Susan Weissman, Dissident dans la révolution, Victor Serge, une biographie politique, Éditions Syllepse 2006, 480 pages, 25 euros.
Loin des visions unilatérales, du possible réduit à la marche précautionneuse de l'histoire ou aux mensonges du stalinisme, voilà une biographie politique qui répond au nécessaire travail de mémoire et de relecture des luttes sociales toujours à poursuivre.
Cela fait probablement plus de quinze ans que je n'avais pas ouvert un ouvrage de Victor Serge. En lisant cette belle traduction — S. Weissman est américaine — j'ai retrouvé un style très particulier mêlant littérature, poésie, engagement et questionnement du monde. Les livres de Victor Serge, dont je trouvais des exemplaires rares au gré des brocantes et autres greniers avaient consolidé les lectures d'ouvrages historiques ou théoriques autour d'abord de la révolution russe puis des échecs renouvelés en Europe liés à la montée du stalinisme.
A travers la vie de Victor Serge, Susan Weissman nous entraîne dans les débats et les actions de la première moitié du vingtième siècle. Un monde ouvert par une extraordinaire perspective " Ils ont osé », par un début de révolution sociale. Malgré leurs débats et leurs pratiques, les dirigeants du parti bolchevique, comme ceux et celles des autres partis, se sont trouvés bien démunis face aux différentes contraintes et aux pesanteurs insoupçonnées des réalités sociales, économiques et politiques, sans parler même de l'intervention armée de la bourgeoise des principaux pays européens.
L'auteure expose les débats, les compréhensions, les divergences et les choix en explicitant les coordonnées des situations telles qu'elles apparaissaient pour les uns et les autres. Ce remarquable travail de recherche nous permet de suivre les avancées, les ajustements, les " erreurs » dans la plupart des débats qui ont marqué les évolutions en URSS. A la lumière de la fin du film, nous devrions probablement et collectivement poser d'autres questions mais il reste nécessaire de comprendre, sans anachronisme, ce qui pouvait être appréhendé et quelles réponses possibles, quelles alternatives auraient pu être développées.
Comme nous invitait à le faire Walter Benjamin, dans ses indispensables thèses sur l'histoire, il convient de rechercher les croisements, les bifurcations, les autres routes qui n'ont pas été empruntés. L'histoire de la défaite, de la contre-révolution, n'est pas inscrite, comme voudrait nous le faire croire les libéraux, dans l'idée de progrès social, dans le processus même de la révolution. Certes la situation était difficile et les possibilités peu ouvertes. Mais les choix, les erreurs ont été cumulatifs, offrant de moins en moins d'espace aux possibles. Il n'en reste pas moins, que la contre-révolution stalinienne a dû écraser toute structuration indépendante et assassiner la quasi-totalité des révolutionnaires de 1917.
Comment alors oublier qu'avant la nuit de la dictature, les débats ont été très ouverts, que même après l'interdiction des autres partis, chez les bolcheviques, les courants et les tendances portaient orientations et contradictions. Comprendre que la limitation d'organisation et de parole des couches sociales alliées ou non au prolétariat ne peut qu'être contradictoire avec l'idée même de socialisme, et que les mesures prises par Lénine, Trotsky et les autres ont fait le lit de la bureaucratie et du despotisme.
Peut-on socialiser l'industrie, sans contrôle des salariés, sans autogestion collective et sans démocratie ? Comment gérer la pénurie ? Comment construire des possibles ici sans que cela apparaisse à d'autres comme des trahisons (ex. de la sortie de la première guerre mondiale) ? Les questions sont multiples et l'on doit s'interroger sur le temps nécessaire, les défaites des années trente, pour que ces éléments soient enfin théorisés et puissent devenir un des socles des organisations se réclamant du trotskisme.
Victor Serge fut un oppositionnel irréductible au stalinisme, un rare survivant grâce à l'expulsion hors de l'URSS, un révolutionnaire toujours et encore malgré les jugements hâtifs de Trotsky et d'autres.
La fin de l'ouvrage, quand le souffle du possible s'est épuisé, relate les crispations des petits groupes autour de théorisations et de pratiques rabougries, des conflits où le sectarisme couvre les pensées des cendres des défaites. Ne jugeons cependant pas trop vite ces hommes et ces femmes qui ont su garder et transmettre l'espoir, des éléments de théorisations indispensables (sur la bureaucratie, la démocratie, le pluripartisme, l'autonomie des syndicats, etc.). A l'heure des renonciations ou des génuflexions serviles, ils et elles restaient guidé-e-s par la nécessité de d'autoémancipation des peuples et des classes exploitées et opprimées, irréductible à la caricature des partis staliniens et de la dictature en URSS, Le souffle de l'internationalisme et de la révolution continuait à brûler, au ralenti, sous les cendres des crimes et des défaites…
Aux générations actuelles de reprendre l'ensemble des débats, de s'extirper du court vingtième siècle. Et en questionnant le futur et le passé, tracer des pistes possibles d'une émancipation individuelle et collective…
Ce livre nous rappelle les apports de Victor Serge sur la compréhension des phénomènes révolutionnaires et sur la place centrale de la démocratie dans les processus d'émancipation. Ces éléments font partie intégrante de la base nécessaire à des réflexions et des pratiques renouvelées. A l'heure des raccourcis et des tentations simplificatrices, doit-on souligner que les couches salariées peuvent elles-mêmes s'organiser dans des formations plurielles et pluralistes y compris celles et ceux qui se réclament de la transformation radicale. Voilà un grand livre alliant esprit, réflexion, questionnement et érudition.