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Une défaite historique pour la droite mexicaine

par José Luis Hernández Ayala
Sheinbaum le 19 novembre 2023, avec à la main la confirmation de sa candidature à la présidence. © EneasMx - CC BY 4.0

La victoire électorale du parti au pouvoir a été éclatante. Il a remporté la présidence, mais aussi sept des neuf postes de gouverneur d’État qui étaient en jeu et la majorité au sein du pouvoir législatif. Un tel scénario ouvre la voie à des transformations plus profondes visant à la liquidation définitive de l’ancien régime de domination du PRI.

Au-delà des effets purement électoraux – gagner la présidence de la République, sept des neuf postes de gouverneurs d’État et une majorité qualifiée pour approuver les réformes constitutionnelles au sein du pouvoir législatif –, les effets de la raclée électorale des partis de droite, malgré toute leur impudence, leur « guerre sale » et le soutien éhonté des forces de la droite internationale, ont ouvert la voie à des changements plus profonds rendant possible la liquidation définitive de l’ancien régime de domination du PRI, du néolibéralisme et la recherche d’un pays plus juste, plus libre et plus démocratique.

Pour la présidence de la République, la candidate progressiste, Clara Sheinbaum Pardo, du parti Morena (Movimiento de Regeneracion Nacional), en alliance avec le Parti Écologiste Vert (PVE) et le Parti du Travail (PT), a obtenu environ 60 % des voix (36 millions de voix). La candidate de droite, Xóchitl Gálvez, représentant le Parti action nationale (PAN), le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et le Parti de la révolution démocratique (PRD), a obtenu 27,5 % (16,5 millions de voix), tandis que le candidat du parti Mouvement citoyen (MC) de centre-droit, José Álvarez Máynez, a obtenu 10,3 % des voix.

Le résultat du progressisme est notablement supérieur à celui obtenu en 2018 par Manuel López Obrador (AMLO), lorsqu’il a gagné avec 53 % des voix (30 millions de votes), ce qui signifie d’emblée un quitus pour les politiques de son gouvernement et une confiance dans leur continuité. En revanche, la droite a perdu 6 millions de voix par rapport à 2018.

La participation citoyenne au processus électoral s’est élevée à 60 % de la population totale (59 307 000 d’électeurs/trices), mais dans la ville de Mexico et dans d’autres entités, elle a atteint 70 %. Les problèmes de sécurité ont très peu empêché les opérations électorales, 99,9 % des urnes ont été installées (170 159 sur un total de 170 192). D’autre part, le nombre de Mexicains votant à l’étranger a augmenté de manière exponentielle : il a atteint 76 % de participation, soit 170 192 électeurs/trices sur un total de 197 203 inscrit·es (en 2018, seuls 98 420 électeurs/trices avaient exercé leur droit de vote, soit 54 % du total).

Au-delà des chiffres

Si les froides statistiques électorales montrent une défaite politique claire, retentissante et sans appel des partis de la droite traditionnelle – ce qui rend irréalisable toute remise en cause ou judiciarisation du processus électoral –, elles ne reflètent pas fidèlement la participation populaire enthousiaste qui s’est manifestée dans la mobilisation électorale.

Cette mobilisation électorale démontre la politisation croissante d’un peuple soucieux de se débarrasser d’une vieille caste politique despotique, autoritaire, corrompue, raciste et de classe, le dégoût populaire envers les partis de droite (PRI, PAN et PRD), qu’ils identifient comme coupables de plus de trois décennies de bas salaires, de chômage, de corruption, de privatisation des entreprises publiques, de précarité du travail et de tous les autres maux de l’ère néolibérale. Des milliers de vidéos ont circulé sur les réseaux sociaux avec des témoignages de personnes exprimant leur rejet de la candidate de droite et leur sympathie pour le gouvernement actuel et sa candidate, Claudia Sheinbaum.

La droite a mené une campagne belliqueuse et pleine de haine, de falsifications et de mensonges menée par la quasi-totalité des médias nationaux et même étrangers, des intellectuel·les et artistes conservateurs, des figures importantes du clergé catholique et l’intervention de personnalités internationales de droite contre le président Andrés Manuel López Obrador (y compris sa famille) et Claudia Sheinbaum Pardo, qu’ils accusent d’être complices des narcotrafiquants et qualifient de « communistes ». Cette campagne de dénigrement a eu l’effet inverse de celui escompté : elle a galvanisé le peuple et l’a conduit à faire la sourde oreille à tout ce que disaient la droite et ses communicants.

L’écrasante défaite électorale des partis de droite les a plongés dans un état de choc, d’incrédulité, de larmes, de prise de conscience soudaine qu’ils vivaient en dehors de la réalité, de rage contre ceux qui, dans leurs propres rangs, ont reconnu le triomphe de Claudia Sheinbaum, et de récriminations mutuelles pour la défaite inattendue. Habitués à l’efficacité du pouvoir manipulateur de leurs médias, la possibilité d’une défaite, et encore moins d’une telle ampleur, ne leur était pas venue à l’esprit. Il est très illustratif, et même réjouissant après tant d’aggravations subies, de regarder les vidéos des différents commentateurs de droite, pour observer comment leur état d’esprit se traduit dans le langage corporel.

« C’est l’économie, idiots »

Il n’est pas inutile de reprendre cette expression pour expliquer objectivement l’une des principales raisons du triomphe de Claudia Sheinbaum. Cela ne signifie pas qu’il faille négliger l’efficacité médiatique des conférences de presse quotidiennes de López Obrador (les fameuses « matinées »), dans lesquelles il utilise chaque question pour mener une bataille culturelle contre la droite, il s’appuie sur l’histoire du Mexique pour expliquer le rôle contre-révolutionnaire et vendu du conservatisme, il dénonce le caractère factieux et putschiste de ses adversaires, il défend les politiques de son gouvernement et appelle même à la mobilisation de masse lorsque la situation l’exige. Ses conférences ont une grande audience.

Les résultats de la campagne ont été entendus au Mexique et se répercutent même dans toute l’Amérique latine. Cependant, tout cela n’aurait servi à rien s’il n’y avait pas eu une amélioration palpable du niveau de vie de la classe ouvrière et de l’économie en général. C’est là le cœur de l’explication.

Dès le début de son mandat, AMLO a mené une lutte acharnée contre la corruption. Il a commencé par éliminer le vol de carburant dans les oléoducs de PEMEX (Petróleos Mexicanos), ce qui a permis d’économiser 1 300 milliards de pesos (71,1 milliards de dollars, NDLR) sur l’ensemble des six années de son mandat. Des arriérés d’impôts ont été collectés auprès des grandes entreprises et celles-ci ont été contraintes de s’acquitter de leurs obligations fiscales dans les délais impartis (jusqu’ici, en recourant à des manœuvres comptables, elles ne payaient pratiquement pas d’impôts). Entre 2018 et 2022, la collecte d’impôts auprès des entrepreneurs a augmenté de 40,23 %, atteignant 1 136 milliards de pesos (62,2 milliards de dollars, NDLR). Pourtant, au cours de cette période de six ans, les entrepreneurs ont vu leurs bénéfices augmenter comme jamais auparavant, ce qui justifie l’urgence d’une réforme fiscale progressive.

Un autre succès important des politiques d’Obrador a été le sauvetage de PEMEX et de la CFE (Commission fédérale de l’électricité), qui étaient au bord de la faillite et avaient été transférées au secteur privé, et la récupération de la souveraineté énergétique sur le point de tomber sous le contrôle d’entreprises transnationales telles qu’Iberdrola et Repsol (société à capital principalement espagnol, NDLR). Cela a permis d’éviter que les prix de l’énergie deviennent la proie de la spéculation et augmentent de manière exorbitante pendant la pandémie, comme cela s’est produit dans d’autres parties du monde, avec de graves répercussions pour les consommateurs et l’économie en général. Pendant les six années de mandat, le coût des carburants est resté stable (il a à peine augmenté en fonction de l’inflation annuelle), ce qui a permis de garantir l’approvisionnement de l’ensemble de la population et de freiner l’inflation.

Une politique qui produit des effets

Enfin, bien que d’autres mesures progressistes aient contribué à la stabilité économique, il est nécessaire de souligner l’importance des programmes sociaux. Il s’agit d’un domaine mal compris par l’ultra gauche mexicaine, qui les qualifie avec mépris de « clientélistes », alors qu’ils ont une grande importance sociale et qu’ils constituent un facteur important de renforcement du marché intérieur.

Je me réfère principalement à la pension universelle pour les personnes âgées de plus de 65 ans (il existe d’autres programmes de bourses pour les étudiant·es ou les handicapé·es), qui s’élève aujourd’hui à 3 000 pesos par mois (180 dollars). Cette pension universelle permet d’assurer la sécurité alimentaire à au moins 12 101 111 personnes et représente une dépense, pour cette année, de 465 049 millions de pesos (25,5 milliards de dollars). Bien que ce soit plus qu’une « dépense », nous, socialistes, devons défendre ce programme en tant que droit humain à une vieillesse digne et, pour cette raison, il doit être augmenté chaque année afin d’atteindre pleinement son objectif. Cette pension représente également un soulagement pour de nombreuses familles qui, par le passé, couvrait le soutien solidaire à leurs aînés. En outre, la majeure partie de cet argent est utilisée pour les dépenses personnelles des bénéficiaires, ce qui renforce le marché intérieur.

Le salaire minimum a augmenté de près de 300 %. Si c’est peu pour l’un des salaires les plus faibles du monde, il a servi de référence pour tirer vers le haut les salaires contractuels et réduire l’extrême pauvreté qui, entre 2018 et 2022, est passée de 14 % à 12,1 % de la population.

L’ensemble de cette politique explique la stabilité macroéconomique : en 2023, le PIB a augmenté de 3,2 %, l’inflation est tombée à 3,8 % par an, le taux de chômage a atteint 2,4 % au premier trimestre de cette année et, phénomène sans précédent dans notre histoire, le peso mexicain s’est apprécié de 13 % par rapport au dollar.

La récupération du contrôle de l’État sur l’énergie, la création d’emplois dans des projets emblématiques – tels que les trains interocéanique et maya 1 –, la construction de 100 nouveaux hôpitaux et du nouvel aéroport de Mexico, les progrès de la vie démocratique et la légère amélioration du niveau de vie l’emportent sur les grands problèmes non résolus (y compris la sécurité) et sont les facteurs qui expliquent le tremblement de terre électoral en faveur de la candidature de Claudia Sheinbaum.

Malgré tout, nous ne pouvons manquer de souligner que le progressisme d’Obrador souffre de graves limitations, contradictions et incohérences dans divers aspects politiques et sociaux, en particulier dans ses relations avec la classe ouvrière. Citons l’absence de solution aux grèves minières de Cananea, Sombrerete et Taxco (qui durent depuis 18 ans, pour les droits du travail et les droits syndicaux, NDLR) ; le problème non résolu de la réintégration des travailleurs/ses du Syndicat mexicain des travailleurs de l’électricité (en résistance depuis 15 ans), où même leur autonomie syndicale a été violée en encourageant une opposition de droite à tenter d’imposer une direction docile ; l’annulation seulement partielle de la réforme néolibérale de l’éducation ; la non-abrogation totale du système de retraite privé pour permettre un retour au système de solidarité ; le traitement complaisant à l’égard du syndicalisme jaune et bureaucratique et le mépris du syndicalisme démocratique ; le maintien des plafonds salariaux pour les travailleurs/ses sous convention collective.

Un nouveau type de régime politique

La défaite de la droite néolibérale est plus qu’un phénomène purement électoral. Elle déstabilise les partis de droite et les obligera à se réinventer pour continuer à exister en tant qu’alternative politique. L’ancien régime de domination du PRI et ses partis politiques sont mortellement blessés et quelque chose de nouveau est en train de naître. Ce n’est pas un modèle achevé, ni celui que nous souhaiterions en tant que socialistes, mais, pour l’instant, il contient des éléments intéressants.

Au cours des 30 dernières années, les différents gouvernements ont été de simples instruments exécutant les diktats d’une oligarchie toute-puissante. Il y a maintenant une relative autonomie du gouvernement fédéral par rapport aux différentes élites au service du système capitaliste. Son caractère de classe reste bourgeois, mais avec la capacité de mettre en œuvre des politiques qui vont à l’encontre de l’orthodoxie néolibérale.

Le nouveau parti au pouvoir ne s’appuie pas sur le contrôle corporatif des organisations sociales (Obrador est même plutôt hostile à tout processus d’auto-organisation des masses). Sa relation avec le social se réduit à considérer les membres des mouvements comme de simples électeurs, sur une base individualisée. Par conséquent, Morena n’est pas un parti politique à proprement parler : c’est une simple écurie électorale. Il n’a pas de structure territoriale pour l’organisation et la discussion de ses centaines de milliers de membres, il est contrôlé verticalement par une caste bureaucratique qui définit la nomination de ses dirigeants et leurs candidatures, et il est aujourd’hui le refuge de milliers de transfuges, les chapulines (sauterelles, NdT), venant des partis de droite.

Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a plus rien à espérer de Morena. Il existe un conflit persistant, qui a connu une trêve pendant le processus électoral, entre des secteurs de la gauche – qui ont encore du poids et l’espoir de faire du Morena un parti démocratique, engagé dans les luttes sociales et dirigé par celles et ceux qui représentent les idées de liberté originelles – et une bureaucratie de droite qui cherche à maintenir le contrôle du parti et à le soumettre aux desseins des gouvernements en place. Une réédition, mise à jour, d’un parti d’État. Nous verrons comment ce conflit se résoudra.

Contrairement à d’autres pays d’Amérique latine, où l’émergence de gouvernements progressistes a pour origine une impulsion venue des mouvements sociaux, au Mexique ces derniers sont très affaiblis. Ils ont subi plusieurs défaites et revers qui les ont divisés et les ont rendus incapables de peser sur le processus de changement en cours. Malgré plusieurs tentatives, nous n’avons pas réussi à ce jour à construire un pôle social alternatif. Néanmoins, nous avons obtenu de modestes avancées avec le rétablissement de plusieurs syndicats dans les secteurs de l’automobile et des maquiladoras 2, et des dizaines de grèves pour de meilleurs salaires et conditions de travail ont été déclenchées. C’est tout, ou presque.

Cependant, il est important de souligner qu’il n’y a pas un fossé pour les masses entre l’irruption dans l’arène électorale pour chasser les partis patronaux du pouvoir et la possibilité, permise par ce nouveau scénario politique, de construire d’authentiques syndicats, de promouvoir la lutte pour la défense de l’eau, du territoire et de l’environnement, pour atteindre la souveraineté alimentaire et pour réactiver les campagnes en tant que productrices d’aliments biologiques et exempts de produits agrotoxiques.

En fin de compte, il s’agit des deux pans d’une même bataille, le sujet agissant étant présenté comme citoyen ou comme classe sociale. La tâche des socialistes mexicains est de construire un pont entre ces deux aspects. 

Le 4 juin 2024

  • 1Le train interocéanique, appelé Ferrocarril del Istmo de Tehuantepec, permet la traversée de l’Isthme de Tehuantepec entre les deux océans. Le train maya est un réseau de chemin de fer interurbain au Mexique qui traverse la Péninsule du Yucatán.
  • 2Usines, initialement situées à la frontière nord du Mexique, qui rassemblent à bas coûts des produits d’exportation, avec une exonération des droits de douane.

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