Dans cet entretien exclusif pour Inprecor, le président bolivien avoue sa déception à l'égard de l'Union européenne, suite à l'approbation de la fameuse " directive de retour » affectant les immigrés sans-papiers. Il évoque également les relations avec les États-Unis, ainsi que le référendum révocatoire du 10 août 2008, qui plonge à nouveau le pays dans l'incertitude après le coup de force des préfets orientaux relatif aux autonomies départementales. Propos recueillis par Pablo Stefanoni. Pablo Stefanoni, journaliste argentin établi à La Paz, est collaborateur d'Inprecor. Il a récemment publié en français, avec Hervé Do Alto, Nous serons des millions, Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie, Raisons d'agir, Paris 2008. Cette interview a été traduite de l'espagnol et annontée par Hervé Do Alto.
● Vous avez récemment déclaré que la directive de retour approuvée par le Parlement européen était une " directive de la honte »…
Evo Morales : En temps de guerre et de famines, l'Amérique latine a accueilli à bras ouverts des Européens venus massivement. Il n'y avait pas de visas. Mais lorsque quelques Latino-Américains cherchent à améliorer leurs conditions de vie en Europe, malheureusement, ils se voient confrontés à la discrimination, au racisme, au mépris, et maintenant aux expulsions. La directive de retour ne se résume-t-elle pas à cela ? J'ai dit à plusieurs reprises que l'Europe était un allié stratégique quant à la défense des droits humains, mais avec ce type de directives, je perds espoir. La directive de retour constitue une atteinte à la vie et à l'humanité. Il est important de lutter contre les mesures de ce genre. C'est à croire que la mondialisation ne vaut que pour le commerce, qu'elle n'a pour objectif que le marché et l'argent, et qu'elle ne se soucie en rien des êtres humains.
● L'adoption de cette directive peut-elle freiner les négociations commerciales en cours entre la Communauté andine et l'Union européenne ?
Evo Morales : Je pense en effet à la suspension des négociations. Quel sens tout cela peut-il avoir lorsqu'ils parlent d'expulser nos frères et nos sœurs ? La Bolivie n'a jamais songé à expulser qui que ce soit. J'ai même affirmé que celles et ceux qui naissaient en Bolivie devaient être considérés comme des autochtones. À l'évidence, certains sont des autochtones millénaires — nombreux et pauvres — et d'autres sont des autochtones contemporains, peu nombreux, mais très riches. La colonisation a abouti à l'accaparement de millions d'hectares et de nos ressources naturelles, et malgré cela, nous n'avons jamais envisagé d'expulser qui que ce soit. Savez-vous à quelle conclusion j'arrive ? Ils parlent de coopération, mais il n'y a aucune coopération de la part de l'Europe, tout au plus pourrait-on évoquer une compensation relative au saccage auquel ils se sont livrés par le passé. Si l'Europe souhaite poursuivre la lutte en faveur des droits humains, elle doit revoir cette directive.
● Si l'ambassadeur états-unien Philip Goldberg revient en Bolivie, lui autoriserez-vous l'entrée au Palais de gouvernement (1) ?
Evo Morales : Juste une précision : je suis anti-impérialiste, et je mourrai anti-impérialiste. Une chose est de garantir la propriété privée — nous avons tous accès à la propriété privée. C'en est une autre, en revanche, de défendre le capitalisme, le néolibéralisme, la mondialisation et l'impérialisme afin d'encourager l'accumulation de capital et sa concentration en peu de mains. Mon grand souhait est de faire de la Bolivie un territoire libéré de USAID (2), ce qui a commencé cette semaine dans le Chapare (3). Les camarades syndicalistes, là-bas, ont pris cette décision eux-mêmes. La Bolivie ne s'agenouille plus devant l'Empire.
● Les préfets d'opposition se sont unis afin de refuser le référendum révocatoire (4). Quelle sera la stratégie du gouvernement en cas de boycott ?
Evo Morales : Le peuple devra résister aux représentants des oligarchies et des loges. Le peuple identifie déjà les caciques régionaux dans ces départements dits autonomes. Ils veulent conserver le contrôle des terres et des ressources économiques tirées du gaz. De fait, ces populations se rebellent déjà.
● Les préfets appellent à un grand accord national. Quelle est la réponse du gouvernement ?
Evo Morales : Je ne sais pas avec quelle morale ils peuvent parler d'un accord national, alors qu'ils opèrent de manière illégale et inconstitutionnelle, en recourant à des méthodes racistes et fascistes. S'ils veulent parler de réconciliation, qu'ils renoncent à leurs privilèges, à leurs latifundia… Leur plan est de générer de l'inflation, en dissimulant des denrées, afin que la faute soit imputée à Evo Morales. Le seul produit au sujet duquel il existe une pénurie réelle est le blé, mais il s'agit d'un problème mondial. Avant, le blé était quasiment offert par les États-Unis et le Canada, afin d'imposer une situation de dépendance. Mais en ce qui concerne le reste des denrées, il ne s'agit que d'une spéculation à laquelle se livrent certains entrepreneurs.
● Vous qui aimez pronostiquer les résultats électoraux, vous sentez-vous capable d'annoncer un chiffre pour le 10 août ?
Evo Morales : Si le référendum avait lieu demain, je suis sûr que nous dépasserions 54 % (5), je suis optimiste.
● On parle régulièrement de déstabilisation et même parfois de possibles attentats. Pensez-vous réellement que votre vie est en danger ?
Evo Morales : En septembre dernier, l'oligarchie de Santa Cruz a admis que sa stratégie d'usure à l'encontre de l'indien avait échoué (6). Ils sont allés taper à la porte des casernes pour convaincre les Forces Armées de la nécessité d'un coup d'État, mais celles-ci ont refusé d'y prendre part. Ils ont même parlé de la manière dont ils pouvaient mettre fin à la vie du président, avec des Colombiens… Et à la fin de l'année dernière, ils ont écrit que l'inflation serait la cause de la chute de l'indien. S'il est vrai que, lors des référendums sur les autonomies, ils sont parvenus à atteindre 80 % des voix, pourquoi veulent-ils échapper au référendum révocatoire ? Je pressens que les préfets néolibéraux et pro-yankees vont devoir s'en aller.
● Même Ruben Costas (7) ?
Evo Morales : Selon moi, c'est possible. Revoyez vos informations. Mais le débat ne porte pas sur les personnes, mais bien sur le modèle économique : soit le néolibéralisme revient, soit on approfondit le processus de changement actuel. Personnellement, je pense que ce processus est irréversible. C'est pour cela qu'ils refusent le référendum révocatoire. Ils organisent leurs référendums illégaux, et maintenant, ils disent que ce référendum révocatoire, voté par le Congrès, est illégal. Quelle contradiction ! Ils exigent la convocation d'élections anticipées, alors que le président a été élu avec 54 %, c'est une atteinte à la démocratie.
● Le référendum révocatoire aura donc lieu quoi qu'il arrive, donc ?
Evo Morales : Il doit avoir lieu, en effet. Pour conclure sur ce point, je dirais la chose suivante. Je suis heureux d'avoir obtenu des résultats dans trois domaines depuis que je suis à la présidence : au niveau des changements structurels, des changements sociaux, et au regard du fait que je fasse pleurer les oligarchies.
● Pablo Stefanoni : Selon vous, comment sera le rapport de forces entre le gouvernement et l'opposition après le 10 août ?
Evo Morales : Tout dépendra des résultats. L'avenir du pays est entre les mains du peuple. Tout dépendra de la force du triomphe populaire.
Propos recueillis à La Paz, le 27 juin 2008
1. Le 16 juin 2008, les États-Unis ont rappelé leur ambassadeur en Bolivie, Philip Goldberg, suite à la manifestation massive réalisée, le 9 juin, devant le siège de l'Ambassade à La Paz. Violemment réprimée par la police, cette manifestation fut organisée par les organisations sociales et syndicales d'El Alto contre la décision du gouvernement états-unien d'octroyer l'asile politique à l'ex-ministre de la Défense, Carlos Sánchez Berzaín. Ce dernier est poursuivi par la justice bolivienne pour ses responsabilités dans le massacre de la population de El Alto lors de la " guerre du gaz " d'octobre 2003 - qui fit plus d'une soixantaine de victimes. L'ambassadeur Goldberg a finalement été reçu à son retour par le président Morales le 7 juillet 2008.
2. L'agence de coopération du gouvernement états-unien.
3. Zone de culture de coca de laquelle le président bolivien est originaire.
4. Le vendredi 4 juillet 2008, les préfets d'opposition, à l'exception du préfet de Cochabamba, Manfred Reyes Villa, ont finalement accepté de se soumettre à l'épreuve du référendum, en dépit des règles considérées comme injustes et inéquitables (voir l'article d'Hervé Do Alto).
5. Le pourcentage obtenu par Evo Morales lors de l'élection présidentielle en 2005.
6. C'est par ce terme que Morales fait référence à lui-même au cours de cet entretien. Une habitude depuis la diffusion par voie de presse, en septembre 2007, d'un document intitulé " Plan para tumbar al indio de mierda " (Plan pour renverser l'indien de merde) et attribué — sans que cela ait pu être vérifié, de même que la véracité du dit document — aux groupes de pouvoir de Santa Cruz.
7. Le préfet de Santa Cruz.