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Effets toxiques à long terme sur la population

par

Simone A. Nguyen Dac est chercheur à l'Université Paris X. Nous reproduisons ici des extraits de son rapport présenté au Congrès mondial sur "la coexistence humaine dans un monde responsable et solidaire à l'aube du troisième millénaire", qui s'est tenu à Montréal (Canada) du 23 au 27 juillet 2000.

Tenu en novembre 1993 à Hanoi, le Second Symposium international " Les herbicides de la guerre américaine : effets à long terme sur l'homme et la nature » réunissant les chercheurs travaillant sur l'agent orange, souligne : " de très sérieux soupçons se focalisent sur l'agent orange dont les effets rémanents et à long terme par l'intermédiaire de la chaîne alimentaire peuvent se manifester plus de vingt ans après les épandages (…). Les habitants vivant dans les régions défoliées, plus ou moins réhabilitées depuis, consomment durant des années et sans le savoir, des aliments pollués. L'accumulation de dioxine est bien plus importante que celle des vétérans américains pour lesquels l'absorption a été limitée dans le temps. » En effet, d'une manière générale les dioxines vont s'accumuler dans les organismes vivants à partir du milieu naturel (eau, sol…) et vont se concentrer fortement le long de la chaîne alimentaire. Chez l'homme, l'alimentation représente environ 95 % de l'exposition aux dioxines. Selon les experts vietnamiens, 70 000 adultes et 200 000 à 300 000 enfants souffrent des effets toxiques à long terme de l'agent orange (1). Classiquement l'évaluation quantitative du risque pour une population exposée aux dioxines repose sur des données de toxicité à long terme, en particulier, celles liées à la cancérogénicité. Même à très faible concentration, leurs effets cumulatifs (temps de demi-vie chez l'homme : 7 ans) agissent comme un poison dormant (2). Les dioxines n'étant pas éliminées par l'organisme s'accumulent, du fait de leur lipophilie, plus dans les tissus adipeux chez la femme (qui possède en règle générale 20 % de plus de graisse de soutien que l'homme) mais aussi dans le fœtus. Au Vietnam des analyses ont montré, en avril 1995, que le taux de dioxine dans les tissus humains des Vietnamiens du Sud vivant dans les zones arrosées par l'agent orange est 900 fois plus élevé que celui des Vietnamiens du Nord ; que les Vietnamiennes du Sud, exposées à l'agent orange durant la guerre avaient dans leur lait des teneurs de l'ordre de 30 pg contre 10 pg pour les Vietnamiennes du Nord habitant une région peu industrialisée. A la maternité de l'Hôpital d'obstétrique et de gynécologie de Te Du (Ho Chi Minh Ville) le chef gynécologue constate que plus de 2 % des nouveau-nés ont des malformations génétiques, dont peu survivent. Le taux de prématurés s'élève à 18 % (moyenne nationale 8 %). Quelques chiffres extraits du rapport de la ville de Hoc Môn (Delta du Mékong) communiqués par le Ministère du Travail, des Blessés de Guerre et des Affaires sociales : sur les 1 070 enfants ayant des malformations congénitales, 177 ont décédé, 148 sont difformes, 243 sont paralytiques et 192 perturbés psychiques (3)

Impact de la dioxine dans le district de Ninh-Hoa

Les 210 000 habitants du district sont répartis en 26 communes et un centre urbain, dans la zone montagneuse et forestière située au nord de Nhatrang, le long de la route nationale n° 1. Après la guerre, des familles, en général des ethnies montagnardes, sont revenues pour défricher et réimplanter des cultures. Elles s'y sont contaminées sans le savoir. Ces ethnies sont peu nombreuses, car beaucoup ont péri intoxiquées ou ont été déplacées. Par contre il en reste encore dans les régions plus élevées, mais aucun recensement n'a encore été fait chez elles. C'est ainsi qu'en juillet 1999, le centre de recherche scientifique sur la Femme et l'Enfant du district Ninh-Joa et l'Association des admirateurs du Dr. Yersin de l'Institut Pasteur de Nhatrang ont pris l'initiative de choisir en premier le district de Ninh-Hoa et la commune Ninh Da pour une visite à quelques familles.

L'état de santé des enfants handicapés recensés par le service des soins aux enfants du district révèle : 83 cas de débilité plus ou moins profonde, 86 cas d'incapacité motrice, 36 cas de surdité mutilée, 29 cataractes congénitales 71 cas de retard intellectuel, 45 paralysies, 21 malformations buccales (bec-de-lièvre, fissure palatine, bouche de crapaud, malformations dentaires), 160 autres cas (anomalies isolées ou multiples : macrocéphalie, atteintes neurologiques, troubles mentaux ; malformations morphologiques : atteintes oculaires, nanisme, polydactylie etc.) soit un total de 551 cas. Ces 551 cas représentent 26,7 % des enfants handicapés recensés dans le district. Leur prévalence est anormalement élevée et l'origine de ces infirmités, en particulier des anomalies multiples, reste à établir scientifiquement.

La visite aux cinq familles, totalisant 14 enfants anormaux, présente :

Première famille : Le chef de famille a combattu autour de Truong Son durant les hostilités. Il s'est marié en 1975. En 1977 est née une première fille. En grandissant elle accumule du retard intellectuel. Elle n'a pas dépassé le niveau du cours moyen. Elle vit dans la famille et est caractériellement instable. En 1982 une seconde fille est née avec une incapacité motrice. Elles est de plus muette et incapable de comprendre et de communiquer et nécessite une prise en charge totale. Sa mère est décédée après sa naissance, son père s'en occupe seul. Il est très pauvre, perd la mémoire et souffre de migraines.

Deuxième famille : Le père a été envoyé dans la zone opérationnelle en 1976 (cinq ans après l'arrêt des épandages). Son épouse travaille comme éducatrice agricole. Ils ont quatre enfants, dont les trois premiers garçons — nés en 1985, en 1988 et en 1990 — présentent dès leur naissance exactement les mêmes anomalies : surdité, débilité, incoordination motrice. La quatrième, née en 1995, est normale. La mère reste à la maison pour s'occuper des enfants. Le père les a abandonnés. Famille nécessiteuse.

Troisième famille : le chef de famille a séjourné durant plusieurs années comme travailleur agricole dans la zone traitée par les défoliants, ils ont quatre enfants dont le premier, né en 1992, est macrocéphale, débile et atteint d'incapacité motrice. Les trois autres sont apparemment normaux.

Quatrième famille : Quatre enfants. Le premier garçon, né en 1988, est atteint de polydactylie (6 doigts aux mains et aux pieds), macrocéphale, atteint d'exophtalmie et de diplopie ainsi que de malformations buccales. Le troisième enfant, un garçon, a présenté à sa naissance les mêmes symptômes, il est décédé en 1991. Par contre leur seconde et leur quatrième filles sont normales. La famille vit dans un dénuement absolu.

Cinquième famille : Une enfant née en 1998 atteinte d'imperforation anale a bénéficié d'un anus artificiel. Le père a quitté le ménage, la mère et la grand-mère s'occupent de la fillette. Famille dans une situation financière critique.

Parmi ces cinq familles, quatre ont eu un père ayant travaillé dans la zone contaminée par la dioxine. Les autorités locales ne les ont pas encore aidées, par manque de moyens financiers. Pour l'instant elles considèrent que ce sont là des " séquelles de la guerre ». Cette première visite ne peut prétendre donner une vue d'ensemble de la situation du district. Mais si elle ne fait que soulever un petit coin du voile, elle a eu le mérite de faire entrevoir un problème humain et social resté longtemps tabou.

*

notes
1. Herbicides in War, The long term effects on man and Nature, 2nd International Symposium 15-18 novembre 1993, Hanoi Vietnam Committee, Ministère de la Santé, Président prof. Hoang Dinh Cau, rapport du prof. Le Cao Dai.

2. A. Picot., Les dioxines, des généralités aux effets sur la santé, Unité de prévention du risque chimique, UPS 831 du CNRS, Gif-sur-Yvette, France, Document du 1 décembre 1999 ; "Les enfants de l'apocalypse", Humanité du 21 avril 2000.

3. A. Froissart et P. Eranian, "La guerre du Vietnam tue encore", Marianne du 1-7 mai 2000 ; Fred Pearce, "Guerre et Environnement, réaction en chaîne", Le Courrier de l'UNESCO, mai 2000 ; Ron Moreau, "Of Peace and Poison", Newsweek du 3 mai 2000.

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