Réponse à Michel Löwy

par Hendrik Patroons

En effet, je ne partage pas ta thèse de l'opposition romantique à la civilisation capitaliste comme étant un levier pour une contestation révolutionnaire du capitalisme en tant que tel. Il n'est pas très " dialectique » de prétendre qu'un mouvement de révolte essentiellement culturel (et non socio-économique) puisse devenir révolutionnaire dans une société où le secteur " culturel » est chosifié et ne concerne qu'une infime partie de la population, d'autant plus que l'attitude romantique elle-même fait partie d'un monde chosifié. C'était là l'illusion du surréalisme.

 

S'ajoute à cela la différence que tu instaures dans tes livres " Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires » (1976) et " Rédemption et utopie » (1988) pour appuyer ta thèse entre " civilisation » (mauvaise) et " culture » (bonne), idée fortement active dans la jeunesse dorée culturelle allemande. Un point de vue critique sur cette question est développé par George L. Mosse dans son livre " Les racines intellectuelles du IIIe Reich (2006). Mosse parle de néo-romantisme là où je parle de l'attitude et de la mentalité romantiques, et non pas du " romantisme » (je sais que toute définition ou circonscription de ce terme est sujette à caution).

 

Quant à ta critique de ma chronologie, j'ai spécifié que cette mentalité a pris son essor avec l'émergence de l'impérialisme. Les " grands penseurs critiques et les plus radicaux » que tu cites ont précisément coupé (tu diras sans doute " aufgehoben ») les liens qui les liaient à cette mentalité obscurantiste. Lukács en est un exemple. Et ce n'est pas parce que Marx puise dans Carlyle qu'il est mû par les mêmes états d'âme romantiques de ce dernier. Goebbels aussi puisait dans Carlyle.

 

Tu a certainement raison de dire que la raison analytique est parfaitement capable de produire un discours pseudo-scientifique, antisémite, etc. Mais à la base de toute pensée qui se veut scientifique, il y a l'analyse, la raison, le rationalisme. Ce n'est que quand ce rationalisme-là est combiné avec une critique concrète (donc radicale et fondamentale et non seulement culturelle) de la société que l'on produit de la dialectique. Réduire la modernité (capitaliste) à l' " industrialisation de la mort », c'est oublier que le néo-romantisme a joué son rôle dans l'acceptation de cette " industrialisation », qu'il fait partie de la " dialectique » de la modernité. C'est la religion du bourgeois dans ses moments culturels, quand il veut oublier un instant sa pensée froide d'exploiteur rationnel. Pour paraphraser Marx : c'est le cœur d'un homme sans cœur, comme c'est l'esprit des temps sans esprit. C'est ce qui explique qu'un exterminateur nazi peut être également un admirateur de Hölderlin et de Schubert.

 

Tu considères mon article comme dirigé principalement contre " le romantisme » et non contre les anti-Lumières, tandis que je considère le romantisme comme un élément parmi d'autres (comme le positivisme analytique) de la configuration anti-Lumières. Je n'ai pas dit que Talmon fait une critique anti-romantique de Rousseau ! Tu oublies que le " précurseur romantique » Rousseau a profondément influencé le non-romantique Kant par ses idées politiques peu romantiques. Je n'ai nulle part affirmé que les Lumières formaient un bloc homogène, au contraire. C'est ce qu'en font ses ennemis.