Ouvriers et bureaucrates (IV)

Construction de la bureaucratie stalinienne et consolidation du mode d'exploitation

Profitant de la " révolution archivistique » en Russie post-soviétique, Jeffrey Rossman a reconstitué l'histoire de la grande vague de grèves, de protestations et d'autres formes de résistance de masse par laquelle les ouvriers - et principalement les ouvrières - du textile dans la Région industrielle d'Ivanovo ont réagi au printemps 1932 aux conséquences sociales désastreuses d'une industrialisation incroyablement forcée. En 1917, la concentration de la classe ouvrière y était la plus élevée de toute la Russie et c'était un grand bastion du bolchevisme. " Même parmi les ouvriers qualifiés de la métallurgie dans le "Vyborg rouge" de Petrograd, les bolcheviks ne jouissaient pas d'une hégémonie aussi inébranlable » (91). Dans la région, le pouvoir était en fait passé aux mains des conseils de délégués ouvriers bien plus tôt qu'à Petrograd.

Or, en avril 1932, la région " devient l'épicentre à l'échelle de l'Union soviétique de la résistance ouvrière à la révolution stalinienne "d'en haut" ». Dans les usines d'Ivanovo travaillaient " les ouvriers ayant leur propre expérience et leur propre interprétation de la Révolution d'octobre qu'ils revendiquaient. De ce sentiment est née la conviction qu'il était de leur devoir de juger ceux qui pilotaient la révolution en leur nom. L'évaluation était sévère. Ils s'attendaient au moins à ce que le parti leur offre un meilleur niveau de vie, moins de charges à l'intérieur et à l'extérieur du lieu de travail, et un certain niveau de démocratie dans l'usine. Pénurie chronique de pain, arriérés de salaire croissants, augmentation brutale des tâches, (dés)organisation tayloriste de la production, persécution de ceux qui avançaient des revendications légitimes - ce n'était pas ce à quoi ils s'attendaient. Ils n'étaient pas non plus enthousiastes à l'idée de construire de nouvelles usines - même celles dans lesquelles ils pourraient eux-mêmes travailler un jour, ou dans lesquelles leurs enfants pourraient travailler - si elles devaient être construites à un coût aussi élevé » (92.

Dans aucune autre région industrielle, le niveau d'inscription des ouvriers au parti n'était aussi faible qu'ici, et, en même temps, probablement nulle part ailleurs les ouvriers n'ont opposé aussi massivement et vigoureusement la revendication du pouvoir des conseils à la dictature du parti et de la police. Au cours de la grève la plus importante de la région et la plus violente, se transformant en insurrection dans la ville de Vitchouga, 17 500 ouvriers l'ont démontré sans équivoque, en saccageant les sièges du Parti communiste, de la milice et de la Guépéou (police politique), mais sans toucher au siège du soviet, car celui-ci, à leurs yeux, pourrait bien servir de siège au nouveau pouvoir, cette fois-ci élu démocratiquement (93). En plus de la réduction drastique des rations alimentaires, la " révolution d'en haut » signifiait pour eux une forte augmentation de l'exploitation absolue de leur force de travail et leur appauvrissement drastique.

Rossman a documenté le fait que le terme " exploitation » était alors courant dans l'expression des ouvriers. Et pourtant, les appareils idéologiques d'État soviétiques ont répandu et inculqué avec force dans leurs esprits l'affirmation, attribuée à Marx et Engels, selon laquelle l'exploitation était inévitablement abolie avec l'abolition de la propriété privée des moyens de production. La " révolution d'en haut » détruisait justement ce qui restait de cette propriété. Dans la région, cependant, ce " marxisme transgénique » (94) était repoussé par les ouvriers. Tout porte à croire que les dirigeants ouvriers locaux, qui, en règle générale, avaient déjà été actifs en 1917, et qui dénonçaient maintenant la montée de l'exploitation absolue, comprenaient très bien ce que cela signifiait - cette exploitation épuisait la main-d'œuvre et donc était fondamentalement différente de l'exploitation relative, qui repose sur une augmentation de la productivité du travail grâce à l'amélioration de son équipement technique.

Rossman conclut que l'histoire de la lutte menée par les ouvriers de la Région industrielle d'Ivanovo en avril 1932 est si importante et qu'elle a dû être éradiquée de la mémoire humaine si profondément par l'État car elle " témoigne du fait que les ouvriers ont perçu la révolution stalinienne "d'en haut" comme une trahison de la Révolution d'octobre » et que " bien que le parti ait prétendu gérer toutes les ressources humaines et matérielles de la société, il n'a pas réussi à monopoliser le langage de classe, sans parler des processus de construction de l'identité. Ce fiasco doit être ajouté à la liste des causes de l'effondrement du communisme », tout comme il faut " y ajouter le paradoxe selon lequel la légitimité du communisme était due à une idéologie qui, appropriée (à nouveau) par les travailleurs eux-mêmes, renversait les intentions et l'autorité du parti gouvernant en leur nom » (95).

C'est alors, au cours de la " révolution d'en haut » stalinienne et du premier quinquennat, qu'entre la bureaucratie d'État au pouvoir et la classe ouvrière les rapports d'exploitation ont été fermement établis - et ils se sont encore consolidés au cours des deux quinquennats suivants. Rapports d'exploitation qui sont devenus simultanément les rapports de production dominants. Dans le même temps, le régime stalinien a également introduit deux autres modes d'exploitation connexes : le mode d'exploitation du travail de la paysannerie kolkhozienne et le mode d'exploitation du travail forcé dans le système des camps subordonnés depuis 1934 à l'Administration générale des camps de travail correctif (GOuLag). Les événements dramatiques survenus dans la Région industrielle d'Ivanovo ont montré à la bureaucratie l'énormité de la menace que présentait pour son pouvoir la classe ouvrière.

" Même si les développements n'allaient pas aussi loin, l'action industrielle, les grèves et les manifestations de rue pouvaient neutraliser la volonté du régime de consolider son pouvoir par une industrialisation forcée. Le régime devait donc vaincre la classe ouvrière tout en masquant son attaque par la rhétorique de la construction du socialisme », écrit Donald Filtzer. " Dans sa politique il tentait surtout de briser la classe ouvrière, de saper sa cohésion et sa solidarité, de la couper une fois pour toutes de ses traditions militantes et de détruire sa capacité d'action collective en tant que force historique consciente d'elle-même » (96).

Au cours de ses recherches, Filtzer a identifié les moyens par lesquels le régime stalinien y est parvenu. Ils " fonctionnaient simultanément et se renforçaient mutuellement : la répression physique ; le gonflement des rangs de la classe ouvrière par des paysans qui n'avaient aucune tradition de vie industrielle et donc aucune expérience de la grève et de l'action collective en général ; le retrait de la production de nombreux ouvriers âgés ; l'affaiblissement de la cohésion du prolétariat en offrant à une minorité non négligeable de celui-ci des possibilités d'avancement vers les rangs de la bureaucratie et de l'élite ». La dite émulation socialiste et le travail dit de choc servaient à désagréger l'unité ouvrière. " La pauvreté et les conditions de travail plus dures ont fait que la lutte pour la survie individuelle a pris le pas sur les protestations collectives, même de nature purement défensive ». D'une part " la forte différenciation au sein de la classe ouvrière a érodé davantage sa cohésion interne, séparant les travailleurs modèles - stakhanovistes, privilégiés - des ouvriers de base. De cette façon, le régime a fini par réussir à briser la classe ouvrière en tant que force collective. L'autre facette de ce processus a été le recrutement effectif au sein de la classe ouvrière de nombreux membres du régime qui, une fois dans l'appareil, se sont comportés non pas comme des ouvriers mais comme ceux qui exerçaient le pouvoir sur les ouvriers ». Le paradoxe c'est que " des divisions de classe de plus en plus marquées se produisaient en même temps que la classe exploiteuse devenait plus "prolétarienne" par ses origines » (97).

Cependant, tout cela ne suffisait pas pour étouffer la classe ouvrière. Il était nécessaire de transformer radicalement la bureaucratie elle-même. La domination de la bureaucratie thermidorienne s'est développée sur le terrain, exceptionnellement fertile pour elle, des défaites successives des révolutions dans le monde, auxquelles elle a elle-même contribué, en particulier la défaite de la révolution chinoise en 1927. Dans son livre sur l'évolution de l'Internationale communiste publié en 1930, Trotski la nommait en sous-titre " le grand organisateur des défaites » (98). À l'échelle internationale, cependant, rien n'a mieux consolidé la domination de la bureaucratie soviétique que la victoire du nazisme en Allemagne en 1933, à laquelle elle a apporté une contribution particulière. Avec sa campagne associant le courant social-démocrate du mouvement ouvrier au fascisme (" social-fascisme »), elle a saboté efficacement le front unique ouvrier en Allemagne, sans lequel aucune lutte efficace contre le mouvement nazi n'était possible. À son tour, elle a contraint les communistes allemands à une rivalité avec les nazis sur le terrain nationaliste, une rivalité menant à l'abîme. Le revers de la terrible défaite du mouvement ouvrier allemand - jusqu'alors le plus puissant du monde - a été la solidification du régime bureaucratique en Union soviétique, tout comme, à son tour, le déclenchement de la révolution ouvrière en Espagne en juillet 1936, juste après la vague massive d'occupations d'usines par les travailleurs en France, s'est traduit par le déclenchement de la Grande Terreur en URSS.

Le jour même où, à Moscou, le Politburo approuvait formellement la décision d'accorder une aide militaire à la République espagnole, il adoptait également une résolution sur la répression du trotskisme, c'est-à-dire sur l'extermination physique de toutes celles et ceux stigmatisés au Kremlin comme trotskistes, alors que dans leur écrasante majorité ils ne l'étaient pas. Cette tâche fut confiée à Nikolaï Iejov, nommé trois jours plus tôt commissaire du peuple à l'Intérieur. En fait, la résolution concernait également l'Espagne, le Kremlin ayant été fortement impressionné par le rapport d'un fonctionnaire du Komintern. En Europe occidentale, rapportait-il, les trotskistes prétendent avoir prévu la révolte des généraux fascistes contre la république et assurent que, face aux armées des fascistes, " l'Espagne ne sera pas sauvée par une république bourgeoise, mais par une révolution prolétarienne » (99).

Ce qui, aux yeux de Staline, était important en Espagne, ce n'était pas l'influence politique des trotskistes, qui n'y étaient qu'une poignée, tandis que parmi les ouvriers révolutionnaires les socialistes et les anarcho-syndicalistes étaient de loin majoritaires. Ce qui était important, c'est qu'à la suite du déclenchement de la révolution en Espagne, au Kremlin " on a eu l'impression que l'Espagne était un terrain fertile pour la mise en œuvre réussie des thèses et des prévisions trotskistes. Ce n'était pas quelque chose que l'on pouvait observer calmement à Moscou », constate ┴ngel Vi±as. Il précise qu'" aucun aspect significatif de la politique communiste ou soviétique de l'époque », y compris l'intervention de l'URSS en Espagne, " ne peut être compris sans le relier aux actions dirigées contre le trotskisme » (100) et, en fait, contre la menace réelle ou potentielle de la révolution - en URSS et ailleurs.

En mai 1937, la police républicaine dirigée par les staliniens attaque le central téléphonique de Barcelone, qui était contrôlé par des anarcho-syndicalistes. Cela a provoqué une grève générale dans la ville et des combats armés entre les forces gouvernementales et les milices ouvrières. Ces actions ont été menées par des militants anarchistes radicaux opposés au ministérialisme pratiqué par la direction de leur propre mouvement (101). L'émissaire de Staline, Stoyan Minev, rapportait d'abord que c'était un " putsch anarchiste », notant par ailleurs que les milices du Parti ouvrier d'unification marxiste (POUM) se sont jointes au soulèvement, en tant qu'une force secondaire ou supplémentaire. Il qualifiait le POUM de trotskiste, alors que Trotski lui-même ne considérait pas le POUM comme un parti révolutionnaire et le critiquait sévèrement.

Quelques jours plus tard, vraisemblablement sur ordre de Moscou, Minev a corrigé substantiellement son rapport - il affirmait maintenant qu'il s'agissait principalement d'un putsch trotskiste, et non anarchiste. Il écrivit : " Les inspirateurs, les arrangeurs, les organisateurs et les dirigeants du putsch ont été les trotskistes (poumistes), la jeunesse anarchiste libertaire (parmi laquelle on trouve de nombreux trotskistes) et la fraction extrémiste de la FAI (Fédération anarchiste ibérique), agissant avec l'aide de certains groupes et dirigeants de la CNT » (Confédération nationale du travail). Cette fois-ci, Minev qualifiait le POUM de " détachement organisé de la cinquième colonne de Franco », alors qu'il faisait l'éloge des dirigeants de la CNT, y compris des ministres anarcho-syndicalistes, qui " ont fait de grands efforts pour empêcher la participation des masses ouvrières au putsch » (102). À Moscou, après la réception de la nouvelle version du rapport de Minev, même dans les documents secrets, il était obligatoire de décrire ces événements comme " une tentative de putsch contre-révolutionnaire, entreprise par des trotskistes et des éléments extrémistes parmi les anarchistes » (103).

Au Kremlin on avait besoin d'une version révisée de cette façon par Minev des événements de Barcelone pour accuser le maréchal Mikhaïl Toukhatchevski et une grande partie des cadres de l'Armée rouge de participation en URSS à une " conspiration militaro-fasciste trotskiste antisoviétique ». Toukhatchevski a été arrêté 10 jours après que le second rapport corrigé de Minev sur le " putsch en Catalogne » fut parvenu au Kremlin. Staline, s'efforçant à que ce " putsch » soit associé à une " conspiration » au sein de l'armée soviétique, a annoncé : les conspirateurs " veulent faire de l'URSS une deuxième Espagne » (104). Le " putsch » et la " conspiration » étaient censés être liés par le fait que l'une des deux organisations politiques qui formaient le POUM avait auparavant appartenu, seulement pour un temps, à l'Opposition de gauche internationale dirigée par Trotski, et que les commandants militaires soviétiques " conspirateurs » avaient appartenu à la direction de l'Armée rouge à l'époque où Trotski se trouvait à sa tête.

Le régime stalinien naissant était désormais confronté à deux tâches interdépendantes. La première consistait à écraser la révolution en Espagne, même au prix de la condamnation de la république à la défaite et en ouvrant la voie à la victoire des troupes fascistes. La défaite du soulèvement en Catalogne et l'interdiction du POUM ont permis qu'en Aragon les troupes républicaines commandées par le stalinien Enrique Lister aient pu employer ouvertement la terreur contre-révolutionnaire pour renverser le pouvoir révolutionnaire, exercé de facto dans cette région par les anarcho-syndicalistes, et liquider les fermes collectives créées à leur initiative (105). Cela a été réalisé " par la force militaire des communistes, des socialistes de droite et d'autres éléments antirévolutionnaires. La chute du Conseil d'Aragon a été un grand pas sur la voie de la défaite de la révolution espagnole » (106). La répression de la police secrète républicaine, qui était dirigée par des officiers soviétiques, a fait le reste. Les autorités soviétiques ont rapidement commencé à se retirer de leur engagement en Espagne. Le personnel rappelé de là-bas a été réprimé de manière préventive à son retour au pays, car il était soupçonné d'être infecté par la révolution. Seuls les émissaires de Staline, comme le mentionné Minev, n'ont pas fait l'objet de répression car Staline était sûr qu'ils n'étaient pas menacés par la " peste » révolutionnaire.

La deuxième tâche consistait à déclencher la Grande Terreur. Il s'agissait d'écraser, par des meurtres de masse et d'autres répressions, toutes les forces sociales réelles ou potentielles, dont notamment la classe ouvrière, qui s'était agrandie avec l'industrialisation, et toutes les tendances collectives et même individuelles à la contestation. Mais cette terreur avait aussi un but très particulier : assassiner, envoyer dans des camps de travail forcé, et en général briser de diverses manières la bureaucratie thermidorienne elle-même. Le premier pas dans cette direction a été la liquidation des cadres de l'armée. Certes, en raison de son caractère thermidorien, la bureaucratie soviétique avait des racines révolutionnaires, mais elles étaient, après tout, taries depuis longtemps. Aux yeux de Staline et de la direction stalinienne, cependant, il y avait un danger que la vie éclose à nouveau de ces racines, à partir des étincelles de la révolution espagnole ou sous l'influence d'autres facteurs, en divers points et à divers niveaux de l'appareil bureaucratique. Cette bureaucratie-là ne garantissait pas qu'elle maintienne à long terme les méthodes d'exploitation introduites lors de la " révolution d'en haut », que certains de ses segments ne se détournent pas de la dictature stalinienne, ni même qu'ils ne s'expriment pas contre elle. Quelques années auparavant, Rakovsky avait qualifié l'Union soviétique d'" État bureaucratique à survivances prolétariennes communistes ». Maintenant, ces survivances devaient être impitoyablement éradiquées.

Trotski a écrit à propos de Staline que dans la première moitié des années 1920, " avant qu'il n'ait lui-même entrevu sa voie, la bureaucratie l'avait choisi » (107) comme dirigeant. Maintenant c'est lui qui créait sa propre bureaucratie. Afin de consolider et de sauvegarder le système formé lors de la " révolution d'en haut », il était nécessaire de remplacer largement la bureaucratie thermidorienne par une nouvelle bureaucratie, déjà purement stalinienne, dans laquelle prédomineraient des éléments nouveaux. Leur principal avantage : ils ne seraient pas chargés du défaut fatal de la bureaucratie existante - ils n'auraient pas de racines révolutionnaires et ne seraient pas porteurs des " survivances prolétariennes communistes ». Au lieu de cela, ils seraient enracinés dans la " révolution d'en haut » contre-révolutionnaire, dans les appareils qui ont collectivisé la campagne, industrialisé l'économie et en même temps assuré à ces nouveaux éléments une promotion sociale. C'est justement " grâce à eux qu'a commencé à régner l'atmosphère de jeunesse et de progrès, le triomphe de la jeune génération stalinienne, qui se produisait au moment même où les forces des ténèbres représentées par les vieux bolcheviks se dispersaient » (108).

Aujourd'hui il y a des preuves sérieuses que la Grande Terreur était préparée depuis plusieurs années. Balazs Szalontai a établi que Staline a expérimenté à l'avance en Mongolie, la première " république populaire », dès 1933-1934, au moins les tactiques et les techniques, sinon toute la stratégie de la Grande Terreur contre la couche bureaucratique existante. C'est justement contre l'élite du pouvoir mongol que les agents de la police secrète soviétique ont appliqué pour la première fois " les méthodes caractéristiques de la Grande Terreur soviétique (purge et exécution des hauts cadres du parti, procès mis en scène, recours systématique à la torture pour obtenir de faux aveux et des accusations d'espionnage) ». " Il est totalement improbable qu'ils aient inventé des méthodes aussi sophistiquées uniquement pour l'usage mongol et qu'ils n'aient pas eu l'intention de les utiliser chez eux » (109).

La construction par le haut d'une nouvelle bureaucratie, cette fois-ci purement stalinienne, a couronné la contre-révolution. Le rapport d'exploitation entre la bureaucratie au pouvoir et la classe ouvrière ne pouvait à présent être consolidé que comme un rapport de production. Filtzer écrit : " Les contours de la structure de classe émergente ont souvent été brouillés au cours de cette période par une énorme fluidité et mobilité sociale. De nombreux membres de l'ancien appareil bureaucratique ont perdu leur poste et même leur vie, tandis que dans le même temps, des dizaines et finalement des centaines de milliers d'anciens ouvriers - dont certains étaient eux-mêmes des recrues récentes originaires de la paysannerie décimée - ont intégré l'élite en tant que fonctionnaires du parti et bureaucrates d'État ou en tant qu'administrateurs d'usine. Il est important de réaliser que sous l'apparence du chaos et de la fluidité sociale, de l'effondrement des structures traditionnelles et de la formation de nouvelles sous-structures au sein de la classe ouvrière, un rapport de classe particulier s'est formé entre la nouvelle force de travail, qui créait le surproduit social, et la nouvelle élite qui l'expropriait. Indépendamment du nombre de membres de la bureaucratie qui sont morts au cours de la campagne contre les "parasites économiques" dans les premières années de l'industrialisation ou pendant les Purges et la Terreur de 1936-1938, et quel que soit le nombre d'ouvriers qui ont intégré l'élite, ce rapport de classe a évolué au cours des années 1930 jusqu'à ce qu'il se solidifie finalement en une forme reproductible, bien qu'historiquement instable » (110).

Avec l'établissement de la domination de la nouvelle bureaucratie stalinienne, la nouvelle classe ouvrière, fondue dans le creuset des rapports d'exploitation, a cessé également d'être une force sociale collective, c'est-à-dire capable d'auto-activité et d'auto-organisation de masse, pendant près de 60 ans. La bureaucratie dirigeante de l'URSS a réussi à accomplir quelque chose que les pouvoirs dans le monde ne réussissent que très rarement à réaliser. Elle a dépouillé les ouvriers de leur puissance innée et potentielle, mais aussi très réelle, qui, à partir de la seconde moitié des années 1830, d'abord en Angleterre, puis avec l'expansion du capitalisme à l'échelle internationale, a exercé une influence toujours plus grande sur le cours de l'histoire. Au moment même où le régime stalinien réussissait à brider la classe ouvrière, qui croissait pour devenir une grande et nombreuse force sur le vaste territoire de l'État soviétique, en Allemagne le régime nazi écrasait le mouvement ouvrier par sa terreur.

Le mouvement syndical américain, quant à lui, connaissait depuis 1934 le plus grand essor de son histoire, et le mouvement syndical moderne, d'industrie, naissait. Grâce aux grandes grèves, ce mouvement a même brisé les murs des plus puissants bastions du capital, s'y est installé et a imposé les accords collectifs de travail (111). Ensuite, profitant de la situation de plein-emploi dans des conditions d'économie de guerre et encouragés par la lutte gréviste persistante et réussie du syndicat des mineurs, les ouvriers ont rompu en masse la promesse syndicale de ne pas faire grève pendant la guerre. Les profits ont explosé, les prix ont augmenté et les salaires devaient être gelés, mais la fièvre gréviste les a efficacement dégelés (112). Dans les ateliers de nombreuses grandes usines, le contrôle des travailleurs sur les procès de travail s'est développé au point d'y créer des situations de double pouvoir (113). Encore au cours des premières années de l'après-guerre, C. Wright Mills - très impressionné par l'élan du contrôle ouvrier dans les entreprises et la puissance sociale du mouvement syndical - semblait penser que ses dirigeants auraient la chance de prendre bientôt le pouvoir dans l'État. Il l'a exprimé dans sa première œuvre sociologique (114).

En Union soviétique, dans les années d'après-guerre, la classe ouvrière était mise en tutelle par le régime stalinien et ses lois du travail draconiennes, bien plus que jamais auparavant ou depuis : " l'une des différences les plus importantes entre le processus d'accumulation des années 1930 et celui de l'après-guerre a été l'érosion de la distinction entre le travail forcé et le travail libre » (115).

Au sein du mouvement ouvrier international, il y a donc eu une divergence, d'une grande portée dans ses effets historiques, entre ses trois grands centres cruciaux. Quand le mouvement ouvrier a déferlé en Amérique du Nord, il a été éradiqué en Allemagne et en Russie. Le sort d'aucune lutte sociale dans l'histoire n'a autant dépendu de leur interaction et de leur convergence internationales que le sort des luttes ouvrières.

notes
91. D. Mandel, " October in the Ivanovo-Kineshma Industrial Region », dans E. Rogovin Frankel, J. Frankel, B. Knei-Paz (sous la dir. de), Revolution in Russia. Reassessments of 1917, Cambridge University Press, Cambridge-New York 1992, p. 157.

92. J. Rossman, Worker Resistance Under Stalin. Class and Revolution on the Shop Floor, Harvard University Press, Cambridge-London 2005, pp. 232-233.

93. Ibidem, pp. 207-230.

94. Claudia Korol a forgé le terme en écrivant sur les " manuels soviétiques d'un marxisme frelaté, transgénique ». C. Korol, " Volver a Camilo », dans C. Korol, K. Pe±a, N. Hurtado (sous la dir. de.), Camilo Torres. El amor eficaz, América Libre, Buenos Aires 2010, pp. 13-14.

95. J. Rossman, op. cit., p. 236.

96. D. Filtzer, Soviet Workers and Stalinist Industrialization. The Formation of Modern Soviet Production Relations, 1928-1941, Pluto Press, London-Sydney-Dover-New Hampshire 1986, pp. 254-255.

97. Ibidem, p. 255.

98. L. Trotsky, L'Internationale communiste après Lénine, ou Le grand organisateur des défaites, PUF, Paris 1979.

99. Rapport de P.A. Choubine (Willenski), dans С.П. Пожарская, А.И. Саплин (sous la dir. de), Коминтерн и гражданская война в Испании. Документы [S.P. Pojarskaya, A.I. Saplin, Le Komintern et la guerre civile espagnole. Documents], Наука, Москва 2001, p. 116.

100. ┴. Vi±as, " La decisi¾n de Stalin de ayudar a la Rep·blica: un aspecto controvertido en la historiografía de la Guerra Civil », Historia y Política. Ideas, Procesos y Movimientos Sociales n° 16, 2006, pp. 96, 99. Voir également D. Kowalsky, " Operation X: Soviet Russia and the Spanish Civil War », Bulletin of Spanish Studies: Hispanic Studies and Researches on Spain, Portugal and Latin America vol. 91 n° 1/2, 2014, p. 175.

101. D. Evans, Revolution and the State. Anarchism in the Spanish Civil War, 1936-1939, Routledge, Abingdon-New York 2018, pp. 89-148.

102. Rapports de I. Stiepanov (Moreno) [S. Minev] des 4-7 et 11 mai 1937, dans С.П. Пожарская, А.И. Саплин (sous la dir. de), op. cit., pp. 263-265, 276-279.

103. Voir la première étude de l'expérience de la guerre en Espagne, réalisée au plus tard le 5 juin 1937 par la Direction générale des renseignements (GRU) de l'Armée rouge, dans А.Р. Ефименко, Н.А. Мышов, Н.С. Тархова (sous la dir. de), РККА и Гражданская война в Испании 1936-1939 гг. Сборники информационных материалов Разведывательного управления РККА [A.R. Efimenko, N.A. Mychov, N.S. Tarkhova, L'Armée rouge et la guerre civile espagnole. Collections de matériaux d'information de la GRU] vol. 1, РОССПЭН, Москва 2019, p. 484.

104. Le discours de Staline dans Н.С. Тархова (sous la dir. de), Военный совет при народном комиссаре обороны СССР. 1-4 июня 1937 г. Документы и материалы [N.S. Tarkhova, Le Conseil militaire auprès du Commissaire du peuple pour la défense de l'URSS. 1-4 juin 1937. Documents et matériaux], РОССПЭН, Москва 2008, p. 133.

105. G. Kelsey, Anarchosyndicalism, Libertarian Communism and the State. The CNT in Zaragoza and Aragon, 1930-1937, Kluwer, Dordrecht-Boston-London 1991, pp. 148-180 ; R.J. Alexander, The Anarchists in the Spanish Civil War, Janus, London 2007, pp. 802-830.

106. R.J. Alexander, op. cit., pp. 829-830.

107. L. Trotski, De la révolution, Éditions de Minuit, Paris 1963, p. 503.

108. R. Conquest, The Great Terror: A Reassessment. 40th Anniversary Edition, Oxford University Press, Oxford-New York 2008, p. 93.

109. B. Szalontai, " The Dynamic of Repression: The Global Impact of the Stalinist Model, 1944-1953 », The Mongolian Journal of International Affairs vol. 10, 2003, p. 124. Outre la République populaire de Mongolie, la Grande Terreur englobait également deux autres protectorats soviétiques : la République populaire de Touva (incorporée ultérieurement, en 1944, à l'URSS) et le Xinjiang, une province de Chine qui, à l'époque, était également une " république populaire » informelle dirigée par le seigneur de la guerre dissident du Kuomintang, Sheng Shicai, personnellement admis par Staline au Parti communiste soviétique.

110. D. Filtzer, " Stalinism and the Working Class in the 1930s », dans J. Channon (sous la dir. de), Politics, Society and Stalinism in the USSR, Palgrave Macmillan, Houndmills, Basingstoke-New York 1998, p. 165.

111. I. Bernstein, Turbulent Years. A History of the American Worker, 1933-1941, Houghton Mifflin, Boston 1971 ; N. Lichtenstein, The Most Dangerous Man in Detroit. Walter Reuther and the Fate of American Labor, Basic Books, New York 1995, pp. 74-247.

112. M. Dubofsky, W. Van Tine, John L. Lewis. A Biography, Quadrangle/The New York Times Book, New York 1977, pp. 203-440 ; M. Glaberman, Wartime Strikes. The Struggle Against the No Strike Pledge in the UAW During World War II, Bewick, Detroit 1980.

113. N. Lichtenstein, " Conflict over Workers' Control: The Automobile Industry in World War II », dans M.H. Frisch, D.J. Walkowitz (sous la dir. de), Working-Class America. Essays on Labor Community and American Society, University of Illinois Press, Urbana-Chicago-London 1983, pp. 284-311.

114. C.W. Mills, The New Men of Power. America's Labor Leaders, New York, Harcourt Brace 1948. Voir également N. Lichtenstein, " The New Men of Power », Dissent vol. 48 n° 4, 2001, pp.121-130.

115. D. Filtzer, Soviet Workers and Late Stalinism. Labour and the Restoration of the Stalinist System after World War II, Cambridge University Press, Cambridge-New York 2004, p. 8.

 

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