Charles Liblau, Les kapos d'Auschwitz, Editions Syllepse, Paris 2005, 9 euros.
Je me souviens qu'enfant je ne pouvais comprendre la nature particulière de ces chiffres tatoués sur le bras d'une cousine. Plus tard, ces traces furent un des ciments de l'engagement à transformer le monde pour au moins essayer de ne pas en être une victime innocente.
Lire et relire pour énoncer ce qui fut trop longtemps l'indicible, pour essayer d'approcher ces réalités, en comprendre des causalités, pour démonter les mécanismes de l'obscurité de la raison.
Il est et sera nécessaire d'éclairer les similitudes et les différences avec d'autres événements tout en insistant sur le caractère irréductible des uns aux autres.
Et il faudra aussi poursuivre ce travail de mémoire sur d'autres génocides, sur les camps staliniens, sur les crimes de la colonisation, sur les crimes de guerre et sur les indifférences. Car tout ce qui est humain ne peut nous être étranger sauf à ne jamais trouver/créer de chemins réellement ouverts vers l'émancipation.
Le livre de Charles Liblau nous parle d'Auschwitz avec la volonté de comprendre comment des hommes sont amenés à devenir kapos, auxiliaires de l'organisation quotidienne de l'annihilissement d'autres êtres humains et particulièrement de la destruction des juifs d'Europe. Un regard d'un humanisme rare, de colère mais sans aveuglement, l'auteur explore par des mots très simples les vilenies de ses contemporains.
Le camarade Berger, stalinien du parti communiste polonais, Emile, voleur professionnel, le moins ignoble de tous, Ignatz, ancien dirigeant régional du parti communiste allemand, Franz et Kurt, nazis convaincus et enfin Ringo, tzigane engagé volontaire dans l'armée du troisième Reich sont décrits comme autant de dérives possibles dans un monde de haine et de survie très aléatoire. Qu'ils soient coupables, sans circonstance atténuante, ne fait aucun doute, mais reste à comprendre ce qui fait basculer des hommes dans ces actions de complicité avec les destructions d'autres êtres humains.
" L'étrange existence au camp, son atmosphère unique se situant entre l'hallucination et la réalité, donnait naissance à des idées et une pratique que nul esprit normal ne saurait comprendre. »
Dans cette zone grise (si bien décrite dans la belle introduction d'Enzo Traverso), " l'univers dans lequel les prisonniers se sentaient précipités était non seulement effrayant mais aussi indéchiffrable », des hommes ordinaires se sont comportés de manière impensable.
Une courte postface, souvenirs sur sa mère et ce yiddishland aujourd'hui rayé de la carte, conclut ce livre bouleversant.
Qui peut aujourd'hui dire de quel côté sa bascule aurait éventuellement penché, quels actes auraient été plus ou moins assumés, quelles justifications auraient été argumentées, quelles complicités auraient été développées par inclinaison, par stupidité ou par idéologie.
Ce regard humain, incliné vers la mémoire et la recherche des faces ignobles de l'humanité, c'est aussi un peu notre regard tourné vers les autres et vers nous-même. Merci à Charles Liblau pour cet espace de réflexion.