<i>" La société est devenue extrêmement complexe, mondialement et localement. L'opacité vient coiffer la complexité, en transformant celle-ci en complication. »</i>
Le dernier livre de Didier Peyrat <sup>*</sup>, comme les précédents nous parle d'insécurité et d'incivilités, loin des simplismes, des angélismes et des dénis de réalité toujours trop présents à la gauche de la gauche sécuritaire et répressive.
Dans les présentations, encouragements j'espère à la lecture et à l'étude, je suis guidé par une approche que je qualifierai de sympathique, mettant l'accent sur les apports , la réflexion, tout en soulevant quelques interrogations ou problématiques. Compte tenu de cette orientation d'écriture, dois-je préciser que des désaccords importants peuvent donc être laissés sur le bord de la route. A chaque lectrice ou lecteur de se construire sa propre opinion.
Le livre de Didier Peyrat est divisé en quatre grandes parties (Délits contre autrui, Les nouveaux désordre civils, Face au négatif : éduquer, punir et réparer, Mettre en valeurs) et une conclusion en forme de question (Peut-on faire cause commune contre l'insécurité ?). La lecture que j'en propose est articulée autour des fêlures de l'être en société et du sujet dans la délinquance. Je remercie l'auteur des précisions qu'il a bien voulu m'apporter par courriel, la rédaction et l'orientation de cette note restant, bien entendu, de ma seule responsabilité.
L'auteur nous rappelle quelques éléments souvent mis à mal par de hâtives simplifications. La réflexion sur l'insécurité pose " le problème de la vie en commun dans une société imparfaite, inégale et clivée, une question qui, semble-t-il, n'est pas tout à fait sur le point de disparaître », la brutalisation d'une partie de la délinquance juvénile pose celle de " la machine à fabriquer des enfants sans limites ».
Il insiste particulièrement sur le délit violent comme " contrainte par corps ».
Tout en prenant en compte les rapports entre une société et ses crimes " forcément affectés par la crise de légitimité », D. Peyrat souligne que l'on peut être contre l'ordre existant et en même temps contre le changement social.
Contrairement aux thèses dominantes (sécuritaires ou anti-répression), l'auteur insiste sur la différence entre facteurs propices et facteurs déterminants : " Les auteurs de délits agissent dans des conditions qui ne dépendent pas d'eux. Mais cela est vrai également des non-délinquants. Il n'y a donc pas de facteurs déterminants, mais seulement des facteurs propices, d'ailleurs combinés à des facteurs non propices, car les situations de vie ne sont pas simples et univoques. »
Les chiffres de la petite délinquance quotidienne ne résultent pas de la seule augmentation des actions policières. Ces réalités, les " délits contre autrui écrasent de leur masse les délits contre la chose publique ou ses représentants », ont des impact de masse, le plus souvent contre les plus exploité-e-s, oppressé-e-s et démuni-e-s. Faire de l'insécurité le simple miroir de la question sociale, implique de plus de n'avoir rien à dire aux victimes ni rien à apprendre d'elles ; et de fermer les espaces de civilité nécessaires aux débats, aux organisations et aux actions y compris sur la question sociale.
L'auteur revient sur les interventions brutales de bandes contre les manifestations anti-CPE en en soulignant au moins deux dimensions : la banalisation des modes opératoires violents et l'émergence d'un nouveau racisme protéiforme (anti-juif, anti-blanc, anti-arabe, anti-noir). Il explique que ces phénomènes peuvent être reliés à des processus de contre-socialisation.
L'auteur insiste sur les rapports entre délinquance et changement de société : " A un certain niveau, la délinquance excessive confirme qu'il faudrait changer la société. A un autre, elle empêche ce changement ». Quelques citations un peu longues pour illustrer les propos toujours ouverts vers l'émancipation de D. Peyrat :
" La présence d'individus capables de nouer des relations infiniment variées et non dictées par les contextes (sauf dans de rares situations extrêmes), dotés d'une compétence à se mouvoir en fonction d'objectifs choisis au sein du monde complexe qui les précède et les environne, n'est pas une simple variable d'ajustement : elle est décisive, car elle ouvre le jeu. »
" La violence est présente, et même comme simple menace, elle modifie les rapports entre les individus, en les obligeant à se méfier les uns des autres, en rendant difficiles les pratiques civiles, voire en les ridiculisant. »
" Nous avons besoin de nous appuyer sur des limites, fondées sur des valeurs pertinentes, et de les défendre au jour le jour afin qu'elles ne se réduisent pas à des états d'âme.»
" Faute de tenir ensemble libération et limitation, individu et société, le socle du changement peut se dérober (et le changement avec) »
Le chapitre " Mettre en valeur » parle de morale, de limites, de relations durables et d'interventions judiciaires, à partir d'interrogations. " Comment jouer des contradictions du système, s'appuyer sur celles qui ouvrent à des améliorations nécessaires, mais en sachant distinguer, faire le tri entre les contradictions fécondes et celles qui sont plutôt des failles menant jusque très bas, dans les entrailles du volcan, et avec lesquelles il est téméraire de jouer ? » Doit-on souligner que les relations les plus fréquentes dans l'existence sociale sont des relations civiles et non des relations amicales. L'auteur détaille autour de l'adulte enfant, ses confusions et leurs impacts sur " les enfants compliqués (qui) ne sont pas automatiquement des enfants impossibles »
Contre la " décivilisation par un capitalisme sans mesure » D. Peyrat nous rappelle la nécessaire critique de " la société sans morale » en référence à Karel Kosik. La critique de la violence prédatrice est aussi celle du cynisme au quotidien.
L'ultime chapitre nous invite à " faire cause commune pour défendre la vie en commun, la possibilité de société. Pas seulement la possibilité de cette société, la possibilité de toute société ». Pour cela " minoriser la délinquance au double sens du mot : montrer qu'elle est minoritaire, exercer sur elle la pression du fait majoritaire, une pression civile qui dissipe l'impression d'un duel entre délinquants et agents de la force publique ».
Trois remarques pour finir.
L'auteur considère la société actuelle comme un capitalisme du chaos, de l'opacité et des désordres urbains plus qu'un capitalisme de l'ordre et de la surveillance sécuritaire réussie. A cet titre, il critique les analyses de Michel Foucault (la société disciplinaire, le surveiller et punir) ou de Loic Wacquant (l'insécurité sociale de la logique capitaliste, l'état pénitence). Je ne suis pas convaincu par cette analyse. Il faudrait approfondir le débat sur les liaisons entre ordre et désordre dans la société actuelle.
Tout en insistant sur le fait que " la crise civile enveloppe la délinquance, la modèle, la remanie, lui fournit sa physionomie moderne » l'auteur aurait gagné en clarté en développant plus significativement les phénomènes d'incivilité, traités plus longuement dans son précédent livre (En manque de civilité, éd. Textuel)
Enfin, l'impact et la critique de la politique régalienne actuelle, de la politique sécuritaire et des actions quotidiennes et souvent discriminatoires de la police particulièrement dans les zones de difficultés sociales, me semblent insuffisantes.
On aimerait une nouvelle contribution, argumentée et imprégnée d'un réel humanisme, autour des modifications de notre société et des pistes pour retrouver ensemble les voies de possibles lendemains. Il est nécessaire de " faire face », sans miser tout sur l'action longue sur les causes, sans tout miser sur un avenir meilleur.