Michel Surya, La révolution rêvée — Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956, Fayard, Paris 2004, 578 pages.
Ce livre nous propose un bilan intelligent et nuancé des débats qui ont traversé les milieux intellectuels de la gauche français, de la Libération (1944) jusqu'à la Révolution hongroise (1956). Échappant aux impasses symétriques et complémentaires de l'apologie stalinienne et de l'anticommunisme primaire, Michel Surya montre comment la promesse, le " rêve " de révolution que portait la Résistance, a organisé le champ intellectuel de l'après-guerre. Quelle est la responsabilité propre aux intellectuels, au regard de l'histoire ? Quel est le rapport entre littérature et révolution ? Et, surtout, comment juger le communisme soviétique et le PCF ? C'est autour de ces questions que les intellectuels vont s'affronter et se déchirer.
Certains — surtout les surréalistes — prennent vite leurs distances envers " le Parti ". En 1945, dans Le Déshonneur des Poètes, Benjamin Péret dénonce l'infâme alliance des lexiques religieux et nationalistes chez Aragon et ses amis. Cependant, dans l'après-guerre on annonce partout et sur tous les tons la mort du surréalisme : " s'il se fait jamais un accord au sujet du surréalisme (…) c'est celui qui consista à affirmer en 1945 qu'il était mort ". Mais dès le retour de Breton en France (mai 1946), il est devenu évident qu'il restait néanmoins " assez du surréalisme pour que ceux que son existence tourmentait ne fussent plus sûrs de sa mort ". En 1947 paraît la déclaration collective " Rupture inaugurale ", qui proclame : " Le rêve et la révolution sont faits pour pactiser, non pour s'exclure. Rêver la révolution, ce n'est pas y renoncer, mais la faire doublement et sans réserves mentales ". Les surréalistes manifestent dans ce document leur défiance du communisme stalinien et leur refus du " réalisme socialiste ", qu'ils considèrent " réactionnaire et périmé ".
Pendant ce temps, l'hebdomadaire Action, proche du PCF, lance (1946) une enquête avec le titre provocateur " Faut-il brûler Kafka ? ". Il s'agissait de favoriser une " saine " réaction contre la " littérature noire ", accusée de pessimisme et défaitisme. Certains des participants (Michel Leiris, Joë Bousquet) ne se privent pas de rappeler que les autodafés de livres étaient une spécialité des hitlériens. Mais la réponse la plus ironique fut celle de Roger Caillois : " il est à craindre que de méchants esprits ne s'avisent un jour de prétendre (à tort, mais le mal sera fait) que Kafka, dans les juges mystérieux du Procès, dans les fonctionnaires invisibles du Château, aux décisions inattendues, irrévocables, incompréhensibles, mais indiscutables et, pour tout dire, transcendantes, n'a pas décrit autre chose que le parti communiste ".
En 1948, certains anciens trotskystes comme David Rousset, Jean Rous et Gérard Rosenthal, bientôt rejoints par Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Claude Bourdet, André Breton et d'autres, vont créer le Rassemblement Démocratique Révolutionnaire, qui se veut une alternative aussi bien au capitalisme occidental qu'au stalinisme soviétique. Comme le rappelle Surya, il n'y a sans doute pas d'autre exemple, dans l'histoire intellectuelle du XXème siècle, que des écrivains, des philosophes, des journalistes s'unissent pour créer une sorte de parti politique. En décembre 1948, quatre mille personnes étaient rassemblées pour entendre Rousset, Sartre, Camus, Richard Wright, Simone de Beauvoir, ainsi que des intellectuels indiens ou vietnamiens parler de " L'internationalisme de l'esprit ". En avril 1949, ce sont dix mille personnes qui assistent, au Vélodrome d'Hiver, au meeting qui clôturait la Journée Internationale de la résistance à la dictature et à la guerre. Peu après cependant, Sartre, Merleau-Ponty et la rédaction des Temps Modernes vont se retirer du mouvement, au motif de l'aide sollicitée aux syndicats nord-américains — passablement alignés sur leur gouvernement — par David Rousset. Le RDR avait vécu.
De 1949 à 1951, une bataille acharnée, y compris devant les tribunaux, va opposer David Rousset au PCF, sur la question des camps de concentration soviétiques. Après avoir nié leur existence, les porte-paroles du Parti affirmeront, comme Pierre Daix, que ces camps de " rééducation des criminels " étaient " un des plus beaux titres de gloire de l'Union Soviétique ". " Le Parti " a perdu le procès.
Peu après, à l'étonnement général, Jean-Paul Sartre va annoncer son ralliement au PCF, dans un article retentissant dans Les Temps Modernes, " Les communistes et la paix " (1952). Dans une analyse fine de ce texte controversé, Surya montre que l'adhésion de Sartre est plutôt inspirée par sa haine de la bourgeoisie, sa volonté de rallier le camp de la classe ouvrière, et son aspiration à une alternative révolutionnaire. Il se donne pour objectif — illusoire, bien entendu — d'aider le parti communiste à redevenir révolutionnaire pour ne pas démériter de la confiance que la classe ouvrière continue de lui faire...
On peut reprocher à l'auteur le peu de place qu'il laisse aux courants révolutionnaires critiques, comme les trotskystes, ou Socialisme et Barbarie. Mais cela s'explique, au moins en partie, par l'objet du livre, qui est moins une histoire des intellectuels — comme son titre l'indique — que celle du débat politique autour du rapport entre littérature et révolution.
Avec le rapport de Krouchtchev au XXème Congrès du PCUS, et surtout après la Révolution hongroise et l'invasion soviétique de 1956, un nouveau chapitre va s'ouvrir. Ce que surréalistes, ainsi que tous les communistes oppositionnels ou marxistes critiques, disaient depuis trente ans, et qu'on n'entendait pas, il allait donc leur être loisible de le faire entendre enfin. C'est le début d'une nouvelle période, qui verra le rêve révolutionnaire s'investir avant tout dans le combat des peuple colonisés.