Oaxaca ou la dernière crise de " l' ordre ancien »

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Manuel Aguilar Mora est directeur de la revue marxiste Umbral et militant de la Ligue d' unité socialiste (LUS), une des organisations qui collaborent avec la IVe Internationale au Mexique, issue de la crise de sa section mexicaine au début des années 1990. Auteur de nombreux ouvrages, dont El bonapartismo mexicano (Le bonapartisme mexicain , éd.: Juan Pablos Editor), La Crisis de la izquierda en México ( La crise de la gauche mexicaine, éd.: Juan Pablos Editor) et La revoluci¾n mexicana contra el PRI ( La révolution mexicaine contre le PRI , éd.: Fontamara), il avait été membre de la direction de la IVe Internationale.

Durant les quatre-vingt années passées la cérémonie traditionnelle du changement du président, au cours de laquelle le président sortant se dévêt de l' écharpe tricolore qu' il remet à son successeur, transmettant ainsi de manière symbolique l' autorité de l' État, n' a encore jamais été interrompue ni menacée de suspension. Cette année, pour la première fois dans cette longue trajectoire de stabilité politique, dont la bourgeoisie mexicaine a tiré une grande fierté, un panorama nuageux et menaçant s' est installé autour de ce rite fondamental de la continuité et de la légitimité de l' État bourgeois au Mexique. Pour la première fois depuis la révolution mexicaine de 1910-1919 la passation des pouvoirs entre Vicente Fox et son successeur issu du même parti que lui, le Parti d' action nationale (PAN), Felipe Calderón, a été remise en cause parce que illégitime aux yeux de secteurs significatifs de la population.

Cette situation ne peut être expliquée seulement par le fait que le sommet du pouvoir bourgeois mexicain, pour la première fois depuis des décennies, semblait être à la limite de la rupture et que les luttes entre les trois partis institutionnels ont été exacerbées. Comme elle ne peut être renvoyée à la seule grande fraude électorale organisée lors de l' élection du 2 juillet dernier (1) au détriment d' Andrés Manuel López Obrador (appelé couramment AMLO). Certes la recrudescence de la confrontation politique explique pourquoi le Parti de la révolution démocratique (PRD) a préparé une cérémonie alternative le 20 novembre anniversaire du début de la révolution mexicaine alors que le président Fox annulait simultanément la cérémonie officielle prévue sur la place de Zócalo dans la ville de Mexico. Et pourquoi le PRD a poursuivi les procédures d' investissement d' AMLO par la Convention Nationale Démocratique en tant que " président légitime » sur la même place, qui est le cœur politique de la République. Une cérémonie représentant la contrepartie, réalisée onze jours avant, de celle qui a accompagné l' investiture de Calderón dans le Palais législatif.

" Une dualité de pouvoirs… bourgeois ? » Bien sûr que non. Plus prosaïquement un échantillon de la crise politique majeure que connaît la " démocratie mexicaine » depuis l' élection à la présidence de Fox en 2000. Le monde politique officiel et ses porte-paroles médiatiques déclaraient alors que l' alternance à la présidence de la République entre le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et le PAN était la preuve de la maturité politique, obtenue grâce à la prétendue rénovation du système. Le Mexique, disaient-ils, entrait dans une étape nouvelle, le vieux régime avait été dépassé et le pays entrait dans le club restreint des " démocraties » authentiques. Mais chaque jour il est plus évident que tout ceci était une fraude, une simulation, un accord entre ceux d' en haut pour que les choses substantielles restent ce qu' elles ont toujours été ou… soient encore pires.

Brûlante Oaxaca

Les nuages d' incertitude qui se sont accumulés lors des six années de la présidence de Fox planent sur le nouveau gouvernement que Calderón prépare déjà. Ils sont la conséquence d' un mécontentement populaire impressionnant qui s' est accumulé et qui s' est exprimé au cours des derniers mois de manières les plus diverses : à commencer par l' occupation d' une avenue par des enfants de huit à dix ans protestant contre le renvoi de leur instituteur (à Mexico, récemment…) jusqu' à la rébellion populaire qui a provoqué le surgissement d' un embryon réel de dualité de pouvoirs une Commune dans la ville d' Oaxaca et dans les municipalités environnantes.

Le surgissement de l' Assemblée populaire des peuples d' Oaxaca (APPO) en juin dernier, a été provoqué par la répression sauvage que la police du gouverneur priiste de l' État d' Oaxaca, Ulises Ruiz Ortiz (appelé aussi URO), a exercée contre des enseignants en grève à l' appel de la section XXII du SNTE (Syndicat national des travailleurs de l' éducation), colonne vertébrale de la CNTE (Coordination nationale des travailleurs de l' éducation), un courant démocratique interne au syndicat qui a lié son destin dès le début avec la lutte contre la politique néolibérale du gouvernement Fox et qui la développe, avec des hauts et des bas en fonction de la situation particulière à chaque État, dans l' ensemble du pays.

Cinq mois durant le gouvernement local et de plus en plus le gouvernement fédéral lui-même ont tout fait pour diviser et soumettre le mouvement. La fermeté et l' intégrité des enseignants et de la population mobilisée autour d' eux ont permis de déjouer toutes ces tentatives. Le secrétariat du gouvernement a tenté de profiter de l' usure que représentent les mois sans payement des salaires pour les enseignants, pour les diviser. Cela a conduit le secrétaire de la section XXII, Rueda Pacheco, à tenter de reprendre le travail. Mais il n' a été suivi que par une minorité. Au fur et à mesure que le conflit s' installait, maintenant depuis près d' une demi-année, sa politisation et sa radicalisation s' approfondissaient aussi. Et cela, au fur et à mesure que le groupe priiste d' Ulises Ruiz Ortiz, désespéré, multipliait les provocations. Tout cela a finalement conduit à une situation dans laquelle il est devenu impossible de retourner dans les classes normalement même pour ceux qui avaient suivi le dirigeant syndical mentionné.

Provocation contre-productive

Ce fut une provocation perpétrée par les sbires d' Ulises le jeudi 26 et le vendredi 27 octobre dans les faubourgs de la ville, qui a conduit à la provocation plus grande encore : l' occupation de la ville par les forces fédérales. Beaucoup de ce qui a suivi tient au fait que parmi les premiers trois morts on ait compté la journaliste de l' agence Indymedia ainsi que l' anarchiste états-unien Bradley Will. De ce fait la presse de notre grand voisin nordique a commencé à s' intéresser à l' affaire. Le scandale s' est répercuté jusqu' à parvenir au gouvernement Bush à Washington. Il est évident que pour ce dernier la vie d' un citoyen états-unien est plus précieuse que la mort de plus de dix Mexicains victimes de la répression assassine. Tout comme les 2 500 soldats états-uniens morts en Irak ont plus de commentaires que les 600 000 Irakiens tombés depuis le début de l' occupation.

Avec la répression organisée par le gouvernement fédéral du 27 au 29 octobre, lorsque cinq mille membres de la Police fédérale préventive (en réalité, des soldats sous l' uniforme policier) ont envahi Oaxaca pour la soumettre ensemble avec les sbires judiciaires, les paramilitaires priistes, les agents fédéraux et les policiers municipaux, soutenus par les véhicules blindés, les hélicoptères et tout l' attirail typique de ces cas, cette lutte populaire inédite au Mexique semble avoir atteint sa limite. Après cinq mois de confrontations avec la police d' Ulises Ruiz Ortiz, après plus de dix morts et des dizaines de blessés, après les occupations avec barricades, les meetings et les marches à Oaxaca qui se sont répercutés dans la ville de Mexico et dans tous le pays, une période pleine de potentialités émancipatrices mais aussi d' abominables dangers réactionnaires a été ouverte.

Face à l' occupation policière de la ville d' Oaxaca l' APPO a pris la décision tactique d' abandonner le centre-ville où se trouvent les bâtiments gouvernementaux et de se retrancher derrière les barricades des faubourgs voisins. La police fédérale liquidait le jour les barricades reconstruites la nuit et a fini par devenir une escadre de sbires du gouverneurs qui fouillaient les maisons, torturaient, arrêtaient et réprimaient. La situation a atteint un point de confrontation décisif, qui faisait craindre une répression féroce et sans limites. Il suffit de rappeler que ce même corps de police s' était illustré dans le passé par la répression à Atenco, une localité cent fois plus petite que la ville d' Oaxaca.

La bataille à la cité universitaire de l' Université autonome Benito Juárez d' Oaxaca (UABJO) le 2 novembre constitue un exemple de cette situation pleine de contradictions. Les étudiants, les enseignants et le peuple en général se sont alors unis pour briser l' encerclement par la Police fédérale de ce qui était le véritable bastion de l' APPO, le siège de la Radio universitaire, véritable organisateur de la résistance et sa voix, audible aussi bien dans les États voisins du Chiapas et de Veracruz qu' en Allemagne ou en Italie, de l' autre côté de l' Atlantique. Les vaillants défenseurs ont cassé l' encerclement à la main, avec des pierres, des branches et toutes sortes d' artefacts.

Solidarité urgente

Une forte solidarité nationale et internationale qui a déjà commencé à s' exprimer est indispensable pour empêcher le coup de force réactionnaire déjà annoncé par le gouverneur priiste Ulises Ruiz Ortiz, qui n' hésite nullement à multiplier les morts et à répandre la désolation. Le chef du PRI d' Oaxaca s' est vanté récemment que " que si la Fédération ne soumet pas l' APPO, vingt mille priistes s' en chargeront ». Toutefois de telles vantardises promeuvent au sein de la population un climat de lynchage et de guerre civile. C' est pour cela aussi que la campagne visant le renversement d' Ulises Ruiz Ortiz est plus urgente que jamais si l' on veut empêcher une escalade de la répression menée par les forces fédérales.

Au cours des derniers jours les actes de solidarité avec l' APPO n' ont certainement pas manqué, aussi bien dans le district fédéral que dans les autres États. L' Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a déclaré l' alerte dans son territoire du Chiapas et a bloqué les routes. L' impact de la lutte a débordé les frontières et l' écho suscité par la lutte d' Oaxaca aussi bien aux États-Unis qu' en Amérique latine et en Europe est encourageant. Mais il est évident que l' exploit réalisé par l' APPO dans la bataille de l' Université, humiliant les fonctionnaires répressifs fédéraux, peut avoir des conséquences terribles. Les réactions prévisibles aussi bien des caciques locaux que du très droitier gouvernement fédéral menacent d' élever encore le niveau de la confrontation. Les groupes étatiques dominants proclament ouvertement leur appui à Ulises Ruiz Ortiz à longueur de pages dans presque toute la presse et n' hésitent pas à réclamer des actes répressifs exemplaires contre la rébellion. Parmi eux on voit y compris les secteurs transnationaux, liés à l' activité touristique sur le littoral d' Oaxaca. Pour leur part, Fox et son secrétaire du gouvernement notoirement réactionnaire, Abascal, ont reçu les félicitations du cardinal Norberto Crique, le plus important hiérarque de l' Église catholique au Mexique.

Face à cela, une vaste coalition des forces sociales, syndicales, politiques ou simplement citoyennes se prépare pour organiser et réaliser au cours des jours prochains des réunions, des caravanes se rendant à Oaxaca, des forums, des occupations et des grèves qui doivent culminer dans une grande manifestation dans la ville de Mexico le 10 novembre 2006, pour exiger la démission d' Ulises Ruiz Ortiz, la libération des prisonniers, la présentation des disparus et le début d' une ère nouvelle pour les peuples d' Oaxaca opprimés et les exploités.

L' APPO regroupe de large secteurs populaires de la ville d' Oaxaca et des faubourgs environnants, qui se sont étendus à l' ensemble de l' État, sans que pour le moment cela ne se transforme en une organisation représentative de l' État d' Oaxaca dans son ensemble. Y compris dans la capitale l' APPO n' a pas encore intégré certains secteurs essentiels de la classe travailleuse (comme les syndicats de diverses branches), même si son élan et sa vigueur ont réussi à s' imposer dans toute la vallée d' Oaxaca et lui ont permis d' occuper le Zócalo dans la capitale et de clore le palais gouvernemental et l' ensemble des officines étatiques voisines. Diverses marches gigantesques dans la ville d' Oaxaca (deux d' entre elles de plus de 300 000 personnes dans un État qui compte 3,5 millions d' habitants) ont mis à jour l' érosion complète de la légitimité du gouverneur priiste. Le congrès de l' APPO des 11-12 novembre devrait être l' occasion pour élever son organisation à un niveau supérieur, comme les luttes actuelles l' imposent.

La crise finale de l' ordre ancien

Oaxaca est un des États dont les peuples indiens constituent une large majorité. Quantitativement seuls le district fédéral et l' État de Mexico ont une population indigène supérieure. Ils partagent les indices de la marginalité sociale et économique les plus élevés avec les États voisins du Chiapas, Guerrero, Puebla et Veracruz. C' est dans ces états qu' on trouve les vingt communes les plus pauvres du pays, et la moitié d' entre elles se trouvent en Oaxaca. C' est un État exportateur de la main-d' œuvre et des centaines de milliers d' Oaxaquiens composent les communautés immigrées aux États-Unis, jouant un rôle notable dans leur organisation le long du littoral occidental de la Californie, de l' Oregon et de Washington. Les traditions populaires d' Oaxaca sont profondément imprégnées du syncrétisme culturel produit par le choc des cultures préhispaniques et européennes. Mais tout cela est mis en cause par l' impact du dynamisme sauvage et dévastateur des contre-réformes qui caractérisent la mondialisation néolibérale imposée depuis 25 ans.

Le peuple de Oaxaca a une longue et fière histoire. C' est la patrie du héros national sans doute le plus vénéré par les Mexicains, Benito Juárez, l' Indien universel, président itinérant de la République au milieu du XIXe siècle qui a fait face successivement aux forces conservatrices hispanophiles et cléricales, puis à l' empire de Maximilien soutenu par l' intervention napoléonienne française.

Mais les annales de la conflictuelle société d' Oaxaca ont également enregistré la naissance d' un autre personnage central de l' histoire mexicaine : Porfirio Díaz. Ce combattant libéral exemplaire qui avait lutté contre l' intervention impériale française sous les ordres de son compatriote président, a ensuite organisé un coup d' État contre la République restaurée, s' emparant ainsi du pouvoir et se transformant en un dictateur profondément haï qui, trente ans durant, aura finalement semé les graines d' une autre révolution, celle de 1910-1917.

Oaxaca fut ainsi, au cours de la période post-révolutionnaire, un des bastions de l' ordre nouveau instauré par le parti officiel, un ordre profondément enraciné dans le cadre des relations établies par les grands propriétaires et les fonctionnaires corrompus qui ont survécu à l' ouragan révolutionnaire. Le régime politique post-révolutionnaire, qui s' est rapidement transformé en une nouvelle dictature sui generis, a ainsi pu prendre appui sur le retard ancestral de cet État.

Depuis les années 1980 pourtant une soif de démocratie et d' un pays plus égalitaire et plus juste s' est développée avec force dans les couches les plus larges. Cet élan massif a fait céder l' autoritarisme bonapartiste et a ouvert les canaux d' expression pour les revendications populaires. La bourgeoisie dominante a dû prendre cela en compte. C' est là la raison essentielle de la décision prise à Los Pinos au cours des années 1990 d' engager une " transition démocratique » encadrée par un pacte pour amortir cette colère et cette révolte qui menaçaient de se convertir en un mouvement révolutionnaire puissant.

La propagande des mass-médias contrôlés par les maîtres du Mexique veut nous faire croire que depuis " la transition démocratique » de Fox ce régime corrompu et antidémocratique a été dépassé. Mais les événements d' Oaxaca témoignent qu' il s' agit là d' une publicité mensongère. L' ancien régime est toujours présent et le gouverneur Ulises Ruiz Ortiz représente le dernier maillon d' une lignée de gouverneurs priistes qui remonte à 1929, l' année de fondation du parti officiel, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). Si en 2000 le PRI a perdu la présidence de la République, il a maintenu sa mainmise sur l' État d' Oaxaca, qui est gouverné depuis 77 ans par une camarilla de caciques, de chefs de bandes et de fonctionnaires corrompus, qui s' auto-reproduit. Une situation que l' État d' Oaxaca partage avec les États voisins de Veracruz, de Puebla et de Tabasco et qu' il partageait encore récemment avec ceux du Chiapas et de Guerrero. Les populations de ces États ont représenté les bases les plus solides de ce qui avait été appelé le " vote vert » du PRI, socle inattaquable de ses triomphes électoraux durant plus de huit décennies si nous prenons en compte que les fondateurs du parti, le groupe dirigé par Obregón et Calles, se sont emparés du pouvoir en 1920.

La vague démocratique qui continue à secouer les profondeurs des masses populaires ne pouvait être stoppée par la transition arrangée entre le PRI et le PAN en 2000. Il y a deux ans, à la suite de l' élection du gouverneur d' Oaxaca, Ulises Ruiz Ortiz a été déclaré élu après une campagne très dure contre la coalition adverse constituée, oh ironie !, par le Parti de la révolution démocratique (PRD) et le parti d' action nationale (PAN) qui a culminé par la remise en cause des résultats obtenus à l' ombre de la fraude et clairement illégitimes. Depuis, le 2 juillet dernier, López Obrador (PRD) a dépassé le candidat priiste à la présidence de la République, Roberto Madrazo (un ami intime d' Ulises Ruiz Ortiz) faisant ainsi pour la première fois perdre une élection présidentielle par le PRI dans l' État d' Oaxaca.

Les événements d' Oaxaca, renforcés encore par tout ce qui arrive dans cette année centrale de la politique mexicaine, indiquent le point critique atteint par les trajectoires des groupes dominants. L' alliance du PRI et du PAN (populairement nommée PRIAN) ne peut tromper personne et la situation actuelle de Fox et de son successeur Calderón la démasque sans appel. Pour gouverner le pays, pour réaliser les contre-réformes néolibérales que demandent les capitalistes mexicains et, surtout, leurs maîtres impérialistes, Fox et Calderón et leur parti ont besoin du soutien du PRI. La durée du gouvernement Calderón en dépend, comme c' était le cas de la passation des pouvoirs.

A côté du président de la République, qui était le chef indiscutable du système politique post-révolutionnaire, le PRI, parti officiel, constituait le second pilier de cet ordre politique lucratif et stable qui avait dominé au cours de huit décennies. Depuis son apparition le PAN en était l' opposition loyale et est devenu en 1988 le parfait complice de la camarilla du président Salinas. La transition pactisée de 2000 a été la suite logique de cet accord. Un accord qui n' avait nullement pour but la démocratisation du Mexique, comme le disent ceux qui sont au service de leurs mass-médias, mais au contraire la préservation du statu quo. C' était un pacte pour la mise en pratique de la démocratie bourgeoise, une démocratie de l' argent, c' est-à-dire, dans les condition de ce pays, une caricature de la démocratie que la fraude électorale du 2 juillet a mise en évidence.

Démocratie bourgeoise contre démocratie populaire

La constitution et l' activité de l' APPO indiquent avec bien plus de clarté que les innombrables débats menés à ce sujet la direction choisie par les masses pour l' orientation de la démocratisation nationale. Il s' agit d' une démocratie des bases populaire, d' une démocratie des travailleurs, des hommes et des femmes d' en bas qui prennent le destin de leur vie entre leurs mains. Une démocratie directe avec la participation consciente de tous, équitable, égalitaire et solidaire. Une démocratie prolétarienne, surgie de la lutte contre ceux qui dominent par la force et par la corruption, par le garrot et l' argent.

L' embryon de la Commune que constitue l' APPO, la potentialité qu' il pourra dévoiler encore, ne manqueront pas d' être un exemple à suivre dans les autres États de la République. Si cette lutte parvient à durer et à s' approfondir, elle ouvrira la porte au surgissement dans notre pays d' un gouvernement de même type que celui matérialisé par la Commune de Paris au XIXe siècle et par les soviets (conseils) russes des révolutions de 1905 et 1917. Une assemblée démocratique soumise aux scrutins constants de ses représentants, avec des mandats révocables et constamment renouvelés pour empêcher la naissance d' une couche bureaucratique… Ce serait la seule manière pour le peuple mexicain d' exercer sa démocratie et d' accéder ainsi à un niveau supérieur de son développement historique.

Les mouvements comme celui qui a donné naissance à l' APPO sont, et le seront encore plus dans le futur, les véritables fossoyeurs de l' ordre ancien qui résiste et ne veut pas mourir comme ils seront les fondateurs du nouveau Mexique démocratique et égalitaire du futur. Mais cela ne sera possible qu' à la condition que les peuples s' emparent des tâches révolutionnaires, en suivant l' exemple immortel des masses françaises qui ont renversé l' ancien régime au cours de leur grande révolution du XVIIIe siècle. Et aussi celui de la révolution mexicaine qu' indique brillamment Friedrich Katz, historien et auteur de la biographie magistrale de Pancho Villa, en décrivant comment " l' ordre ancien » porfiriste a disparu au cours des trois premières années, de 1910 à 1913.

La dictature porfiriste avait duré trente ans. L' agonie de l' ordre ancien mexicain s' est étendue presque tout au long du XXe siècle. Il faudra sans aucun doute davantage de luttes comme celle d' Oaxaca pour que cette tâche révolutionnaire soit accomplie. Mais ce que l' expérience d' APPO nous a déjà montré, c' est que ce vieil ordre capitaliste, antidémocratique et soumis à l' impérialisme ne pourra être enterré que par la mobilisation rebelle et consciente des masses. Et cette leçon qu' apprennent aujourd' hui tous les travailleurs conscients du Mexique et du monde, est suffisante pour que la lutte de l' APPO soit considérée comme un point de repère important de la trajectoire héroïque de la nation mexicaine.

Le moment où la question sera clairement posée approche : ou bien le vieil ordre sera remplacé par un ordre nouveau surgi de la transformation sociale et politique radicale, ou un régime contre-révolutionnaire brutal fera surgir des entrailles du pays toute la pourriture qui guette déjà dans les replis criminels des politiques néolibérales.

Mexico D.F., le 4 novembre 2006

1. Voir Edgar Sánchez, Un saut qualitatif dans la lutte pour la démocratie, Inprecor n° 520 de septembre-octobre 2006.