordre mondial et le capitalisme mondialisé génère de nouvelles contradictions : la guerre contre l'Irak témoigne une fois de plus des désordres de la situation internationale.
1.1. L'offensive libérale et l'ouverture de nouveaux marchés dans les pays de l'Est n'ont pas débouché sur une nouvelle phase de croissance durable de l'économie capitaliste : il y a conjointement une crise de suraccumulation du capital — les capitaux ne sont pas rentabilisés — et une crise de surproduction dont témoignent les surcapacités de production et le nombre de faillites, qui en 2001-2002 a dépassé le total des faillites de ces vingt dernières années. Cela pèse sur les taux de profit. C'est l'explication fondamentale du retournement de conjoncture aux USA qui a précédé le Krach boursier des hautes technologies. Les phases de croissance sont limitées et les phases de récession aux États- Unis, ou de ralentissement économique en Europe, reviennent en force. Des pays comme l'Argentine ou l'Uruguay connaissent des crises d'effondrement. La phase actuelle du capitalisme augmente les inégalités, la misère et la pauvreté dans les pays capitalistes développés et sur le reste de la planète.
1.2. La mondialisation est une mondialisation armée. Depuis une dizaines d'années, l'impérialisme américain a mis en œuvre une série de guerres — chacune avec ses spécificités — qui ont comme objectif de consolider l'hégémonie américaine sur le monde. Cela renvoie aussi à des modifications au sein de l'appareil économique américain, où les groupes pétroliers ainsi que le complexe militaro-industriel ont acquis une place décisive, d'où la relance de la politique d'armement, l'explosion des budgets militaires et l'orientation agressive de l'impérialisme américain. L'objectif de ces interventions : la domination stratégique politico-militaire des USA sur le monde, y compris sur les autres puissances impérialistes et le contrôle des ressources — notamment du pétrole — de la planète. C'est dans ce cadre, qu'il faut saisir les spécificités du conflit israélo-palestinien. Mais l'élément qualitativement nouveau — en particulier, par rapport aux guerres du Golfe de 1991, à la guerre des Balkans et à celle d'Afghanistan, c'est la manifestation de nouvelles contradictions inter-impérialistes au sein même des classes dominantes aux USA et surtout entre une partie des bourgeoisies européennes et la puissance américaine. Si ces contradictions s'approfondissaient cela ouvrirait une nouvelle configuration de la politique internationale…
1.3. La conjonction de ces éléments (crise économique, faillites comme celle d'ENRON, restructuration des grands groupes financiers et industriels, crise boursière, effondrement de pays comme l'Argentine) a conduit à une crise politique et idéologique du libéralisme avec une remise en cause de certaines institutions comme le FMI. D'où une contre-offensive impérialiste pour maintenir les objectifs d'une politique libérale tout en recherchant des consensus avec les directions des mouvements sociaux ou des syndicats. C'est le sens de la politique des partisans du dialogue entre " Davos et Porto Alegre » (d'une " troisième voie » qui dépasserait l'antagonisme entre Davos et Porto Alegre), ou la recherche de consensus sur la question des retraites (comme actuellement en France). Cette contre-offensive traduit, malgré les contradictions internes, les marges de manœuvres politiques des classes dominantes et les capacités de fonctionnement et de reproduction du système.
2. Les tendances lourdes à l'œuvre et les résistances à la globalisation
2.1. Le milieu et la fin des années 1990 ont vu des modifications des rapports de forces entre les classes. Les contradictions internes de la mondialisation capitaliste ont aussi provoqué des réactions sociales et politiques d'une ampleur significative. Cela s'est traduit par des mobilisations sociales de secteurs du salariat : l'hiver 1995 en France, les grèves générales espagnole et italienne, les luttes et les résistances dans une série de pays d'Amérique latine (les journées de décembre 2001 en Argentine, les mobilisation contre les privatisations en Bolivie, la crise vénézuélienne, la victoire de "Lula"…). Les gigantesques manifestations du mouvement anti-guerre, notamment aux USA et en Angleterre, expriment aussi ce changement. Une des tâches de l'Internationale doit consister en un effort d'analyse et de synthèse de la dynamique de ces luttes, des nouveaux mouvements sociaux, de la place centrale de l'auto-organisation, du type de revendications sociales et politiques.
2.2. Le mouvement anti-globalisation est l'expression partielle de cette évolution des rapports de forces. Son extension et sa radicalisation, notamment dans la jeunesse — une radicalisation comme il n'y en avait pas eu depuis les années 1960/1970 — manifeste un potentiel de résistance qui constitue un point d'appui très important pour reconstruire et relancer un nouveau mouvement ouvrier…
2.3. Cependant ces modifications n'inversent pas les tendances lourdes à l'œuvre depuis plus d'une vingtaine d'années. L'offensive libérale se poursuit : flexibilité, précarité de la force du travail, segmentation accrue de la classe ouvrière, déréglementation, privatisations, politique fiscale ouvertement au service des plus riches, pression sur les salaires, baisse du pouvoir d'achat des classes populaires… Ces reculs sociaux, qui sont encore confirmés par la vague actuelle des faillites d'entreprises et de milliers de licenciements, nous rappellent l'état actuel des rapports de forces.
2.4. Au-delà de ces rapports de forces sociaux, il faut prendre aussi la mesure de l'ensemble des rapports capital-travail, des rapports inter-étatiques, bref de l'ensemble des rapports sociaux et politiques dominés par le système capitaliste mondial. Il faut noter le déploiement de l'offensive des classes dominantes dans la construction de l'Union européenne, comme dans celle de la Zone du libre échange des Amériques (ZLÉA-ALCA). Il ne faut pas oublier que le salariat est globalement sur la défensive. S'il y a des luttes partielles dans des pays géants — comme les USA, la Russie, la Chine — il y a une très faible représentation syndicale et très peu, voire pas du tout, de représentation politique du monde du travail. Dans d'autres contrées du monde arabe ou asiatique, la crise combinée du stalinisme, du nationalisme et du réformisme débouche sur le développement de courants islamistes qui, au-delà de l'analyse de tel ou tel courant, représente un recul de la conscience politique des masses de ces pays. Enfin, il faut souligner la discordance des rythmes entre mobilisation sociale et reconstruction d'une conscience de classe anticapitaliste. Ce qui domine aujourd'hui dans une série de pays, c'est encore la décomposition du mouvement ouvrier traditionnel, la désyndicalisation, la baisse des effectifs des partis de la gauche traditionnelle. L'ensemble du mouvement ouvrier, y compris les révolutionnaires, paie encore les effets des défaites du siècle dernier, en particulier des dégâts du stalinisme. La reconstruction d'une nouvelle perspective révolutionnaire prendra du temps…
3. Une nouvelle phase historique pour le mouvement ouvrier
3.1. Nous sommes aujourd'hui dans une situation transitoire entre la fin de toute une phase historique du mouvement ouvrier et l'émergence d'un nouveau cycle. Cette transition est marquée par la fin du stalinisme, la transformation social-libérale de la social-démocratie et l'émergence de nouvelles forces sociales et politiques. Ce processus n'en est qu'à son début.
3.2. Les raisons fondamentales de l'adhésion de la social-démocratie au social-libéralisme est la combinaison, d'une part de son intégration croissante dans les sommets de l'État et de l'appareil économique et financier capitaliste, et d'autre part de l'adaptation aux transformations néolibérales du capitalisme. L'explosion des privatisations, les déréglementations des rapports sociaux, la réduction de l'espace public, les politiques d'austérité salariale sapent les bases de politiques keynésiennes à l'échelle nationale ou, par exemple, dans un cadre européen. La participation à des expériences gouvernementales a accru ces transformations. Dans une série de pays, on assiste à un décrochage des classes populaires vis-à-vis de la gauche traditionnelle. Néanmoins ces transformations qualitatives ne constituent pas un processus achevé. Il faut une analyse concrète d'une situation concrète de chaque parti. Tous les liens à l'histoire et à la réalité du mouvement ouvrier ne sont pas gommés. Les partis socialistes ne peuvent être assimilés à des partis de droite.
3.3. Dans les pays marqués par la réalité de partis communistes de masse, la chute ou le déclin accéléré de ces partis est un fait politique majeur. La fin de l'URSS les a privé de toute fonctionnalité historique. A l'exception du Parti de la refondation communiste d'Italie (qui a marqué à cette étape la reconversion positive d'une série de secteurs du mouvement communiste d'Italie) la crise des PC n'a pas produit, plus de dix années après l'effondrement de l'URSS, des courants ou des organisations se situant sur une perspective unitaire démocratique et lutte de classes. Il y a soit des courants s'intégrant dans une alliance stratégique avec la social-démocratie — le Parti communiste français, le Parti communiste espagnol, le Parti du socialisme démocratique (allemand) — soit des courants crispés sur la nostalgie stalinienne ou néostalinienne qui rejettent les conceptions unitaires et démocratiques. Sans oublier, dans les pays de l'Est, la reconversion des secteurs dominants de la bureaucratie en classe capitaliste. Notre orientation, c'est de favoriser le dialogue et l'action commune pour faire émerger des courants qui dépassent cette double impasse, pour faire le choix d'une orientation unitaire démocratique et anticapitaliste.
3.4. Cette situation de crise pour les courants qui ont dominé le mouvement ouvrier international — la social-démocratie et le stalinisme — ne signifie pas la fin de tout réformisme, néo-réformisme radical ou nationalisme radical. Au contraire, on voit apparaître un néo-réformisme radical : c'est le cas dans une série de pays (par exemple le Brésil ou le Venezuela) et c'est aussi le cas au sein du mouvement anti-globalisation. Des milliers de militants s'engagent contre l'offensive libérale et font leur première expérience politique dans une situation marquée encore par les effets des défaites du siècle dernier, par les limites de l'auto activité des masses et la faiblesses d'une alternative anticapitaliste. Cela donne les bases pour le développements de ce néo-réformisme radical. Ce type de courants n'a pas les racines du réformisme traditionnel social-démocrate ou stalinien. Il exprime des phénomènes transitoires dans la réorganisation du mouvement ouvrier. Il y a une bataille pour opérer des clarifications et des différenciations et empêcher une cristallisation à droite, dans le cadre des institutions étatiques ou para étatiques.
4. Nos responsabilités, éléments d'orientation
4.1. Cette nouvelle situation dans le mouvement, cette transition historique, libère des espaces pour les courants ou organisations révolutionnaires ou radicales qui ont " tenu », en gardant une perspective de transformation radicale de la société et une orientation d'intégration dans le mouvement réel de la lutte de classes, bref non sectaire.. Pour les marxistes-révolutionnaires, cette transition historique exige des transformations politiques et culturelles de grande ampleur. Nous sommes nés et avons fonctionné des années comme une opposition de gauche au stalinisme. Cela nous a conduit souvent à intervenir par procuration : nous exigions des autres qu'ils réalisent l'unité ou qu'ils fassent ceci ou cela. Le stalinisme n'est plus là, la transformation social-libérale confère aux organisations révolutionnaires de nouvelles responsabilités, cette fois, directes. Nous devons non seulement construire nos organisations ou des partis anticapitalistes larges mais aussi reconstruire les syndicats, les associations, bref, participer pleinement à la réorganisation du mouvement populaire. Il ne s'agit pas de " cultiver sa silhouette particulière » comme Marx l'indiquait à propos des sectaires, mais il convient que chaque courant ne défende pas " son trotskisme » ou " sa seule identité » mais défende un programme qui montre que les révolutionnaires n'ont pas " d'intérêts distincts de leur classe ».
4.2. Cela suppose de redéployer une démarche programmatique transitoire : partir des revendications et des luttes immédiates mais intégrer — fait nouveau de la période — une série de questions stratégiques et programmatiques qui déterminent les grandes lignes d'un programme d'urgence démocratique et social anticapitaliste. Une des manifestations de ce renouveau des débats stratégiques et programmatiques, s'exprime dans les débats du mouvements anti-globalisation (" Un autre monde est-il possible ? Nous devons maintenant dire lequel »). Repère stratégique, dans le sens où si nous ne pouvons définir les voies concrètes de conquête du pouvoir dans la période à venir — donc avoir des formules achevées — nous pouvons nous appuyer tant sur les expériences que sur les discussions au sein du mouvement ouvrier ou dans le mouvement anti-globalisation pour poser une série de questions :
* Questions stratégiques : une orientation unitaire dans les luttes de masses comme dans les mouvements sociaux, la place centrale de l'auto-organisation, le refus de participation à des gouvernements sociaux-libéraux, la nécessité d'une rupture avec le système capitaliste, le refus des guerres impérialistes.
* Questions programmatiques : l'exigence de démocratie à tous les niveaux opposée au marché capitaliste, une logique des besoins sociaux substituée à celle du profit capitaliste. Ainsi, dans une série de pays, il faut opposer, dans une série de domaines clé (santé, éducation, droits démocratiques) une logique de défense des droits élémentaires. On peut même s'appuyer sur la Déclaration universelle des droits de l'homme contre la logique libérale qui remet en cause ces droits élémentaires… Cela passe par une nouvelle réflexion sur la question de la souveraineté nationale dans les pays dominés. Contre la ZLÉA, face au pillage des marchés financiers dans un pays comme l'Argentine ou contre la stratégie de colonisation de l'impérialisme dans certains territoires (par exemple l'Irak), la défense de la souveraineté nationale a directement une dimension anti-impérialiste. Dans les luttes pour l'emploi, il ne faut pas hésiter, même si c'est dans la propagande, à mettre en avant la nécessité d'incursion dans la propriété privée pour bloquer les licenciements, reprendre contre les privatisations toutes les perspectives d'appropriation publique et sociale.
4.3. Ce sont là quelques indications pour orienter une politique de regroupement ou de rassemblement anticapitaliste. Bien entendu, nous ne faisons pas de telle ou telle question de programme une condition au rassemblement. Nous ne visons pas un rassemblement aux formules révolutionnaires achevées. Mais le choix doit être clair : la défense d'une orientation anticapitaliste, l'indépendance vis-à-vis des institutions de l'État bourgeois, une perspective qui intègre les grandes leçons du stalinisme et de la social-démocratie… Le centre de gravité des conférences anticapitalistes indique aussi un point d'orientation clé : la conférence anticapitaliste européenne s'est faite progressivement, à partir, des organisations révolutionnaires ou anticapitalistes, c'est-à-dire d'organisations ou de courants, extérieurs aux organisations traditionnelles. Les bouleversements en cours n'épargneront pas les organisations traditionnelles mais nous ne pèserons sur ces dernières qu'en agissant audacieusement de l'extérieur et en affirmant des pôles suffisamment forts.
4.4. C'est le sens de la conférence anticapitaliste européenne, à cette étape, lieu d'échanges d'expériences et de potentielles unités d'action, où des courants comme le nôtre, le PRC d'Italie ou le SWP britannique indiquent les convergences possibles. Avec un point de repère fort pour toute convergence dans la situation actuelle : une approche commune de l'importance et de la nécessité d'intervenir dans le mouvement anti-globalisation ou de construire un mouvement large anti-guerre (nécessité de mobilisation et d'actions directes contre la guerre : manifestations, occupations symboliques, grèves). Bien sûr, ces questions ne sont que des points de départ mais elles sont essentielles pour déployer une démarche d'ensemble.
En effet, l'unité des révolutionnaires sur la base des seules références à la révolution socialiste n'a pas de fonctionnalité politique. L'unité des révolutionnaires n'a de sens que tournée vers les tâches d'ensemble de mobilisation et de réorganisation politique du mouvement social.
C'est aussi ce qui doit nous guider, sur la base d'expériences concrètes, pour avancer la proposition de conférences anticapitalistes dans d'autres continents ou à l'échelle internationale.
Voilà un des enjeux majeurs de ce congrès mondial : discuter et actualiser les grandes lignes d'analyse, d'orientation, d'organisation qui peuvent aujourd'hui rassembler les organisations révolutionnaires, radicales et anticapitalistes…
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