Après son incontestable victoire lors de l'élection présidentielle du 18 décembre, le leader des paysans et indigènes boliviens, président du Mouvement vers le Socialisme (MAS), Evo Morales, nous a reçu dans son QG de campagne de La Paz. Le futur président de Bolivie a évoqué avec nous les défis du futur gouvernement du MAS. Une manière de revenir sur les thèmes qui ont été à l'origine des luttes sociales ces dernières années, tels que la nationalisation des hydrocarbures, ou la défense de la culture de la feuille de coca.
Inprecor : Suite aux résultats du scrutin de dimanche soir, il ne fait plus aucun doute que vous serez élu président de la République de Bolivie. Comment vivez-vous personnellement tout ce qui vous arrive depuis dimanche ?
Evo Morales : Je suis très heureux, heureux de la confiance que me donne le peuple bolivien. Je n'ai jamais pensé être là où je suis actuellement. Gagner avec plus de 50 % des voix est quelque chose d'historique. Nous avons battu un record dans toute l'histoire de la démocratie bolivienne. Qui plus est, représenter les peuples indigènes, non seulement de Bolivie, mais de toute l'Amérique latine, est pour moi une source de grande fierté, ainsi, j'espère, que pour tous ces peuples. Je veux faire honneur à mes frères. Je me sens également fier de toute la classe moyenne, tous les intellectuels, et même les chefs d'entreprise qui se sont joints à nous. Je veux qu'eux aussi se sentent fiers des peuples indigènes et d' Evo Morales, et qu'ensemble, nous puissions changer notre Bolivie en pensant à l'unité, aux pauvres et aux exclus de ce pays.
Inprecor : A quoi, selon vous, est dû ce succès sans précédent dans l'histoire de la démocratie bolivienne ?
Evo Morales : C'est le fruit d'un grand labeur. Dès 5 heures du matin, nous nous réunissions pour travailler, que ce soit pour la campagne ou pour préparer le futur gouvernement. Nous avons travaillé en coordination avec les mouvements sociaux, et nous continuerons à le faire dès demain, par le biais d'une grande assemblée générale à Cochabamba. Il y aura toujours des différends au sein de ces mouvements, mais c'est le dialogue qui devra primer. Les mouvements sociaux n'auront pas pour rôle de nous donner des ordres, il s'agira de construire ce pouvoir ensemble, par le débat. Nous nous sentons prêts à changer le pays, notre Bolivie, afin d'influer sur notre histoire comme l'ont fait Tupac Katari, Tupac Amaru, et tous ces leaders indigènes qui ont lutté pour le Tawantinsuyo [République incaïque précolombienne], comme Simon Bolivar qui s'est battu pour la grande patrie latino-américaine. Nous allons donc continuer notre lutte au gouvernement, avec le soutien des mouvements sociaux, avec qui nous pouvons affirmer que nous sommes la grande majorité puisque nous avons remporté les élections avec plus de 50 % des voix.
Inprecor : On vous associe fréquemment à des personnalités politiques latino-américaines telles que Fidel Castro ou Hugo Chávez. Peut-on dire pour autant que vous êtes socialiste ?
Evo Morales : Évidemment. Le socialisme passe par un changement personnel. J'ai toujours affirmé qu'il était nécessaire que nous changions nous-mêmes pour changer la Bolivie. En ce qui me concerne, cela signifie ne pas être égoïste, ne pas être individualiste, ne pas avoir en tête l'appât du gain, ne pas être manipulateur, et toujours penser à l'intérêt de la grande majorité des Boliviens. C'est par mon expérience des luttes syndicales que j'ai appris tout cela. C'est pour cela que nous avons aussi la volonté de changer le MAS. Notre pari, c'est le socialisme communautaire, organisé autour de l'activité des communautés paysannes. D'où vient le communisme ? Eh bien des communautés ! Là où j'ai vécu, il n'y a pas de propriété privée, c'est une zone agricole qui appartient à l'ensemble de la communauté. Il nous faut donc récupérer et renforcer ces formes d'organisation, collectives et solidaires, afin de mieux partager nos richesses dans toute la Bolivie.
Inprecor : Quelles seront les premières mesures de votre gouvernement en ce qui concerne la culture de la feuille de coca ?
Evo Morales : Il n'y aura pas d'éradication totale de la coca. En revanche, nous voulons une rationalisation de la production destinée à la consommation légale. On doit en finir avec la cocaïne, avec le narcotrafic. C'est la raison pour laquelle j'invite tout particulièrement le gouvernement nord-américain à signer un pacte effectif de lutte contre le narcotrafic, qui supposerait une responsabilité partagée afin de pouvoir contrôler le secteur bancaire et le marché. Il ne faut pas qu'il y ait simplement une loi 1008 [qui sert de cadre législatif sur le thème de la coca en Bolivie] qui s'occupe de traiter " l'offre », il faut également une loi 1008 pour traiter " la demande ». On ne pourra en finir avec le narcotrafic que s'il y a zéro marché, zéro demande et zéro cocaïnomane. S'il y a un marché illégal de la feuille de coca, le marché légal va continuer à en être affecté. C'est pourquoi l'une des clés de la lutte contre le narcotrafic sera aussi un renforcement du marche légal.
Inprecor : Cela signifie-t-il que la superficie cultivée va diminuer ?
Evo Morales : Notre expérience au Chaparé [région productrice de coca proche de Cochabamba], c'est la délimitation des surfaces cultivées, par ce qu'on appelle le cato, 40 mètres par 40 mètres. Il s'agit sans nul doute de la contribution la plus importante du mouvement paysan producteur de la feuille de coca à la lutte contre le narcotrafic.
Inprecor : La nationalisation des hydrocarbures sera-t-elle la première mesure de votre gouvernement ?
Evo Morales : Oui en ce qui concerne le domaine économique. Dans le domaine politique, la priorité sera la mise en place de l'Assemblée constituante pour en finir avec l'État colonial qui régit la nation bolivienne jusqu'à présent.
Inprecor : Les compagnies pétrolières semblent craindre des mesures radicales à leur encontre, dans le cadre de cette nationalisation. Doivent-elles s'attendre à des changements draconiens de leurs conditions d'exploitation ?
Evo Morales : Il ne s'agit pas pour nous de confisquer ou d'exproprier les biens des compagnies pétrolières. Cependant, elles n'ont pas à exercer un droit de propriété sur les hydrocarbures, qui eux, nous appartiennent. Désormais, c'est notre gouvernement qui l'exercera. Nous allons nationaliser les hydrocarbures, mais pas les biens des compagnies pétrolières.
Inprecor : Comment allez-vous faire en sorte que l'État bolivien se retrouve doté du droit de propriété ?
Evo Morales : Simplement en nous appuyant sur la Constitution politique d'État, qui a été foulée aux pieds jusqu'à présent. Dorénavant, quelle que soit la compagnie pétrolière qui souhaite investir dans le pays, celle-ci devra se subordonner à la Constitution. De nombreux avocats affirment que les contrats qui régissent actuellement les liens entre ces entreprises et l'État bolivien sont nuls de plein droit, car ils n'ont pas été ratifiés par le Congrès. Un contrat quel qu'il soit doit être ratifié par le Congrès pour pouvoir être appliqué. Cela signifie que ces contrats sont anticonstitutionnels et ont donc été appliqués illégalement. Dorénavant, c'est l'État qui sera propriétaire des hydrocarbures, en surface comme en sous-sol. Dans tous les cas, avec les compagnies qui feront preuve de responsabilité, nous allons garantir leur retour sur investissements, ainsi qu'une part de profits, car toute entreprise qui investit cherche logiquement à obtenir des profits. Mais ces profits doivent être acquis de manière juste et transparente, et le premier bénéficiaire doit rester l'État. On ne peut plus poursuivre ce type de partages où l'État ne gagnait que 18 % des royalties, et les compagnies 82 %. Cela doit changer. Si le peuple a voté pour la nationalisation, pour moi, la voix du peuple, c'est la voix de Dieu, et il faut donc la respecter.
Inprecor : Le gaz étant régi par un prix fixe, la Bolivie vend parfois le sien à un prix inférieur à celui du marché. Cela signifie-t-il que votre gouvernement fixera un prix minimum pour le gaz ?
Evo Morales : Il doit d'abord y avoir un prix pour le marché interne. Cela doit constituer une de nos priorités. Il faut en finir avec cette situation où, en sous-sol, nous avons toutes ces richesses à disposition, alors que dans la vie quotidienne de la population, la majorité continue à se chauffer avec du bois. C'est pourquoi il faudra un prix spécial pour le marché interne, un prix qui ne soit pas soumis aux exigences du marché international. En second lieu, si les contrats qui régissent les conditions de vente jusqu'a présent, ces mêmes contrats qui sont entachés d'inconstitutionnalité, sont précisément ceux qui nous contraignent à vendre nos barils de pétrole à 16 ou 17 dollars , alors qu'en réalité, ces prix sont de l'ordre de 60 dollars, c'est bien qu'ils faut en finir avec ces contrats et imposer leur révision.
Inprecor : L'Argentine paie actuellement un prix bien inférieur à celui-ci, de même qu'un certain nombre d'autres pays voisins. Quelles vont être les conséquences d'une telle politique pour ces pays ?
Evo Morales : Il nous faudra d'abord résoudre nos problèmes d'approvisionnement interne. Une fois que cela sera fait, notre objectif sera d'augmenter en priorité nos exportations aux pays de la région. Je ne peux pas dire dès maintenant quels seront les prix que nous établirons, mais dans tous les cas, quand je dis que nos exportations doivent être orientées par un principe d'équilibre, je veux dire qu'il faut désormais aller vers des relations inter-étatiques. Ca ne doit plus être Repsol Argentine qui achète du gaz ou du pétrole à Repsol Bolivie. Ce doit être l'État bolivien qui vend son gaz souverainement à l'État argentin. C'est la seule manière viable de faire en sorte que les ressources générées par le gaz profitent a la grande majorité, plutôt qu'aux compagnies pétrolières qui ne sont qu'une minorité.
Inprecor : Au lendemain de votre élection, les États-Unis vous ont envoyé un message de félicitations plutôt froid. Comment voyez-vous évoluer les relations de la Bolivie avec les États-Unis à partir de maintenant ?
Evo Morales : Nous sommes prêts à dialoguer avec tous les gouvernements, y compris avec les États-Unis. Si le gouvernement nord-américain adopte une position démocratique à notre égard, et respecte le choix du peuple bolivien, nous aurons des relations avec eux, mais des relations qui excluront tout rapport de soumission ou de subordination. Ce seront des relations destinées à résoudre les problèmes du peuple. Si le gouvernement Bush respecte et défend les droits de l'homme, ainsi que la lutte contre la pauvreté, il sera le bienvenu. Mais nous n'accepterons des chantages ou des marchandages d'aucune sorte. Cependant, nous ne sommes pas seuls. Nous allons entamer un voyage a l'étranger en janvier, voyage qui débutera par une visite a Nelson Mandela en Afrique du Sud, puis Lula au Brésil. De plus, j'ai une réunion qui n'a cessé d'être reportée avec le gouvernement chinois.
Inprecor : Deux personnalités politiques semblent actuellement polariser la scène politique en Amérique latine, Nestor Kirchner et Vicente Fox. Quelles sont vos relations avec eux ?
Evo Morales : Kirchner m'a appelé pour me féliciter, mais pas Fox, pas plus que l'Ambassade nord-américaine. Je ne me plains pas, cependant. Ils ont le droit de m'appeler ou pas, mais dans tous les cas, nous respectons tous les gouvernements, leurs politiques, et nous n'allons pas nous introduire dans des débats de politique interne. Nous avons des alliés qui sont les mouvements sociaux du monde entier, y compris ceux des États-Unis. Nous allons continuer comme toujours à chercher des alliés capables de nous conseiller et nous guider dans notre lutte. J'ai encore beaucoup à apprendre, du peuple bolivien comme du peuple latino-américain.
Inprecor : Le candidat de l'alliance de droite PODEMOS (Pouvoir démocratique social), arrivé second avec 28 %, Jorge Quiroga, s'était engagé à signer le Traité de libre-échange (TLC) avec les États-Unis. Le MAS semble avoir pour sa part une position plus ambiguë quant aux accords de libre-échange, et favoriser les projets d'intégration régionale. Que va-t-il se passer avec le TLC, et avec le Mercosur, où la Bolivie possède actuellement le statut d'associé ?
Evo Morales : Quel que soit le traité commercial dont il s'agit, le TLC, la ZLEA [Zone de libre-échange des Amériques] ou autre, tous doivent être orientés vers une vision juste et équitable du commerce, une vision où les micro et petits entrepreneurs, les petits producteurs, et même l'industrie agroalimentaire bolivienne, soient ceux qui résolvent leurs propres problèmes, afin d'éviter que les États qui subventionnent leur agriculture n'inondent les pays comme les nôtres avec leurs exportations. Je crois qu'il s'agit ici d'un thème central. C'est pourquoi nous devons réviser ces traités en permettant que ces petites structures aient des marchés garantis. Peut-être pourrons-nous entrer nous aussi sur le marché nord-américain, avec la coca qui sait ! (rires). Si nous trouvons un marché pour le quinoa ou la viande de lama, nous signerons, mais nous n'entrerons pas dans ce jeu-là s'il s'agit d'accords qui pourraient avoir pour conséquence d'éliminer les petits producteurs.
La Paz, le 20 décembre 2005