Qu'ils s'en aillent tous !

par Miguel Romero
Banque d'Espagne. © Jaime de la Fuente
Sur cinq colonnes à la " une » la presse annonce le " sauvetage » des banques espagnoles, qui atteindra 100 miliards d'euros. L'Eurogroupe [la réunion des ministres des finances de la zone euro] ratifie ainsi l'opulence des soins apportés aux banquiers en faillite : " Tout l'argent public nécessaire sera à disposition », comme a dit Luís de Guindos [ministre des Finances] lorsque la crise de Bankia a éclaté.

Pendant ce temps, les pages intérieures informent que parmi les nouvelles coupes budgétaires de la Communauté autonome de Madrid — qui doit s'acquitter de l'objectif, accepté avec sourire ou en grimaçant, d'un déficit ne dépassant pas 1,5 %, — on trouve la réduction de 9 millions d'euros des dépenses pour les soins oncologiques à l'Hôpital Ramón y Cajal. Cette nouvelle coupe remplace celle planifiée précédemment, qui se montait déjà à 5,8 millions. Cette " dépense négative » de 3,2 millions d'euros montre l'irresponsabilité avec laquelle les administrations publiques manient les ciseaux dans les services sociaux de base. On ne sait pas très clairement comment cette réduction sera réalisée, mais il n'y a pas de doutes qu'il s'agit d'une grave détérioration des conditions de survie des patients. Le FMI a déjà avertit du risque systémique : les gens " vivent plus longtemps que prévu ».

L'avalanche des communiqués et des déclarations concernant ce " sauvetage » par des prétendus responsables, autochtones et internationaux, est indécente. Elle est destinée à rendre opaque une arnaque, au sens propre du terme (" ce que le voleur donne à la crapule », selon l'une des acceptions du Dictionnaire de l'Académie espagnole).

L'unique certitude, c'est qu'étant donné l'incapacité matérielle d'intervenir dans l'ensemble de l'économie espagnole, on s'occupe " seulement » du moteur, c'est-à-dire du secteur financier, au prix d'une gigantesque augmentation de l'endettement public. Cela non seulement parce que l'État espagnol est le garant du prêt, mais aussi parce que les gestionnaires des banques en faillite ne cachent pas leurs intentions concernant le capital public qu'ils reçoivent : " Il s'agit du capital et il ne faut pas parler de le rendre, mais de l'utiliser pour créer de la valeur pour les actionnaires » (1), comme l'a affirmé le nouveau président de Bankia " nationalisée », José Ignacio Goirigolzarri.

Les " conditions » en série s'engouffrent de cette manière. Le secteur bancaire et la politique économique dans son ensemble seront supervisés par le FMI, au nom de la Troïka, comme l'affirme sans ambiguïtés, bien que dans un langage vaporeux, la résolution de l'Eurogroupe du 9 juin : " L'Eurogroupe signale que l'Espagne a déjà appliqué d'importantes réformes fiscales et du marché du travail ainsi que des mesures en vue de renforcer la capitalisation des banques espagnoles. L' Eurogroupe est confiant que l'Espagne respectera ses engagements concernant son déficit excessif et les réformes structurelles, afin de corriger les déséquilibres macro-économiques au cours du semestre. Les progrès dans ce domaine seront examinés de près et régulièrement, parallèlement à l'aide financière. » Telle est la situation que le premier ministre, Mariano Rajoy, a " réglée » avant de s'envoler pour regarder le match de football à Gdansk.

Synthèse actualisée Inprecor

De cette manière, au cours des jours et semaines suivantes, les banques bénéficiaires des dons sortiront artificiellement de la faillite, sans que cela ne les oblige à réaliser la fonction sociale d'une banque publique. Peut-être cela va-t-il réduire la prime du risque, nous verrons de quelle manière et pour combien de temps… Mais ce dont nous pouvons être certains, c'est que nous continuerons à être victimes des " réformes de vendredi », comme la hausse de la TVA ainsi que des " réformes des réformes » concernant les retraites, la législation du travail, les services publics, etc., qui devraient déjà être inscrites dans les clauses de la résolution de l'Eurogroupe gardées secrètes pour permettre au gouvernement Rajoy de garder la face et de gagner du temps.

Au-delà de la situation espagnole, les événements de ces dernières semaines témoignent d'une crise finale de la zone euro, telle que nous la connaissions jusqu'à maintenant, qui peut être encore exacerbée à la suite des élections grecques du 17 juin. Pour le moment les projets de l'Union européenne à deux ou plusieurs " vitesses » ne sont pas encore clairs, entre autres parce que leurs promoteurs, en premier lieu l'Allemagne et les Pays-Bas, n'ont aucune idée de quelle va être la situation, en particulier de l'Espagne et de l'Italie, d'ici quelques mois. Mais l'étape politique dans laquelle nous sommes déjà est déterminée par les pays " périphériques », dont l'Espagne, et le dilemme de les accepter ou de les rejeter du petit " noyau dur de l'euro ». Ce sera l'argument principal pour justifier les nouveaux tours de vis des " réformes ».

Ce sera sans aucun doute un scénario menaçant pour la gauche et en tout cas il sera très difficile de construire les résistances et les alternatives. Mais ces difficultés sont aggravées par l'inexistence d'un point de repère de l'opposition politique, dont l'absence pèse lourdement sur les attentes des Indignés, même si chaque jour il y a plus de gens qui le sont encore davantage.

Selon les sondages, le PSOE a remporté la palme du discrédit. Après six mois d'un gouvernement de droite, il continue a être accablé pour son incompétence. Son secrétaire général, Alfredo Pérez Rubalcaba, inspire moins confiance que Rajoy (85 % de " peu ou pas du tout confiance », contre 78 %), il bénéficie de plus de désapprobation que le Premier ministre (69 % contre 63 %) et voit ses intentions de vote diminuer de 2,8 points par rapport aux désastreux résultats des élections du 20 novembre, même si le Parti populaire a pour sa part baissé de 7,5 points. Son problème est non seulement le manque de crédibilité hérité de Zapatero. C'est aussi sa " politique d'État », aussi absurde que timide, qu'il a mise en avant au cours des derniers mois pour affronter les conflits politiques et sociaux, en particulier ceux liés à la crise capitaliste. Le refus, jusqu'à la dernière minute, d'accepter la mise en place d'une commission d'enquête parlementaire sur Bankia, le consensus offert au gouvernement dans la politique européenne… définissent une orientation cohérente avec la réaction de Rubalcaba avant le sauvetage des banques : " Le plan de sauvetage des banques ne peut être payé seulement par ceux qui ont péché et tout l'argent public qui sort pour les banques doit revenir dans les coffres publics. » Une musique céleste !

Dans ces conditions, Izquierda Unida (IU, Gauche Unie) devrait se sentir appelée pour assumer ce rôle de référent et défier la majorité politique-électorale du PSOE au sein de la gauche. Mais pour pouvoir le faire, IU devrait suivre une ligne opposée à celle qu'elle a appliquée en Andalousie, ne pas tolérer l'attitude méprisante envers les mouvements sociaux de son dirigeant madrilène, â´ngel Pérez chaque fois qu'il s'empare d'un microphone, et remettre en cause les critères plus que douteux qui ont servi aux municipalités, dirigées par IU, pour justifier la politique de la Communauté madrilène de privatisation de la régie publique de l'eau Canal Isabel II. Le pire, c'est que ces politiques ont été développées avec très peu d'opposition interne, à quelques exceptions près, qui, malheureusement, n'ont pas eu d'influence significative au sein de l'IU. Au contraire, la direction de la Gauche unie semble très satisfaite et Cayo Lara [coordinateur fédéral d'IU depuis 2008] a déclaré que son parti est " à son meilleur moment », pensant probablement qu'il va " prendre le pouvoir » en Andalousie. Si le " meilleur moment » c'est de se coucher aux pieds du PSOE, il ne reste qu'à éteindre la lumière et à claquer la porte.

Lors de la crise argentine, à la fin de 2001, le slogan " íQue se vayan todos! » (Qu'ils s'en aillent tous !) est devenu populaire. Le développement ultérieur des événements a démontré la très grande difficulté de réaliser ce mot d'ordre. Le cri, le refus moral, sentimental et politique de ce qui existe est la source essentielle de toute alternative au capitalisme. Mais il ne suffit pas pour la construire.

Avoir conscience de cela, c'est un bon départ pour les tâches que le gauche sociale et politique a devant elle pour pouvoir crier ici aussi : " Qu'ils s'en aillent tous ! » Nous savons déjà que nous ne les ferons pas partir en criant. Mais définir clairement l'objectif du rejet global du système politique établi nous aidera à prendre conscience qu'on ne peut rien espérer des diverses variantes de la dictature des marchés et à renforcer notre volonté de construire une alternative pour rompre avec elle. Après l'escroquerie du " sauvetage » nous avons au moins 100.000 millions de raisons pour faire ce chemin. ■

Madrid, le 10 juin 2012

* Miguel Romero, militant de Izquierda anticapitalista (Gauche anticapitaliste, section espagnole de la IVe Internationale), est rédacteur en chef de la revue Viento Sur. Cet article a été d'abord publié sur le site web de Viento Sur.

notes
1. Cité par El País, http://economia.elpais.com/economia/2012/05/26/actualidad/1338067914_741731.html
traducteur
J.-M