Notre camarade et ami Yvan Jossen est décédé cet été. Ce journaliste, né en Suisse, vivait depuis trente ans à Paris. Une capitale dont il adorait le dynamisme politique et culturel. Son parcours dans les médias critiques, dans les éditions et dans le militantisme politique a dessiné, dans la vie de ce trotskyste en perpétuel mouvement, un parcours profondément atypique.
Yvan débute la politique en s'engageant dans la lutte antinucléaire dès les années 1960, puis il rejoint la Ligue marxiste révolutionnaire, section suisse de la IVe Internationale, au début des années 1970. Écologiste avant que ce terme ne soit accaparé par des carriéristes, il fut l'un de ceux qui animèrent la lutte victorieuse contre la pollution de la multinationale Alusuisse.
Il s'engageait totalement. Lorsqu'en 1974 le Xème Congrès mondial décida de lancer une revue bimensuelle de l'Internationale, Yvan, n'hésite pas et part pour Bruxelles, où il fait partie de la première équipe d'Inprecor, en tant que claviste, correcteur, traducteur et homme polyvalent. Puis, lorsque la LCR décide de lancer "Rouge" quotidien, il quitte Bruxelles pour Paris et fait partie de l'aventure. Il reviendra ensuite saisir Inprecor, ayant repris ses études et travaillant de nuit, toujours disponible, garantissant la parution régulière et saisissant des kilomètres de textes tout en discutant leur contenu et proposant des modifications mais aussi s'entretenant gaiement d'autres sujets. Il savait accumuler les nuits blanches et travailler sans relâche quand c'était nécessaire. Mais aussi se détendre et partager un sourire lumineux.
On pouvait toujours compter sur lui pour rendre intelligible un article confus ou mal traduit — " Que voulais-tu dire par ce charabia ? » — et pour exiger de chacune et de chacun autant de perfection qu'on pouvait en exiger, mais jamais plus. Car s'il était exigeant, il était aussi compréhensif, gentil, aidant : sa critique était toujours constructive, jamais destructrice, et il savait la doser pour qu'aucun camarade ne se sente incapable et rejeté. Tous ceux qui ne maîtrisaient pas parfaitement la langue française — si nombreux à être passés par les locaux d'Inprecor à Bruxelles puis à Paris — lui doivent énormément.
Au milieu des années 1980 il laisse Inprecor et prend en charge les éditions La Brèche, mettant la main à la pâte de la publication des Congrès de la IVe Internationale et éditant des écrits d'Ernest Mandel, de Vincent Placoly, d'Enzo Traverso, de Georges Labica ou de Maurice Rajfus… Il a traduit en français l'analyse du roman policier d'Ernest Mandel, Meurtres Exquis (Mandel, parfaitement francophone, considérait que la traduction était parfaite, " meilleure que si je l'avais écrite en français » disait-il), a assuré sa publication et en a profité pour rassembler autour de la LCR un solide cercle d'amis, auteurs de romans policiers.
Ce vrai journaliste qui n'a jamais pu vivre une journée sans lire les journaux et écouter la radio se sentait viscéralement concerné par la décadence des médias sous la pression croissante des règles de l'économie néolibérale. Dans les années 1980 il cherche à organiser les journalistes sur le terrain de la critique politique et sera, de 1985 à 1991, le pilier de la rédaction du Murmure des médias, bulletin critique des journalistes militants à la LCR. En 1991, en réaction à l'aplatissement des médias devant les exigences propagandistes des leaders politiques et des militaires, lors de la première guerre du Golfe, Yvan crée L'envers des médias. Puis, en 1992, il lance la radio associative Fréquence Paris Plurielle avec d'autres journalistes et militants, dont Jacques Soncin, directeur de la Confédération nationale des radios libres (CNRL). Il participera toujours à son Conseil d'administration mettant toutes ses forces au service de la pérennité de cette radio différente. Voulant renforcer les médias alternatifs, Yvan collabore aussi régulièrement à Fréquences libres, le mensuel des radios libres édité par la CNRL, dont il assure à partir de 1997 la fonction de secrétaire de rédaction. Puis, avec son ami Jacques Soncin, ils complétèrent ce mensuel par une lettre d'information sur les médias en ligne, Infonet, dont Yvan était devenu l'indispensable artisan.
Son engagement au service de médias insoumis et sa fonction de journaliste ne l'empêchent pas de poursuivre la lutte politique. Lors du génocide Rwandais, en 1994, il est profondément choqué par la complicité du gouvernement français. Il lance alors une pétition pour réclamer la protection des Tutsis par la communauté internationale. En 1996 il est secrétaire des États généraux du mouvement social. La même année il participe à la rédaction de " l'Appel pour une action démocratique sur le terrain des médias » qui devait donner naissance à l'association Action-Critique-Médias (Acrimed), dont il fut l'un des plus actifs fondateurs. Administrateur de la Coopération des radios libres, Corali, il avait participé aux rencontres de Marseille en mai 2006 et à la rédaction de " l'Appel de Marseille » pour une convergence des médias du tiers secteur.
Révolté par le journalisme rampant devant le pouvoir et l'argent, Yvan ne mâchait pas ses mots. En mai 2005 il commentait ainsi dans Rouge l'attitude des médias face au référendum sur le traité constitutionnel : " Après la guerre de basse intensité menée par les médias dominants depuis le milieu des années soixante-dix pour imposer l'idée que le libéralisme économique représentait l'unique horizon de l'humanité, une guerre médiatique ouverte s'est déclenchée en France contre les opposants au traité. Depuis France Inter jusqu'au journal Le Monde, en passant par Le Nouvel Observateur et les faux gratuits comme Métro, millionnaire en lecteurs si ce n'est en profits, l'immense majorité des médias s'est enrôlée dans le camp du "oui". Et les télévisions ne sont pas en reste (…) Journalistes serviles et chroniqueurs achetés déploient une rhétorique sophistiquée pour combattre le "non" (…) Cette négation frontale de la démocratie, d'une exceptionnelle gravité, devrait suffire à disqualifier tout ce que Chirac et Jospin, Giscard et Delors racontent au sujet de l'Europe future, qui serait plus citoyenne, plus sociale, plus démocratique ! »
Militant dévoué à la cause de l'auto-émancipation de l'humanité, à la recherche de la liberté, Yvan n'était pas de ceux qui s'imposent, ou occupent le devant de la scène, s'écoutent parler. Sa discrétion ne relevait pas de la timidité mais de la volonté de toujours permettre aux autres d'exister, de trouver leur place, de s'exprimer. Car il était profondément convaincu que l'émancipation est un processus collectif. C'était un homme profondément jeune d'esprit, aimant s'adapter aux situations sans cesse changeantes et même s'en amuser tout en gardant une distance critique et lucide. Peut-être avait-il acquis cette souplesse d'esprit par la pratique intensive de l'alpinisme et de la varappe. C'était un homme de montagne doué d'une grande sensibilité.
Gravement malade et luttant sans relâche contre le mal qui le rongeait, Yvan n'avait pas ralenti son activité politique tout terrain. Ami de Livio Maitan, dirigeant historique de la IVe Internationale (avec lequel il a partagé de nombreux matches de football le samedi matin), Yvan avait entrepris la traduction du livre que ce dernier écrivait en italien sur l'histoire de la IVe Internationale (dont Inprecor avait publié les bonnes feuilles, traduites par Yvan, en novembre 2004, à la mort de Livio). Il n'a pas eu le temps d'achever ce travail, il voulait encore trouver les citations originales, produire le nécessaire appareil de notes… En juillet, nous avions pris rendez-vous pour en rediscuter en septembre. Le temps lui aura manqué. Sentant la fin venir, il avait rejoint ses montagnes et ses parents en Suisse, à Sierre, où il s'est éteint auprès de Marion, sa compagne, à proximité de son lieu de naissance, le soir du 1er août.