Revue et site sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

Le Manifeste pour une révolution écosocialiste : une déclinaison possible aux Philippines

par Daniel Tanuro
Bidonvilles et gratte-ciel sur le front de mer à Manille

Adopté par la Quatrième Internationale, le « Manifeste pour une révolution écosocialiste – Rompre avec la croissance capitaliste » a été présenté à Manille en octobre 2025 lors d’une discussion réunissant universitaires, militants de mouvements sociaux et d’organisations politiques. La réunion était co-organisée par l’IIRE-Philippines et le Partido Manggagawa. Le texte ci-dessous est celui de l’intervention de Daniel Tanuro, qui a a coordonné le travail de rédaction du Manifeste. Nous publions par ailleurs le texte « Introduction to the Manifesto for an Ecosocialist Revolution: Work Less, Live Better » (sur ESSF, article 76874) que Maral Jefroudi (codirectrice de l’IIRE Amsterdam) a présenté au cours de la même réunion.

Lors de son dernier congrès mondial, la Quatrième Internationale a adopté un document intitulé « Manifeste pour une révolution écosocialiste – Rompre avec la croissance capitaliste ». L’objectif de cette conférence n’est pas d’entrer dans le détail de ce texte, mais plutôt de présenter les problèmes qu’il soulève. En guise de conclusion, je proposerai quelques pistes pour une éventuelle concrétisation dans le contexte philippin.

Point de départ : l’immense menace de la « crise écologique »

Le point de départ est ce que l’on appelle la « crise écologique mondiale ». Nous pensons que cette crise nous confronte à une situation de menace existentielle sans précédent, non seule-ment dans l’histoire du capitalisme, mais aussi dans l’histoire de l’humanité.

Les scientifiques identifient neuf paramètres qui conditionnent la durabilité humaine sur la planète Terre :

Le changement climatique (principalement dû à la concentration atmosphérique croissante en CO2, par suite principalement de la combustion d’énergies fossiles) ;

La perte de biodiversité (dont le rythme est actuellement plus rapide qu’à l’époque de la dispa-rition des dinosaures, il y a 60 millions d’années) ;

La pollution de l’air par les particules (à l’origine de nombreuses maladies respiratoires) ;

L’empoisonnement des écosystèmes par de « nouvelles substances chimiques » (nucléides radiactifs, pesticides, PFAS… et autres substances cancérigènes, dont certaines s’accumulent car elles ne sont pas – ou très lentement - décomposables naturellement) ;

Le changement d’affectation des sols et leur dégradation (déforestation, érosion, perte de nu-triments, destruction des zones humides…) ;

L’acidification des océans (entraînant la disparition des récifs coralliens, hauts lieux de la biodi-versité) ;

Les ressources en eau douce ;

La perturbation des cycles de l’azote et du phosphore (la surutilisation des nitrates et des phosphates en agriculture provoque un phénomène appelé eutrophisation : la prolifération excessive d’algues appauvrit l’eau en oxygène dissous) ;

L’état de la couche d’ozone stratosphérique (qui nous protège des rayons UV).

Pour chacun de ces paramètres, les scientifiques ont déterminé un « seuil » de durabilité. Ce seuil n’est pas une limite stricte, mais son franchissement signifie que nous entrons dans une zone dangereuse. Il y a quinze ans, les chercheurs estimaient que trois seuils avaient été franchis : le CO2, la biodiversité et l’azote. Actuellement, ils estiment que sept seuils ont été franchis. Le seul indicateur ayant évolué positivement est l’état de la couche d’ozone (grâce à la mise en œuvre de mesures adéquates, non néolibérales, de régulation, pour des raisons spécifiques qui ne seront pas développées ici). Aucun seuil clair n’a encore été déterminé pour la pollution at-mosphérique par les particules.

Il suffit de parcourir cette liste de paramètres pour comprendre que la soi-disant « crise écologique » est aussi une crise sociale majeure aux conséquences potentiellement énormes. Ces conséquences sont bien connues, en particulier dans votre pays : typhons plus violents, pluies torrentielles plus fréquentes, sécheresses plus intenses, vagues de chaleur plus nombreuses, glissements de terrain plus fréquents, inondations côtières et fluviales plus fréquentes, élévation du niveau de la mer, etc. Tous ces phénomènes s’aggravent et continueront de s’aggraver si rien ne change.

Si l’on met de côté la couche d’ozone, les autres facettes écologiques de la crise sont étroitement liées, et le changement climatique occupe une position centrale dans le tableau. Le réchauffement climatique accélère la perte de biodiversité, la combustion des énergies fossiles est une cause majeure de pollution atmosphérique par les particules, l’acidification des océans résulte de la concentration croissante de CO2dans l’atmosphère, la déforestation est la deuxième source d’émissions de CO2, les nitrates en excès se dégradent en libérant un puissant gaz à effet de serre (l’oxyde nitreux), les pesticides et les PFAS sont des produits de l’industrie fossile (pétro-chimique)…

Les scientifiques alertent depuis des décennies sur une catastrophe imminente, mais les gou-vernements sont restés passifs, ou presque. Aujourd’hui, certains chefs d’État, comme Trump et Milei, nient ouvertement la réalité. D’autres prennent des mesures largement insuffisantes, ineffi-caces, voire contre-productives ; de plus, ils remettent leurs propres mesures en question au nom de la compétitivité.

Du fait de cette attitude, la catastrophe n’est plus une simple possibilité. Nous y sommes déjà, et elle s’accélère. Si rien ne change, si aucun plan d’urgence n’est mis en œuvre, elle deviendra incontrôlable. L’état physique de la Terre se modifiera, et il n’y aura plus de retour en arrière. La catastrophe se transformera en cataclysme, comparable à celui qui a provoqué l’extinction des dinosaures. Selon certaines recherches récentes, une succession de « rétroactions positives » à partir de 2 °C de réchauffement pourrait suffire à précipiter la planète sur cette voie irréversible.

Les populations les plus pauvres ne sont pas responsables de la catastrophe, mais elles en sont les principales victimes, surtout dans les pays les plus pauvres. À l’heure actuelle, selon le GIEC (AR6, groupe de travail 2, rapport complet), les trois quarts des surfaces cultivées mondiales subissent des pertes de rendement dues à la sécheresse météorologique ; 3 à 3,5 milliards de personnes sont fortement impactées par le changement climatique ; quatre milliards de per-sonnes souffrent de graves pénuries d’eau pendant au moins une partie de l’année. La plupart de ces personnes vivent dans les pays les plus pauvres. Leur existence même est menacée.

Une climatologue de renom, ancienne coprésidente du groupe de travail 1 du GIEC, l’a récem-ment déclaré lors d’une interview : au rythme actuel, nous nous dirigeons vers une augmentation de 4 °C de la température moyenne mondiale dans les prochaines décennies. Personne ne sait exactement à quoi ressemblera la Terre dans une telle situation, mais une chose est absolument certaine : une planète aussi chaude ne pourra pas supporter 8 milliards d’êtres humains ; probablement seulement la moitié.

Le simple bon sens devrait exiger la prise urgente de mesures drastiques de justice sociale et écologique. Pourquoi n’est-ce pas le cas ? Qu’est-ce qui est plus fort que le bon sens, plus fort que l’instinct de survie collectif ? La réponse est limpide : la course au profit, qui implique inévitablement de produire toujours plus de biens à moindre coût, engendrant ainsi toujours plus d’inégalités et de discriminations sociales.

La vérité est que le capitalisme est un système productiviste, et que ce productivisme est destructiviste. Le capitalisme social n’existe pas. Le capitalisme vert n’existe pas non plus, pour la même raison. Nous devons nous efforcer de sortir de ce système absurde. Sans cela, il écrasera les classes populaires, mutilera la nature dont nous faisons partie et pourrait même détruire l’humanité.

Une révolution – une révolution mondiale sociale, écologique, féministe et anticolonialiste – est objectivement nécessaire. C’est le point de départ de notre Manifeste.

Une perspective historique mondiale renouvelée

Ce point de départ n’est pas nouveau. Mais il implique une perspective historique mondiale renouvelée. Dans le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels écrivaient que « le prolétariat doit prendre le pouvoir politique pour augmenter la quantité de forces productives ». Ce n’est plus une option envisageable aujourd’hui à l’échelle mondiale. Même une économie stationnaire n’est plus envisageable. À l’échelle mondiale, le franchissement des seuils de la soutenabilité humaine sur Terre signifie clairement que le capitalisme nous a menés trop loin. Il nous faut revenir en arrière, point final. Accroître les forces productives, c’est le propre du capitalisme. Nous devons les réduire globalement. Autrement dit, une décroissance est objectivement nécessaire. Cette décroissance n’est évidemment pas notre projet de société : l’écosocialisme est notre pro-jet. La décroissance globale n’est pas une revendication : c’est une contrainte dont nous devons tenir compte dans la transition vers une autre société.

Cette nécessité de décroissance mondiale semble en totale contradiction avec la situation dans un pays comme les Philippines et d’autres pays pauvres. En effet, d’immenses besoins sociaux restent insatisfaits dans votre pays. Un quart de la population souffre de malnutrition. Il est indispensable de développer le système éducatif, le système de santé, un système de distribu-tion d’eau potable pour tous, etc.

Ces besoins sont pleinement légitimes. Nul ne peut les nier, ils doivent être satisfaits. Bien évidemment, cela implique une certaine forme de croissance économique. Construire des logements décents pour tous nécessite du ciment. Produire ce ciment demande de l’énergie et émet du CO2. Des capacités accrues sont indispensables pour relever tous ces défis, dans l’intérêt des populations les plus pauvres.

C’est dire que l’humanité ne pourra faire face à la crise socio-écologique qu’en tenant compte d’un principe fondamental inscrit dans la CCNUCC : le principe des« responsabilités et capacités communes mais différenciées ». Les pays développés sont responsables de la catastrophe, doi-vent en supporter le coût. Ces pays ont les moyens nécessaires. Ils doivent les transférer. Ils doivent réduire leurs émissions de 15 % par an. Ce n’est possible qu’au prix d’une décroissance économique radicale, sans frapper les populations pauvres de ces pays.

Cependant, le défi de la décroissance concerne aussi les pays pauvres. En effet, le principe des « responsabilités et capacités communes mais différenciées » ne signifie pas que ces pays pourraient suivre le modèle de développement des pays développés.

Ce modèle reposait – et repose encore – sur les énergies fossiles et l’agrobusiness. La classe dirigeante mondiale et les « élites » capitalistes du Sud prétendent que ce modèle extractiviste permettra même aux pays les plus pauvres de rattraper les pays les plus développés. C’est totalement faux. En réalité, si les pays pauvres continuent d’appliquer ce modèle de « développement » – comme le fait la Chine –, cela aggravera la catastrophe dont ils sont déjà victimes, et accélérera la transformation de la catastrophe en cataclysme. On comprend immédiatement qu’il est absurde de persister dans cette voie !

Conséquences pour les pays les plus pauvres

Ceci nous amène à une conclusion importante de notre Manifeste. Citation :

« Le discours du « rattrapage du Sud par rapport au Nord » est une chimère, un écran de fumée destiné à masquer la perpétuation de l’exploitation capitaliste et impérialiste, qui creuse les iné-galités. Face à la multiplication des catastrophes écologiques, ce discours perd toute crédibilité. (…) L’heure n’est plus au « rattrapage », mais au partage planétaire. (…) Pour satisfaire leurs be-soins, les populations des pays dominés ont besoin d’un modèle de développement radicale-ment opposé au modèle impérialiste et productiviste, un modèle qui privilégie les services publics pour le bien commun et non la production de biens destinés au marché mondial. Ce modèle anticapitaliste et anti-impérialiste exproprie les monopoles des secteurs de la finance, des mines, de l’énergie et de l’agroalimentaire, et les socialise sous contrôle démocratique. »

Le Manifeste va plus loin. Il établit une distinction entre les pays dits « émergents » et les pays plus pauvres. Notamment les Philippines, qui émettent en moyenne 1,4 tCO₂/habitant par an, c’est-à-dire moins que la moyenne mondiale des émissions par habitant nécessaire au respect de l’Accord de Paris.

Voici ce que le Manifeste dit au sujet de ces pays :

« Surtout dans les pays les plus pauvres, la nécessité de satisfaire les besoins de la population exigera une augmentation de la production matérielle et de la consommation d’énergie pendant une certaine période. Dans le cadre d’un modèle de développement alternatif et d’autres échanges internationaux, la contribution de ces pays à la décroissance écosocialiste mondiale et au respect des équilibres écologiques consistera à :

« Imposer une juste réparation aux pays impérialistes.

« Mettre fin à la consommation ostentatoire de l’élite parasitaire.

« Lutter contre les mégaprojets écocides inspirés par les politiques néolibérales capitalistes, tels que les oléoducs géants, les projets miniers pharaoniques, les nouveaux aéroports, les puits de pétrole offshore, les grands barrages hydroélectriques et les immenses infrastructures touristiques qui s’approprient le patrimoine naturel et culturel au profit des riches.

« Mettre en œuvre une réforme agraire écologique pour remplacer l’agro-industrie. » Refuser la destruction des biomes par les éleveurs, les planteurs d’huile de palme, l’agro-industrie en général et l’industrie minière, la « compensation forestière » (projets REDD et REDD+) ainsi que les « accords de pêche » qui offrent des ressources halieutiques aux multinationales de la pêche industrielle, etc. »

Nous avons constaté que cette voie de développement (la décroissance écosocialiste) est con-tradictoire avec l’approche productiviste du Manifeste du Parti communiste. Mais elle n’est nullement contradictoire avec le marxisme. En effet, Marx lui-même a changé d’avis.

Le Marx du Manifeste du Parti communiste considérait l’émancipation des exploités et des opprimés comme conditionnée par l’accroissement des forces productives. Vingt ans plus tard, le Marx du Capital, conçoit l’émancipation comme conditionnée par la gestion rationnelle des échanges de matière entre l’humanité et le reste de la nature. C’est « la seule liberté possible », dit-il. Il n’est plus productiviste, ni un admirateur de la technologie en général. Au contraire, il dénonce l’alliance entre l’agrobusiness et la grande industrie qui « ruine les deux sources de toute richesse : la Terre et le travailleur ».

Et ce n’est pas le point final de son évolution. Vingt autres années plus tard, à la fin de sa vie, dans sa lettre à la populiste russe Vera Zassoulitch, Marx affirme clairement que la « commune rurale », dans les pays où elle existe, et grâce à l’alliance avec la classe ouvrière des pays développés, pourra construire une société socialiste sans passer par le capitalisme. Cette dernière évolution de sa pensée revêt une grande importance aujourd’hui, notamment au regard des luttes des peuples autochtones.

Nous considérons donc notre Manifeste écosocialiste comme un prolongement et un approfondissement de cette évolution de la pensée de Marx.

Un programme de transition renouvelé : femmes, paysans, peuples autochtones

La nouvelle perspective anti-productiviste de notre Manifeste implique un effort de renouvellement de notre programme, c’est-à-dire de notre vision du monde pour lequel nous luttons, de nos revendications et de notre stratégie. Je ne peux développer tous ces aspects en détail.

Le monde pour lequel nous luttons est le sujet du chapitre trois de notre document. Ce chapitre est essentiel. Il repose sur l’idée que, dès lors que les besoins fondamentaux sont démocrati-quement satisfaits, l’être est plus important que l’avoir.

Quant aux revendications de transition qui constituent un pont vers la société nouvelle, nous res-tons fidèles à la méthode tracée par Léon Trotsky. Nous reprenons les revendications qu’il a formulées - telles que l’expropriation des grands groupes capitalistes, la réduction du temps de travail, le contrôle ouvrier, etc. - mais nous élargissons le champ d’application de sa méthode.

Nous élargissons le champ car nous considérons tous les mouvements sociaux comme faisant partie intégrante de la lutte des classes. Permettez-moi encore une citation de notre document :

« La lutte des classes n’est pas une froide abstraction. (…) ‘Le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses’ (Marx) la définit et en désigne les acteurs. Les luttes des femmes, des per-sonnes LGBTQI+, des peuples opprimés, des personnes racisées, des migrant.e.s, des paysan.ne.s et des peuples indigènes pour leurs droits ne sont pas ne sont pas placées à côté des luttes des travailleur·ses contre l’exploitation du travail par les patrons. Elles font partie de la lutte des classes vivante. Elles en font partie parce que le capitalisme a besoin de l’oppression patriarcale des femmes pour maximiser la plus-value et assurer la reproduction sociale à moindre coût. Il a besoin de la discrimination des personnes LGBTI+ pour valider le patriarcat. Il a besoin du racisme structurel pour justifier le pillage de la périphérie par le centre. Il a besoin de “politiques d’asile” inhumaines pour réguler l’armée de réserve industrielle. Il a besoin de soumettre la paysannerie aux diktats de l’agro-industrie productrice de malbouffe, pour comprimer le prix de la force de travail. Et il a besoin d’éliminer la relation respectueuse que les communautés hu-maines entretiennent encore en elles-mêmes et avec la nature, pour la remplacer par son idéolo-gie individualiste de domination, qui transforme le collectif en automate et le vivant en chose morte. »

Le Manifeste accorde une place centrale aux revendications féministes. Les femmes « prennent soin » davantage que les hommes. Les raisons de cette réalité font débat parmi les féministes : est-ce dû à leur nature de femmes ou à l’oppression patriarcale ? Nous pensons que l’oppression patriarcale est le facteur déterminant, mais là n’est pas la question ici. L’essentiel ici est que « prendre soin des autres » est ce dont nous avons un besoin urgent : en effet, pour lut-ter contre la catastrophe écosociale, nous devons prendre soin des personnes et de la nature.

Prendre soin implique de reconnaître l’importance centrale de la reproduction sociale par rapport à la production. Cette importance ne peut que croître dans le contexte du tournant nécessaire vers une décroissance juste et écosocialiste. Aujourd’hui, ce n’est pas un hasard si la droite, l’extrême droite et les forces réactionnaires en général s’attaquent violemment aux droits des femmes, en particulier à leur droit de disposer de leur corps et de leur capacité reproductive. Le virilisme et le machisme sont évidement utilisés et encouragés par l’extrême-droite comme armes de domination sur les femmes. Mais cette domination des femmes s’inscrit dans un projet réac-tionnaire plus vaste de domination de la société et d’appropriation de la nature par le capital. En fin de compte, la violence croissante contre les femmes (et les personnes LGBT+) témoigne de la détermination de la classe dirigeante à défendre par tous les moyens son système d’exploitation du travail et de la nature.

L’importance accordée aux peuples autochtones illustre notre approche renouvelée du pro-gramme de transition. Bien que minoritaires au sein de la population mondiale, les peuples indi-gènes apportent la preuve qu’une autre relation entre l’humanité et le reste de la nature est pos-sible. Leur témoignage revêt ainsi une immense portée idéologique. Citation :

« En particulier, les peuples autochtones et les communautés traditionnelles sont à l’avant-garde de la lutte contre la domination destructrice du capitalisme sur leurs corps et leurs territoires. Dans de nombreuses régions, ils sont même l’avant-garde de nouveaux mouvements révolution-naires des classes subalternes. C’est pourquoi nous reconnaissons qu’ils sont une partie fon-damentale du sujet révolutionnaire du 21e siècle. »

Pour les mêmes raisons, le Manifeste accorde également une grande importance aux luttes et aux revendications des petit.e.s paysan.ne.s face à l’agrobusiness. Citation : « Des politiques volontaristes sont nécessaires pour stopper la déforestation et remplacer l’agro-industrie, les plan-tations industrielles et la pêche à grande échelle respectivement par l’agroécologie paysanne, l’écoforesterie et la pêche artisanale. (…) La souveraineté alimentaire, conformément aux propositions de la Via Campesina, est un objectif clé. Elle passe par une réforme agraire radicale : la terre à celleux qui la travaillent, en particulier les femmes. Expropriation des grands propriétaires terriens et de l’agro-industrie capitaliste qui produisent des biens pour le marché mondial. Distri-bution de la terre aux paysan·nes et aux paysan·nes sans terre (familles ou coopératives) pour la production agrobiologique. »

Une stratégie renouvelée

Un programme renouvelé implique logiquement une stratégie renouvelée. Le Manifeste rompt avec la vision dogmatique de la lutte des classes comme l’action d’une classe ouvrière indus-trielle, majoritairement masculine, objectivée et idéalisée. Non seulement les luttes des femmes, des jeunes, des peuples autochtones, des petits paysans, des migrants et des personnes LGBT+ font partie intégrante de la lutte des classes, mais elles y jouent un rôle décisif dans cer-taines circonstances. Prenons l’exemple de Greta Thunberg : quand elle traverse l’Atlantique à la voile et mobilise 500 000 personnes à Montréal dans une manifestation pour le climat, ou quand elle navigue vers Gaza pour briser le blocus israélien, cette jeune femme est à l’avant-garde de la lutte des classes !

De plus, ces luttes contribuent à combattre l’idéologie productiviste au sein de la classe ou-vrière. Ce point avait d’ailleurs été relevé par Lénine dans sa lutte contre l’« ouvriérisme » et l’« économisme ». Dans « Que faire ? », il écrivait ceci : « La conscience politique de classe ne peut être apportée aux travailleurs que l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et employeurs. » Le Manifeste, dans son dernier chapitre, insiste donc sur l’importance d’une stratégie fondée sur la convergence et l’articulation des luttes. Le chemin est semé d’embûches, car chaque mouvement social possède son propre rythme et ses spécificités. C’est entre autres pour cette raison qu’il est crucial de construire des partis politiques, avec des membres actifs dans différents mouvements sociaux.

Un plan d’urgence pour le climat et la justice sociale aux Philippines ?

On a vu que le Manifeste communiste n’était pas un point final mais un point de départ dans la pensée de Marx et Engels. Il en va de même pour notre Manifeste écosocialiste, même s’il n’a évidemment pas la même ambition historique !

En réalité, notre Manifeste n’est rien de plus qu’un diagnostic, une perspective qui en découle, et quelques orientations stratégiques et programmatiques. Ces orientations doivent être concréti-sées et approfondies au niveau des différents pays et groupes de pays.

Selon le Rapport mondial sur les risques 2017, les Philippines sont le troisième pays le plus vul-nérable au changement climatique. Non seulement les pauvres sont et seront les principales vic-times, mais la catastrophe engendrera de nouveaux pauvres et alimentera une spirale de vulné-rabilité et d’inégalités sociales. Dans ce contexte, la concrétisation du Manifeste pourrait consis-ter à élaborer un « Plan d’urgence pour le climat et la justice sociale ». L’ambition devrait être de s’attaquer aux principaux problèmes sociaux et écologiques combinés, en tenant compte de l’extrême urgence d’une réponse cohérente, planifiée et immédiate.

Il y a un ouvrage bien connu d’Eduardo Galeano intitulé « Les veines ouvertes de l’Amérique la-tine ». En réalité, les veines des Philippines sont également ouvertes, pour les mêmes raisons : le colonialisme (par le même colonisateur) et le pillage impérialiste avec la complicité des « élites » locales corrompues. La situation est même pire que celle décrite par Galeano, car non seulement votre main-d’œuvre et vos ressources naturelles sont pillées, mais, en plus vous subissez en retour, de plein fouet, la catastrophe écosociale causée par les puissances capitalistes.

À quoi pourrait ressembler un plan d’urgence pour le climat et la justice sociale ? Au vu de ce que nous avons et discuté vu ces derniers jours, l’alternative pourrait reposer sur une réforme agraire radicale visant à généraliser l’agroécologie, dans le respect des droits des peuples autochtones et en protégeant la biodiversité. Vingt pour cent de la population active travaille dans l’agricul-ture, et 60 % dans le secteur (surtout informel) des services. La question foncière est cruciale pour freiner – et inverser si possible – l’exode rural, la croissance insoutenable d’une mégapole comme Manille et de ses bidonvilles, l’émigration de millions de jeunes (principalement des femmes) vers les pays du Golfe et d’autres régions, ainsi que pour affronter les problèmes de santé liés à la pollution et à la destruction de l’environnement.

Les défis sont immenses et ne doivent pas être sous-estimés. Ils exigent des réponses structu-relles. Selon moi, une réforme agraire radicale et démocratique pourrait constituer le pilier central d’un plan répondant aux besoins fondamentaux en matière de santé, d’eau, de logement, d’assainissement et d’éducation.

Prenons, à titre d’exemple, les menaces qui pèsent sur Manille et sa région. Ces menaces résul-tent de la combinaison de l’accumulation de la pauvreté (due au modèle de développement capitaliste), de l’accélération de la subsidence des sols (due au pompage excessif des eaux souter-raines), de la montée du niveau de la mer et de l’intensification des typhons (tous deux liés au changement climatique). On parle d’« élévation relative du niveau de la mer » quand on additionne les effets de la montée du niveau de la mer à l’échelle mondiale, des ondes de tempête et de la subsidence des sols. Les scientifiques estiment cette élévation relative dans la baie de Manille à 60 cm au cours du siècle dernier (soit trois fois la montée du niveau de la mer à l’échelle mon-diale). Elle pourrait atteindre 2,04 mètres d’ici 2050. Une telle élévation inonderait de façon per-manente 60 à 80 kilomètres carrés dans la seule métropole de Manille (Metro Manila). Il faut souligner que ces chiffres n’incluent ni les risques croissants d’inondations fluviales dus à la mul-tiplication des fortes pluies et aux mauvaises pratiques d’aménagement du territoire (déforesta-tion, etc.), ni les impacts potentiels d’une dislocation (probable) d’une partie de la calotte gla-ciaire antarctique !

Une grande partie des habitant.e.s des bidonvilles vivent dans les zones les plus vulnérables de la baie de Manille. Des millions de personnes pauvres sont menacées, notamment les femmes, les enfants et les personnes âgées. Les digues et autres aménagements ne suffiront pas à prévenir le danger. Au contraire, une telle approche, qui vise à maintenir le statu quo, pourrait aggraver la situation (c’est ce que le GIEC appelle la « maladaptation » : une adaptation qui accroît les risques). Surtout si elle est mise en œuvre de manière technocratique, sans contrôle démocra-tique ni participation des communautés.

La relocalisation de millions de personnes semble inévitable. Mais elle aussi doit être organisée de manière sociale et démocratique. Très souvent, les catastrophes sont instrumentalisées par les gouvernements pour expulser les populations pauvres. À ma connaissance, c’est le cas à Manille. Selon certaines études, 6 000 ménages ont été relogés dans des zones dépourvues d’accès aux services essentiels, transformées en nouveaux bidonvilles. Le dernier rapport du GIEC mentionne qu’à Manille, « la fragmentation des infrastructures urbaines, censée promouvoir la résilience climatique, n’a entraîné qu’une réduction marginale de la vulnérabilité, l’augmentation de la vulnérabilité des communautés exclues compensant largement la diminution de la vulnérabi-lité des communautés plus aisées ». La raison est politique : « les plans d’adaptation sont princi-palement évalués sous l’angle de leur viabilité économique et financière », dit le GIEC.

La relocalisation et les autres mesures d’adaptation constituent des demandes immédiates qui exigent un engagement clair en faveur de la justice sociale, de l’écologie et de la démocratie. La relocalisation, en particulier, implique une planification, la propriété publique des terres, des en-treprises publiques pour construire des logements décents dans un cadre urbain de qualité, et un contrôle populaire pour prévenir les scandales de corruption. Plus largement, la relocalisation implique un modèle de développement rompant avec les différentes formes d’extractivisme (ex-ploitation minière, agro-industrie et pêche industrielle) qui alimentent un sous-développement néfaste et inégalitaire (le fait que les Philippines ne soient pas autosuffisantes en production de riz est révélateur). En d’autres termes, lutter contre les menaces socio-écologiques requiert des mesures qui commencent à remettre en question les règles du capitalisme.

Une lutte pour le pouvoir politique

Mettre en lumière les problèmes urgents et les relier à des solutions anticapitalistes fut la mé-thode transitoire employée par Lénine dans son célèbre texte « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer ». Nous devrions tous le relire, car il est une source d’inspiration.

Un tel plan d’urgence, ancré dans les principaux problèmes et menaces écosociales immédiats, pourrait paraître exagéré, voire irréaliste. Mais il est, hélas, fort probable que l’évolution de la catastrophe révélera sa pertinence et son urgence aux yeux d’une part croissante de la popula-tion.

Cette prise de conscience pourrait être plus lente qu’en Russie entre juillet et octobre 1917 (Lénine écrivit « La catastrophe imminente » en juillet). Cela tient au fait que le rythme de la catas-trophe écosociale est encore relativement lent pour le moment. Mais ce rythme n’est pas linéaire, une accélération soudaine est probable. Il nous faut tirer la sonnette d’alarme avec vigueur :

Comme je l’ai mentionné précédemment, la probabilité de la dislocation d’un immense glacier en Antarctique (le glacier Totten) est très élevée. Nul ne sait quand cela se produira, mais les scien-tifiques la considèrent comme inévitable et cette dislocation provoquera une montée immédiate du niveau de la mer d’au moins 1,5 m.

 À titre d’exemple, selon le GIEC, le réchauffement climatique et la disparition des récifs coral-liens pourraient entraîner une baisse de 50 % du potentiel halieutique maximal des eaux phi-lippines d’ici 2050, par rapport aux niveaux de 2001-2010.

 D’après le World Resources Institute, le pays connaîtra une pénurie d’eau sévère d’ici 2040, avec des conséquences néfastes, notamment pour l’agriculture (baisse de 10 % du rende-ment du riz par degré Celsius de réchauffement).

Bien entendu, un tel plan d’urgence pour la justice sociale et écologique n’est envisageable que s’il s’inscrit dans une lutte pour le pouvoir politique. En effet, la réalisation du plan suppose un gouvernement fondé sur les besoins et la mobilisation des classes populaires, rompant avec les dogmes capitalistes, la corruption, l’extractivisme et la dictature du capital financier.

Un tel gouvernement aurait du mal à résister à l’impérialisme s’il restait isolé, mais la grande similitude des situations en Asie du Sud-Est (les menaces sur Jakarta et Hô Chi Minh-Ville sont très semblables à celles qui pèsent sur Manille) permet d’espérer une extension de la lutte à plusieurs pays.

Notre plus grand souhait est que notre Manifeste encourage la gauche et les mouvements sociaux à élaborer une telle alternative et à s’unir autour d’elle.

Version du 30 octobre 2025. Traduit de l’original anglais par l’auteur.

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المؤلف - Auteur·es

Daniel Tanuro

Daniel Tanuro, ingénieur agronome et militant écosocialiste, est membre de la direction de la Gauche anticapitaliste (GA-SAP, section belge de la IVe Internationale). Outre de nombreux articles, il est l’auteur de Impossible Capitalisme vert (la Découverte, Paris 2010) et de Trop tard pour être pessimistes ! Écosocialisme ou effondrement (Textuel, Paris 2020).