Rapport sur la situation internationale

par François Sabado
Les dernières semaines ont été marqués par les formidables soulèvements de la jeunesse turque et brésilienne. Il faut aussi ajouter le mouvement en Bosnie, commencé autour de la défense du droit des bébés à disposer d'une identité. Les mobilisations sociales et politiques s'inscrivent dans un mouvement de résistances sociales et politiques aux attaques contre l'austérité, les inégalités, les atteintes aux libertés démocratiques. Que cela soit la défense d'un parc, la réaction à la hausse des frais de transports ou la défense de droits démocratiques, ces mouvements ont aussi leur singularité. Ce sont des mouvements qui surgissent, en tout cas pour la Turquie et le Brésil, dans des pays émergents qui jusqu'alors n'étaient pas frappés par la crise. Ce qui donne à ces mouvements des allures de " mai 68 », avec des mobilisations très fortes de la jeunesse relayées par la mobilisation de secteurs du mouvement syndical.

Au Brésil les mesures d'austérité indiquent peut-être des prémisses de l'épuisement du " modèle brésilien ». Mais le ressort fondamental de ces mouvements c'est justement la contradiction entre une certaine croissance — même si elle est ralentie au Brésil — et des inégalités criantes. Au Brésil, c'est la tension entre les sommes dépensés pour le prochain Mundial et les réductions budgétaires qui frappent la santé, l'éducation, le logement.

En Turquie, c'est l'opposition entre une croissance socio-économique et la chape de plomb que veut imposer le gouvernement Erdogan. Il est trop tôt pour tirer toutes les leçons de ces évènements, mais de nouvelles générations politiques entrent en mouvement et c'est capital pour la situation dans ces pays.

Nous soulignerons cinq questions : la conjoncture économique ; de nouvelles tensions en Europe ; les éléments de crise politique en Europe ; les dernières informations sur les mouvements sociaux ; les dernières informations sur les possibilités de regroupement politique.

1. La conjoncture économique

a) La récession ou quasi-récession est confirmée en Europe : — 0,2 % en moyenne, + 0,1 % en Allemagne, — 0,2 % en France.

b) C'est le 6e trimestre consécutif de contraction de l'activité économique en Europe, soit la plus longue période récessive de l'histoire de l'union économique et monétaire en Europe. Les surcapacités industrielles, notamment dans des secteurs comme l'automobile, atteignent des proportions inquiétantes, entraînant de nouveaux plans de liquidation d'usines et d'emplois.

c) La baisse des tensions sur les marchés financiers ne signifie pas que les économies européennes sont à l'abri de nouvelles crises bancaires. Certaines grandes banques internationales ont même remonté les meccano qui ont conduit aux produits financiers " toxiques » ; la crise de Chypre montre que les rebonds de ces crises bancaires et financières sont toujours possibles.

d) Du coup la double pression des tendances à la surproduction dans des secteurs industriels clés et des marchés financiers conduit les classes dominantes et les gouvernements à aggraver les politiques d'austérité : chômage de masse, blocage ou diminution des salaires, poursuite de la réduction des budgets sociaux, attaques contre la sécurité sociale et le code du travail (cf. accord en Italie de la " Confindustria » patronale et de la CGIL contre les conventions collectives), report de l'âge de la retraite ou allongement des durées de cotisations. Progressivement se mettent en place des plans de liquidation des systèmes de retraite. Les dernières années et les derniers mois ont vu se mettre en place les grandes lignes d'une reconfiguration des rapports sociaux en Europe : le " modèle social » est vraiment en train d'être liquidé. C'est l'austérité sans fin.

2. De nouvelles tensions en Europe.

Les effets de la crise économique conjugués au type de construction européenne ont modifié les rapports intra-européens ces cinq dernières années. Les différentes zones européennes, Allemagne et pays satellites du Nord, Europe du Sud (Grèce, Espagne, Portugal) — et en position intermédiaire France et Italie —, se sont encore plus cristallisées. Quant à l'Europe de l'Est et balkanique, certains de ces pays membres de l'UE — Pologne, États baltes, République tchèque, Slovaquie et Slovénie — font partie d'un " second cercle » des satellites de l'Allemagne (au sens d'une soumission/intégration et non, comme la Suède ou le Danemark, d'une intégration seulement) mais sans doute pas la Bulgarie, la Roumanie, la Croatie, dont les économies seraient aussi satellisés par la France et l'Italie, donc plus proches du " Sud » ou d'un " second cercle » du Sud. Au-delà des prises de position publiques sur la nécessité de l'union et de la coopération, d'un gouvernement économique européen, se sont instaurés de nouveaux rapports de forces dominés par la bourgeoisie allemande. Les fortes capacités de productivité, d'innovation technologique, de recherche, de développement, la densité d'un réseau de petites et moyennes entreprises performantes à l'échelle internationale ont consolidé la place de l'Allemagne dans cette compétition.

Mais c'est surtout la restructuration néolibérale de son marché du travail et de son organisation productive qui lui a donné un avantage certain. Les réformes Hartz-Schröder ont appauvri 20 % à 25 % de la population active, et les mouvements de délocalisation à l'est avec une politique de dumping social ont amplifié les écarts entre l'Allemagne et les autres pays. C'est ce qui conduit Oskar Lafontaine, ancien président du SPD (social-démocratie allemande) et fondateur de Die Linke (parti de gauche allemand), partisan de l'Europe capitaliste, à déclarer le 30 avril 2013 que " les Allemands n'ont pas encore réalisé que poussés par la crise économique, les Européens du Sud — y compris la France — risquent tôt ou tard d'être forcés à se révolter contre l'hégémonie allemande » et à prôner la " sortie de l'euro ».

Ces politiques " d'austérité sans fin » ne sont pas seulement défendues par le capitalisme allemand — soutenu par la Démocratie chrétienne d'Angela Merkel et le SPD —, elles répondent fondamentalement aux exigences de rentabilité et de profitabilité du capital dominé par la financiarisation de l'économie mondiale. Les divers capitalismes européens, les diverses classes dominantes européennes, les divers gouvernements européens qui sont au service du système globalisé ne peuvent que répondre à la logique interne du système : réaliser les taux de profits maximum. Et François Hollande, " patron de la République », s'inscrit complètement dans cette logique : s'en écarter impliquerait un affrontement avec le capital totalement étranger aux gènes du social-libéralisme.

Le problème, c'est le risque social et politique d'une telle régression historique et de cassures internes à l'Union européenne, mais les classes dominantes poursuivent dans la même voie tant qu'elles accumulent profits et bénéfices et qu'elles maîtrisent les rapports de forces sociaux. Jusqu'à quand ?

Ces modifications des rapports internes à l'Europe nous conduisent à préciser notre orientation face à l'Europe capitaliste, en combinant des plans d'urgence anti-austérité sur le plan national et une projection européenne sociale et démocratique, de rupture avec l'Union européenne, amorçant la construction de nouveaux rapports en Europe au service des travailleurs et des peuples. Mais dès qu'un gouvernement s'engagerait dans l'application sérieuse d'un tel programme, il se heurterait aux classes dominantes, il serait confronté aux exigences des marchés financiers et aux diktats de l'Union européenne. Il y a une interconnexion mais les rythmes sont inégaux, les crises et les basculements non simultanés, les histoires et trajectoires de chaque pays spécifiques. Dans ce cas, chaque peuple, chaque gouvernement qui s'engage dans une rupture avec la logique capitaliste européenne doit " protéger son expérience », chaque processus révolutionnaire, ses acquis.

C'est avec cette méthode que nous devons traiter la question de la sortie de l'euro qui est posée par une partie de la gauche radicale. La crise s'aggravant, la régression sociale étant identifiée à l'UE et à l'euro, on comprend le sentiment populaire qui pousse à rejeter l'euro et l'Europe. Pourtant, c'est poser le problème à l'envers, surtout si la sortie de l'euro se fait dans une économie qui reste capitaliste, et donc équivaudrait à une dévaluation massive qui serait une autre forme d'une austérité contre les peuples. Ce n'est pas un hasard si le Front national en France (et d'autres formations réactionnaires en Europe) se prononcent contre l'euro.

Loin de choisir le repli national, les forces anticapitalistes doivent garder le cap : une Europe au service des peuples et des travailleurs. Mais il ne faut pas se voiler la face, il y a une contradiction insurmontable entre le type de construction de l'UE et de l'euro, et l'application d'un programme anti-austérité. C'est la raison pour laquelle nous n'avons jamais partagé les conceptions de " réforme » ou " réorientation » de l'UE. Lorsque la troïka lance l'ultimatum suivant au peuple grec : " ou vous acceptez les mémorandums (les politiques d'austérité) et vous restez dans l'euro, ou vous refusez le mémorandum et vous sortez de l'euro », il faut sortir de ce piège, et nous comprenons totalement le mot d'ordre lancé par Syriza, en Grèce, " pas de sacrifices pour l'euro » ! Et donc, se préparer au conflit, à la confrontation.

Ce n'est pas à un gouvernement anti-austérité d'opter pour la sortie de l'euro, ce qui relève de sa responsabilité, c'est d'aller jusqu'au bout dans le refus de l'austérité et donc de préparer la population à la rupture avec la logique capitaliste. C'est à l'Union européenne de décider d'exclure tel ou tel pays - ce qui sur le plan juridique ne serait pas si facile - qui n'appliquerait pas ses plans. Et si l'UE va jusque là, c'est de la responsabilité d'un gouvernement des travailleurs d'assumer la crise, de tirer toutes les conséquences de la rupture (et bien entendu de s'y être préparé).

3. Les éléments de crise politique

a) Le moment actuel est une conjonction de toutes les crises, économique, sociale, et politique. Le capitalisme néolibéral en crise a tendance à remettre en cause la démocratie et à développer des mesures autoritaires sur le plan institutionnel. La fermeture de la télé publique grecque est un bon exemple de ces attaques contre la démocratie : on a même parlé de " coup d'État ». Déjà la subordination des gouvernements de l'Europe du Sud au régime de la troika (UE, FMI, BCE), et au pouvoir des marchés financiers et des grandes banques ont marqué le changement. Les classes dominantes montrent qu'elles sont disposées à remettre en cause les droits et libertés démocratiques pour imposer leurs " diktats austéritaires ».

b) La crise aggrave aussi la crise de représentation politique. Les bases sociales, politiques et électorales des partis traditionnels sont déstabilisées et s'érodent. L'Italie est obligée de mettre sur pied une grande coalition réunissant Bersani, Betta et Berlusconi pour remédier à la grande instabilité provoquée par les 8 millions de voix de Beppe Grillo et les millions de voix perdues par la droite, le centre droit et le centre gauche. L'inconsistance du mouvement de Beppe Grillo après seulement quelques mois de présence au Parlement montre bien la profondeur de la crise. En Allemagne, les sondages prévoient aussi pour le moment des résultats électoraux qui conduiront à une grande coalition entre la démocratie chrétienne et la social-démocratie.

c) Dans cette situation de crise, les partis au pouvoir sont régulièrement rejetés mais dans un mouvement qui renforce la droite et les partis d'extrême droite. Ainsi, nous avons eu en France des manifestations de plusieurs centaines de milliers de personnes contre le mariage de personnes de même sexe. Cette question a réveillé une vieille France catholique, réactionnaire, antidreyfusarde qui existe depuis des décennies, mais qui est réapparue sur ce thème, encouragée par un climat d'ensemble où la gauche est démobilisée et démoralisée par la politique socialiste. À noter aussi, dans le sillon de ces mobilisations de masse d'une droite radicale, qui échappe aussi partiellement aux partis de la droite traditionnelle, l'activisme de groupes d'extrême droite qui s'attaquent aux militants de gauche et aux militants antifascistes.

d) En France, la crise politique et morale est énorme. La politique du Parti socialiste est massivement rejetée. Nous pensions que le sort du PASOK grec — un effondrement total — était une singularité grecque et que la social-démocratie pouvait reculer mais pas s'effondrer à ce point. Lorsque nous analysons les récentes élections partielles en France, nous ne pouvons plus écarter ce type d'effondrement pour le PS. Le PS perd, dans ces élections, des milliers d'électeurs. Il est même écarté pour le deuxième tour de ces élections. Si les tendances actuelles se confirment, la situation risque d'être catastrophique pour le PS aux prochaines élections municipales et européennes de 2014. Mais ce qui est plus inquiétant sur le plan des rapports de forces politiques et électoraux, c'est que cet effondrement du PS profite à la droite, mais il profite surtout au Front national qui est maintenant devenu le centre de gravité de la vie politique française. Même s'il n'y a pas, à cette étape, de fraction significative des classes dominantes derrière le FN — elles sont avec le capitalisme globalisé — on ne peut plus écarter une recomposition politique à droite avec une droite cassée : des secteurs qui pactisent avec le Front national et d'autres qui se tournent vers une grande recomposition de la gauche avec le centre. L'autonomie relative des facteurs de la crise politique peut conduire le pays dans une situation critique.

4. Nouveaux mouvements dans les pays émergents et limites des mobilisations sociales dans les pays de la crise

Il faut faire une différence entre les nouvelles mobilisations surgies dans les pays dits émergents et les pays des la crise. Il faut suivre, précisément, la dynamique, les formes et le contenu des mobilisations en Turquie et au Brésil. Mobilisations à partir d'attaques sociales et démocratiques qui donnent à ces mouvements des allures de mai 68. Les pays émergents sont, à leur manière touchés par la crise, mais de manière singulière et avec une situation matérielle (par rapport à l'état de ces sociétés) moins dégradée que dans les pays de la crise. En Europe, on doit noter les journées et manifestations en Espagne ou au Portugal. Le 27 juin, le Portugal s'apprête à vivre une nouvelle journée de grève générale. Il faut noter aussi le rebond des mobilisations sociales et démocratiques en Grèce après la fermeture de l'ERT. Malgré une situation difficile pour la mobilisation sociale en Grèce, après 29 journées de grève nationale, le mouvement populaire en Grèce est toujours en condition de résister face à une nouvelle attaque. Sur le plan de la résistance démocratique, des victoires partielles peuvent être obtenues, mais, sur le plan socio-économique, les lutes n'arrivent pas à bloquer les licenciements, les blocages ou réductions de salaires, la suppression de milliers de postes dans le secteur public, les réduction des budgets sociaux (1). Bref l'austérité continue et s'aggrave. Les journées de mobilisation coordonnée sur un plan européen on marqué à leur échelle la situation mais elles ne constituent pas des références pour les travailleurs et les jeunes de chaque pays. De nouvelles attaques sont en préparation, notamment une nouvelle réforme du gouvernement socialiste qui reprend et aggrave les politiques de la droite et aussi une directive européenne en projet, qui impose la concurrence dans le secteur des services, dont la santé, la sécurité sociale, les retraites, la protection sociale… Il faut suivre et intervenir le plus activement possible dans ces mouvements sociaux, en attendant un retournement partiel de la conjoncture.

5. Nouvelles de la gauche radicale et révolutionnaire

Les rapports de forces politiques restent défavorables à la gauche révolutionnaire.

Syriza reste la référence pour une bonne partie de la gauche radicale en Europe. Son congrès en juillet sera un test pour mesurer ses capacités à relancer un programme anti-austérité et à résister aux pressions énormes des classes dominantes et de l'Union européenne.

Dans l'État espagnol, la Gauche unie, dominée par le PCE, garde une audience que lui confère les sondages en combinant réactions anti-austérité et réalisme institutionnel comme en Andalousie où elle confirme sa participation au gouvernement avec le PSOE. En Catalogne comme au Pays basque et en Galice, c'est le nationalisme radical des CUP, de Sortu ou d'ANOVA qui est au centre de la construction d'une alternative politique à gauche de la gauche. Les camarades de Izquierda anticapitalista ont participé dernièrement à des rencontres dans plusieurs villes du pays pour construire une " alternative anti-capitaliste par la base », rencontres qui ont rassemblé des militants des secteurs radicaux de la Gauche unie, des responsables syndicalistes, associatifs et des militants de la gauche révolutionnaire, et ouvrent de nouveaux espaces de débats entre militants. Elles se heurtent, pour se transformer en cadre pour une alternative anticapitaliste durable, à la politique de la Gauche unie qui reste dominée par les enjeux institutionnels.

En France, les dernières élections partielles ne profitent pas au Front de gauche. C'est le Front national qui bénéficie de l'effondrement du PS. Le Front de gauche a convoqué une manifestation de plusieurs dizaines de milliers de personnes, contre les politiques d'austérité, à laquelle a appelé le NPA, mais la mobilisation du côté de la gauche radicale n'est pas, aujourd'hui, suffisamment forte pour changer les rapports de forces. Il faudra attendre les prochaines élections municipales et européennes pour voir si, face à la montée du FN, la gauche radicale peut aussi marquer la situation.

Enfin, il faut noter des initiatives intéressantes de regroupement des révolutionnaires en Grande-Bretagne réunissant des militants de Socialist Resistance, de Anti-Capitalist Initiative et ceux issus de la crise du SWP. Ces militants sont par ailleurs investis dans des initiatives autour de l'appel de Ken Loach pour un nouveau parti anticapitaliste.

En Allemagne, un meeting de regroupement anticapitaliste a eu lieu à l'initiative d'une série de courants, dont les membres de la IVe Internationale dans ce pays, avec Olivier Besancenot et Charles-André Udry.

À noter aussi, les initiatives en Belgique, plus exactement en Wallonie, pour discuter des possibilités de rassemblement de syndicalistes anti-austérité pour débattre des possibilités d'un nouveau parti basé sur ces équipes syndicales. ■

* François Sabado est membre du Comité exécutif du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et du Bureau exécutif de la IVe Internationale. Nous reproduisons ici le rapport introduisant le débat sur la situation internationale, présenté lors de la réunion du Bureau exécutif de la IVe Internationale, en juin 2013.

notes
1. Depuis l'écriture de ce rapport, une grève à l'EPSM de Caen (établissement psychiatrique public) a été victorieuse… avec paiement des jours de grève ! Le brutal plan d'austérité et de restructuration de l'EPSM (fermeture ou restructurations de services, suppressions de jours de RTT et de la demi-heure de temps de repas, déqualification de postes…) annoncé brusquement par voie de presse et courrier au personnel a été balayé par une mobilisation sans précédent de toutes les catégories de personnel, qui pendant plusieurs jours ont bloqué les admissions de l'hôpital, et manifesté leur colère et leur refus de payer le prétendu déficit de l'hôpital, résumé dans le mot d'ordre " Pour nous c'est non ! Le personnel ne paiera pas le déficit ! ».

 

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