Mieux comprendre le fascisme pour mieux le combattre (1/2)

par Manuel Kellner

Première partie
Depuis l'incorporation de la RDA en 1990, il y a en Allemagne un débat dans les rangs clairsemés de l'intelligentsia de gauche sur la spécificité du régime nazi et la singularité de ses crimes.

Nombre d'auteurs soulignent avant tout le génocide consciemment organisé de la population juive en Europe. Dans un sens politico-fonctionnel ceci traduit un besoin légitime : la lutte contre la relativisation des crimes nazis. La comparaison systématique de ces derniers avec d'autres crimes historiques est en effet typique de l'idéologie bourgeoise allemande moderne et fut réintroduite agressivement dans le débat par le " révisionnisme historique » (qui va encore plus loin en expliquant les excès de barbarie du nazisme par une " réaction » face aux crimes staliniens [" communistes »]). Mais dès que l'on pense moins au passé en s'enlisant dans des débats qui tendent toujours au cynisme envers les victimes (par exemple quand on demande si le génocide des Arméniens par les nationalistes turcs était " aussi grave » ou " moins grave »), et quand on pense plutôt aux dangers à envisager pour un avenir possible, il faut admettre que la thèse de la " singularité » tend à affaiblir la sensibilité : la vérité étant que cette " singularité » pourrait non seulement être égalée, mais même dépassée.

La raison en est simple. En comparaison avec les années 1933-1945, les moyens de destruction ont décuplé massivement leur puissance. L'héritage de la guerre froide et de la course aux armements, accru encore actuellement, ouvre la voie à la possibilité objective de l'autodestruction rapide de l'humanité toute entière. Le régime hitlérien ne disposait pas (mais il en était près…) de la bombe atomique. Imaginons la conquête du pouvoir dans un ou plusieurs pays capitalistes industrialisés (impérialistes dans la terminologie marxiste) par un personnel politique irresponsable et aventurier, soutenu par un mouvement de masse guidé par une démagogie semblable à celle du fascisme, du nazisme ou du franquisme, qui instaure un régime combinant le rationalisme technocrate froid à l'irrationalité sanglante des fantasmes caractéristiques pour la psychologie des ressentiments, de l'esprit de revanche, du désir déformé par une mésalliance symbiotique avec les impulsions à la violence sadique ! Avec les moyens dont disposerait un tel régime aujourd'hui, le résultat pourrait engendrer une catastrophe historique d'une dimension telle que même les méfaits terribles du régime nazi pourraient être réduits à un prélude. La possibilité d'une perspective aussi noire n'est aucunement une spéculation vide de contenu dictée par la peur frileuse d'un développement totalement improbable.

Une multitude de liens avec le présent

Dans son introduction remarquable à une nouvelle édition des écrits de Trotsky sur l'Allemagne (Schriften über Deutschland) (1) Ernest Mandel écrivait en 1969 : " Lorsque la petite bourgeoisie est largement prospère et conservatrice, le néofascisme n'a aucune possibilité pour conquérir une base de masse large. Des possédants bien nourris ne se battent pas dans la rue avec des ouvriers révolutionnaires ou avec des étudiants radicaux. Ils préfèrent faire appel à la police et lui procurer de meilleures armes pour combattre les émeutes. » Et, quelques lignes plus loin, il expliquait que certaines modifications du développement économique pourraient changer tout cela et qu'il est très probable (vu les contradictions du capitalisme contemporain) que de telles modifications se produisent à l'avenir.

À cet égard, où en sommes-nous aujourd'hui, par exemple en Europe ? Dans plusieurs pays il y a des partis ou des mouvements politiques d'extrême-droite fascistes, post-fascistes, proto-fascistes, populistes (il ne s'agit pas, ici, d'acrimonie taxinomique n'ayant d'intérêt que quand on essaye d'analyser des cas particuliers) qui ont déjà une base de masse électorale, et en même temps il y a dans ces mêmes pays (et dans d'autres) une croissance du militantisme organisé d'extrême-droite, des préparatifs au terrorisme armé par des noyaux d'extrême-droite, des attentats racistes et des provocations antisémites commis par des hommes influencés par l'extrême-droite. Il y a eu la guerre aux Balkans avec ses vagues de violence à motivation "ethnique". Il y a le socle du chômage de masse depuis des années, un socle qui ne peut se réduire que partiellement, même pendant une période de relance économique conjoncturelle. Il y a de plus en plus de pauvres, d'exclus, y compris des dépossédés en provenance des couches moyennes, et il y a des régions entières en proie au manque de perspective existentielle acceptable pour une partie très large de la population. S'ajoutent à cela une atomisation renforcée dans les domaines du monde du travail et du monde des loisirs et une nouvelle couche de gens formellement " entrepreneurs », même s'ils n'ont que leur force de travail (plus ou moins qualifiée) à vendre pour leur assurer une vie plus ou moins convenable.

La conclusion coule de source. La tentative de comprendre la nature du fascisme historique, le besoin ressenti de débattre des différentes approches du phénomène et des moyens pour le combattre n'a rien d'académique aujourd'hui. Il s'agit d'un passé avec une multitude de liens avec le présent. La possibilité de pouvoir en tirer des leçons pour l'avenir — avec toute la prudence nécessaire, puisque l'Histoire ne connaît pas de véritable répétition — ne peut donc être niée. Et l'impulsion majeure de Trotsky était très rationnelle : comprendre le fascisme, le nazisme dans son contexte social, politique et historique, le comprendre pour mieux le combattre, pour l'empêcher de conquérir le pouvoir, pour le détruire avec toutes ses racines.

L'Allemagne et la lutte contre le danger hitlérien sont au centre de la préoccupation de Trotsky avant la prise de pouvoir des nazis en 1933. L'origine du mouvement et de l'appellation " fasciste » étant l'Italie, l'application de cette appellation au mouvement nazi s'explique en partie par l'affinité proclamée du NSDAP lui-même avec le fascisme original et surtout par leur similitude objective de nature sociale et politique. La prise du pouvoir par Mussolini avait non seulement signifié l'instauration d'un régime très répressif abolissant les droits démocratiques élémentaires, mais aussi la destruction physique du mouvement ouvrier, des partis, des syndicats et de toutes ses associations indépendantes. La propagande fasciste faisait croire à une renaissance d'une gloire nationale située loin dans le passé ; son symbolisme faisait allusion à l'Empire romain antique. Le fascisme était un mouvement de masse qui, pendant la période de son ascension au pouvoir, agissait à deux niveaux : il pratiquait le terrorisme de rue en s'attaquant aux organisations de gauche et au mouvement ouvrier (en incendiant les " Maisons du Peuple ») et en même temps il participait au jeu politique officiel, avec la finalité d'instaurer non seulement un gouvernement à lui seul, mais une dictature totalitaire excluant toute auto-organisation par en-bas et quasiment toute critique publique. Le fascisme, pour se créer une base populaire large, pratiquait une démagogie " sociale » faisant appel aux ressentiments " anticapitalistes » ou " anti-riches », mais en tant que régime il ne s'attaquait pas aux fondements de l'économie capitaliste, agissait conformément aux intérêts de la bourgeoisie en tant que classe dominante sociale et "oubliait" qu'il avait promis ,non pas d'en finir avec les capitalistes, mais de forcer les capitalistes à prendre en compte les intérêts des travailleurs.

Analyses du fascisme au IVe Congrès de l'I.C. (1922)

Après la Première guerre mondiale il y avait eu un mouvement révolutionnaire de masse en Italie, menant jusqu'à une vague d'occupations d'usines par les ouvriers en révolte à Turin en septembre 1920. Après, ce fut la marée basse, le reflux de l'activité autonome des exploités et des opprimés. Dans cette atmosphère le fascisme se développait comme forme de réaction politique nouvelle. En octobre 1922, Mussolini prit le pouvoir. Du 5 novembre au 5 décembre 1922, le IVe congrès de l'Internationale Communiste (IC) siégea, d'abord à Petrograd puis à Moscou, et discuta, entre autres, du phénomène fasciste, après le débat sur la "tactique" (où le front unique ouvrier et le slogan du gouvernement ouvrier étaient au centre des préoccupations).

Il s'agissait d'un phénomène politique historiquement nouveau. Mais Radek, parlant au nom de l'Exécutif, expliquait bien la base sociale petite-bourgeoise du fascisme, s'appuyant tout d'abord sur une couche de "classes moyennes" nationalistes, déçues par le résultat de la guerre et pleines de ressentiments. Il plaçait son origine et son caractère démagogique dans la crise des partis et institutions bourgeoises traditionnels : sa prise de pouvoir avait été une conséquence de l'incapacité du mouvement ouvrier et surtout du Parti socialiste italien, à s'appuyer sur le mouvement de masse de l'après-guerre pour prendre lui-même le pouvoir et pour renverser le capitalisme.

En conclusion, Radek disait : " Les fascistes, c'est la petite bourgeoisie qui arrive au pouvoir soutenue par la bourgeoisie et qui sera forcée non pas d'appliquer le programme de la petite bourgeoisie, mais celui du capitalisme (...) Et justement ce qui fait la force du fascisme sera aussi la raison de sa mort. Parce qu'il est devenu un parti petit-bourgeois, il dispose de ce front large, avec lequel il nous a combattu. Mais parce qu'il est un grand parti petit-bourgeois, il ne pourra pas mettre en pratique la politique du Capital italien sans déclencher de grandes révoltes dans son propre camp ». L'analyse était lucide, mais le pronostic trop optimiste, sous-estimant les possibilités pour la direction fasciste, une fois au pouvoir, de contrôler et de faire reculer sa propre base sociale.

Après le discours de Radek, le dirigeant communiste italien Bordiga donna une description précise de l'histoire et de la nature du mouvement fasciste et expliqua comment il avait pu vaincre après que le mouvement socialiste eût fait preuve de son incapacité à renverser l'ordre établi : " La conséquence de ces fautes fut un changement total des sentiments de la bourgeoisie et des autres classes. Le prolétariat était divisé et démoralisé (…). On peut dire que la bourgeoisie italienne en l'an 1919 et dans la première moitié de l'année 1920 s'était plus ou moins accommodée à l'idée de voir la victoire de la révolution. La classe moyenne et la petite bourgeoisie avait tendance à jouer un rôle passif, non pas en suivant la grande bourgeoisie, mais en suivant le prolétariat qui s'apprêtait à vaincre (…). Quand la classe moyenne vit que le Parti socialiste n'était pas capable de s'organiser d'une manière qui lui aurait permis de prendre le dessus, elle manifesta son mécontentement ; elle perdit peu à peu la confiance qu'elle avait ressentie pour le prolétariat et se pencha vers le côté opposé. C'est à ce moment que la bourgeoisie passa à l'offensive ». Bordiga souligna aussi l'incapacité du Parti socialiste à gagner la petite paysannerie qui aspirait à posséder un peu de terre cultivable, ce qui offrit une base sociale importante aux fascistes. " Le fascisme s'appuyait sur la situation générale, sur le mécontentement grandissant chaque jour de toutes les couches petites-bourgeoises, des petits commerçants, des petits propriétaires foncier, des vétérans, des ex-officiers, qui étaient déçus par leur situation et idéalisaient celle qu'ils avaient eue pendant la guerre (…). La fascisme rassemblait tous les éléments démobilisés qui n'avaient pas trouvé leur place dans la société après la guerre et utilisaient à leurs fins leur expérience guerrière. » L'analyse était la même que celle de Radek, mais Bordiga avait en même temps tendance à ignorer la différence substantielle entre le régime fasciste et la démocratie bourgeoise identifiée à un simple " système du mensonge », et il expliqua que le fascisme ne serait pas obligé d' abolir toutes les libertés démocratiques et même que " le fascisme va être libéral et démocratique ». L'exemple de Mussolini promettant de respecter la liberté de la presse dans la mesure où la presse s'en montrerait digne lui servait d'argument pour la similitude entre Mussolini et les politiciens bourgeois traditionnels avec leur jeu de fausses promesses, bien que, d'autre part, il savait très bien que Mussolini ne disposait pas seulement de l'appareil policier et de l'armée, mais aussi des organisation paramilitaires fascistes qu'il pourrait relancer dans le combat dès qu'il en ressentirait le besoin. (2)

Fascisme italien et fascisme allemand

Avec ce débat, l'Internationale communiste entamait l'analyse et la compréhension du phénomène fasciste, tout en faisant preuve encore de sous-estimations graves. Cet élan analytique n'eut malheureusement pas de suite. Après la victoire de la fraction stalinienne au sein du parti russe et de l'IC, certaines faiblesses d'appréciation de Bordiga, qui représentait un courant ultra-gauche assez faible dans le mouvement communiste mondial, furent reprises et " approfondies » par la direction stalinisée.

Léon Trotsky, assassiné sur ordre de Staline en 1940, n'eut pas eu la possibilité d'analyser le fascisme et surtout sa terrible version allemande après la fin du IIIe Reich hitlérien. Mesuré à cela, il avait été très clairvoyant quant au danger et à la dimension de la catastrophe, et il fut également très sensible à la différence entre l'original italien et la copie allemande. Bien avant la mise en pratique du génocide, il avait compris que le " matérialisme » pseudo-zoologique, le racisme et l'antisémitisme extrêmement agressifs des nazis était une spécificité menaçante. " Sur le plan politique, le racisme est une variante hypertrophiée et vantarde du chauvinisme associé à la phrénologie. De même que l'aristocratie ruinée trouvait une consolation dans la noblesse de son sang, la petite bourgeoisie paupérisée s'enivre de contes sur les mérites particuliers de sa race » (3). Avant et même après 1933, beaucoup d'Allemands d'origine juive ne croyaient pas à la mise en pratique des menaces d'extermination — souvent les gens pensaient que c'était seulement de la propagande pour donner du sucre à la populace inculte mobilisée par les nazis, et qu'on pourrait s'arranger avec les premières mesures discriminatoires. Il est intéressant de constater que les partisans de Trotsky et de la IVe Internationale, par exemple en Belgique, dans l'attente de l'invasion de l'armée allemande, essayaient d'alarmer systématiquement la partie de la population d'origine juive : Ils vont mettre en pratique ce qu'ils ont dit ! Il ne faut pas rester là, il faut fuir !

Il y a une autre différence de taille entre la variante italienne et la variante allemande du fascisme : l'Allemagne impérialiste fut capable de créer les bases matérielles pour déclencher et pour mener une guerre mondiale contre les autres États impérialistes et contre l'URSS — ce qui impliquait la possibilité de la mise en pratique sanglante des rêves noirs de "Mein Kampf". L'Italie, dans le domaine matériel et militaire, n'avait pas cette possibilité de jouer un rôle de premier plan. Il était donc normal, après la conquête du pouvoir par le fascisme italien et dans la période de l'essor du mouvement nazi, de se concentrer sur le cas allemand, tout en essayant de tirer des leçons de l'expérience italienne, qui avait déjà coûté la vie au mouvement ouvrier organisé.

L'apport de Trotsky, tout d'abord, s'inscrit dans la façon marxiste d'aborder le problème du fascisme, c'est-à-dire en le situant dans le cadre de l'approche critique de la société capitaliste dans son stade impérialiste et de sa crise structurelle économique, sociale et politique. Les idéologues bourgeois, parfois inconsciemment, ont intérêt à nier le lien entre le système capitaliste et la domination de la classe bourgeoise d'une part et, d'autre part, la montée du mouvement fasciste et l'exercice du pouvoir par des régimes fascistes. Se faisant, ils s'agrippent à des aspects partiels du comportement des directions et des mouvements fascistes, qui les rapprochent d'autres politiques antidémocratiques, violentes et répressives. Trotsky avait nommé " totalitaire » le régime stalinien bien avant que cette notion ne soit à la mode (4), mais il mettait en relief l'importance de la base sociale de la bureaucratie stalinienne, différente de celle des nazis, ce qui engendre tout un catalogue de différences quant aux mécanismes du pouvoir, à la dynamique de la politique extérieure et aux méthodes pour lutter contre les régimes respectifs. L'essence de la " théorie du totalitarisme » des idéologues de la bourgeoisie se résume à l'équation simpliste " brun égal rouge », fascisme, nazisme, franquisme, communisme (identifié au stalinisme), tout ça c'est plus ou moins la même chose, et il faut opposer à ces incarnations du Mal les valeurs et les vertus de la démocratie parlementaire bourgeoise. Il est naturellement faux d'identifier le communisme, l'aspiration à la révolution socialiste et donc à l'émancipation du prolétariat comme levier pour une émancipation universelle, au stalinisme qui bloque l'auto-organisation et l'émancipation et qui est largement le résultat du faible développement économique et de l'isolement du pays qui, le premier, avait renversé durablement la bourgeoisie. Mais il est également faux d'identifier le stalinisme au fascisme, en oubliant que sous Staline, le marché capitaliste ne régnait plus sur les moyens de production et que la bourgeoisie n'était plus la classe dominante dans la société mais une classe battue, désintégrée, presque détruite.

Les idéologues bourgeois allemands nient le caractère pro-capitaliste du régime des nazis. Il y a des versions qui se proclament "marxistes" trop mécaniques et donc peu convaincantes : un beau jour les capitalistes se mettent autour d'une table ronde et décident de mettre en place un régime fasciste. Hitler et la NSDAP étant les meilleurs (et les plus méchants) candidats, c'est eux qu'on aide à prendre le pouvoir. Et après — les photomontages propagandistes de Heartfield popularisèrent cette vision des choses — on a Hitler, l'esclave du grand capital, une marionnette au service des Krupp, Thyssen, Flick, de la Deutsche Bank, de la IG Farben et tutti quanti. Bien entendu, les choses ne se sont pas passées comme ça. L'historien Ernst Nolte pense que la vraie nature du nazisme se situe dans la nature de l'être humain et que le capitalisme en général n'y est pour rien. En toute dernière analyse, c'est clair : sans êtres humains, pas de fascisme. L'opium nous endort parce qu'il est endormant. Mais Hitler, pour prendre le pouvoir, avait quand même besoin du soutien ou au moins de la tolérance du grand capital et des sommets de l'appareil d'État civil et militaire. Et la bourgeoisie, entre autres motifs à caractère économique et expansionniste, n'avait pas vu d'autre issue à la crise de son système de représentation politique.

Une dernière carte au prix de la dépossession politique de la bourgeoisie

En temps normal, Trotsky l'explique très bien, la bourgeoisie préfère le système démocratique parlementaire comme système qui assure sa domination. C'est un système qui permet un maximum de participation réelle des bourgeois et de toute une couche petite-bourgeoise qui adhère à l'idéologie bourgeoise, à l'exercice et au contrôle du pouvoir politique. En plus, ce système rend possible l'intégration du sommet des directions des organisations ouvrières de masse, ce qui renforce considérablement la légitimité du régime aux yeux d'une grande partie de la population. Mais par temps d'exacerbation de la crise structurelle du système, les choses changent. La bourgeoisie craint des révoltes qui pourraient mettre en cause son pouvoir, les représentants politiques libéraux et conservateurs modérés perdent leur crédibilité. Qui plus est, parfois (en Allemagne ce fut le cas), la bourgeoisie aspire à une guerre pour élargir le terrain lui fournissant ses ressources et ses marchés. Elle cherche alors une nouvelle force sociale massive, capable de combattre et détruire le mouvement ouvrier organisé, ce qui permettrait une victoire séculaire des capitalistes en matière de salaires et de droits sociaux, permettant une montée spectaculaire du taux d'exploitation (du taux de plus-value) et avec cela un renversement de la tendance à la baisse du taux de profit. Une analyse des données empiriques sur le IIIe Reich hitlérien montre très bien, que non seulement les intérêts généraux du grand capital étaient bien servis, mais aussi que les grands capitalistes restaient très influents au sein du régime, même en considération de leurs intérêts particuliers.

Ernest Mandel, dans l'ouvrage cité, donne deux exemples : au milieu de la guerre, en 1940, le trust Flick négocia le prix pour ses nouvelles grenades avec les représentant de l'appareil d'État dominé par la direction de la NSDAP. Ceux-ci avaient calculé qu'un prix de 24 Reichsmark (RM) par exemplaire inclurait un "profit justifié" pour le trust. Flick revendiqua 39,25 RM. Le " compromis », vite trouvé, se situait à 37 RM ! En 1942, le même trust revendiqua l'acquisition de la fabrique Donauwörth GmbH, une entreprise métallurgique construite avec des finances publiques par l'État nazi. Le 31 mars de cette même année, la valeur réelle en était évaluée à 9,8 millions de RM, la valeur nominale ne s'élevant qu'à 3,6 millions. Flick acheta la firme au prix nominal ! Il est très important de constater que les nazis n'ont même pas étatisé l'industrie d'armement. La tendance générale de leur politique économique était plutôt à la privatisation qu'à la nationalisation.

Ceci dit, il est clair que l'instauration d'un régime fasciste — et donc aussi du régime nazi — implique une dépossession politique de la bourgeoisie. C'est une chose oubliée par les " marxistes » simplificateurs, et c'est un oubli exploité par les idéologues bourgeois. Cette délégation de pouvoir comporte énormément de risques, et c'est pourquoi Hitler dut persuader les magnats de l'industrie, des banques et de l'armée que la partie sociale-démagogique de son programme ne serait pas réalisée — mais la politique impérialiste et revancharde agressive qu'il proposait fut fort bien accueillie par les susnommés. Il fallait être très aventurier et très irresponsable pour miser sur un tel " cheval » avec une idéologie du style de "Mein Kampf". Mais c'était l'état d'esprit de la bourgeoisie allemande.

En deuxième lieu, l'apport de Trotsky reflète le niveau de prise de conscience politique au sein de la direction du mouvement communiste mondial avant sa déformation grave et sa dégénérescence bureaucratique. Ce qui, jusqu'à aujourd'hui, s'appelle ou se fait appeler " trotskiste », c'est très souvent simplement le niveau général de réflexion et d'identité programmatique de l'Internationale Communiste et du bolchevisme du vivant de Lénine ou jusqu'au IVe congrès mondial de la IIIe Internationale. Après, les débats, les analyses et les prises de positions étaient systématiquement déformés par des considérations pragmatiques de lutte au sein de l'appareil bureaucratique et au sein de la petite clique dirigeante de cet appareil. Donc, le niveau avait baissé très rapidement. Trotsky prend comme point de départ le débat sur le fascisme italien au IVe congrès de l'IC et est donc bien armé pour comprendre la nature double du mouvement fasciste : sa base sociale du " désespoir contre-révolutionnaire petit bourgeois » et la nature bourgeoise de l'essence de sa politique comme " dernière carte » du système capitaliste-impérialiste allemand en crise. Le développement de la réalité allemande après 1933 est, dans quelques points clé, analogique de celle en Italie, qui avait mené à la prise du pouvoir par Mussolini.

La responsabilité de la social-démocratie allemande

Déjà les dirigeants social-démocrates italiens (comme Zibordi ou Turati) expliquaient la victoire du fascisme par les " excès extrémistes » et " philo-bolchéviks » des communistes et des travailleurs en lutte. Ils auraient " effrayé » la bourgeoisie et la petite bourgeoisie et les auraient ainsi poussé tout droit dans les bras du mouvement de Mussolini. Le théoricien social-démocrate belge Hendrik de Man tira un bilan semblable de la victoire de Hitler, et quand il y eût une vague de mobilisations ouvrières en Belgique et une volonté grandissante d'organiser une grève générale en 1935 en Belgique, la direction social-démocrate, sous son influence, fit tout pour briser l'élan — ce qui créa les conditions pour la croissance du mouvement fasciste belge l'année suivante.

La direction social-démocrate allemande poursuivait une politique du " juste milieu ». Elle voulait combattre en même temps les " deux extrêmes », celui de gauche (le Parti Communiste) et celui de droite (les organisations d'extrême-droite musclées comme le Stahlhelm et le nazisme), et ceci en s'appuyant sur l'appareil policier et juridique de l'État bourgeois. Au contraire de ce que font croire certains vulgarisateurs peu doués de la pensée de Trotsky, ce dernier ne connaissait pas d'équidistance entre le SPD d'une part et le KPD dirigé par Thaelmann. S'il rendait la politique officielle du KPD responsable pour le manque d'une vraie lutte contre les nazis et pour la capitulation sans combat en 1933, c'est parce qu'elle avait facilité la besogne à la social-démocratie qui, elle, était la première responsable de cette terrible défaite du mouvement ouvrier.

Trotsky l'explique par le rôle concret de la social-démocratie au sein de la société capitaliste et de son régime démocratique bourgeois. A partir du soutien donné par le SPD à la guerre de " sa » bourgeoisie en 1914, le SPD n'était plus un parti ouvert pour une alternative révolutionnaire (bien qu'une phraséologie marxiste restât encore en vigueur pendant longtemps). Après la guerre, en 1918-19, la direction du SPD (" majoritaire », puisqu' il y avait eu la scission minoritaire, mais influente de l'USPD) joua un rôle-clé pour sauver la bourgeoisie des masses révoltées et des travailleurs et soldats organisés en conseils autonomes (donc en organes de pouvoir potentiellement alternatifs à l'État bourgeois). Le SPD fit obstacle à la prise du pouvoir des conseils, dans lesquels il avait une majorité, et organisa la contre-révolution sanglante en collaboration avec l'État-major et l'appareil répressif de l'État. Pour justifier cela à posteriori, les théoriciens social-démocrates prétendirent que le " situation objective n'était pas mûre » pour une révolution socialiste. Mais en 1918-19 les mêmes affirmaient que la " république socialiste » aurait déjà été un fait.

Le résultat fut l'instauration d'un régime parlementaire et la fixation juridique d'acquis démocratiques et sociaux importants : le droit de vote généralisé incluant les femmes, la journée de travail de huit heures, etc. Mais ce résultat préservait aussi la domination de la classe capitaliste et de l'appareil d'État hérité de l'Empire wilhelmien, l'établissement d'un réseau de forces paramilitaires ultra-réactionnaires formé par les mêmes " Freikorps » pré-fascistes que la direction du SPD sous Ebert, Scheidemann et Noske avait dressé contre " les spartakistes », contre l'avant-garde ouvrière et contre les masses radicalisées. Bien entendu, tous ces " partenaires » restaient des ennemis jurés non seulement du communisme du Spartakusbund, mais aussi du mouvement ouvrier dans son ensemble, en incluant le SPD et les syndicats sous influence social-démocrate.

Après 1919, il y eut encore plusieurs phases d'essor du mouvement de masse mettant en question le régime capitaliste, à commencer avec la " révolution manquée » (comme le pensait en tous cas Trotsky) de 1923. Dans les années précédant 1933, le fait même de l'essor du mouvement nazi était une preuve que le dénouement des grands conflits sociaux ne pourrait pas se faire dans la routine du système parlementaire. Car l'essor d'un mouvement de type fasciste signifie une atmosphère de guerre civile prolongée. Les bandes fascistes attaquent physiquement, et il faut se défendre. La crise structurelle du système et l'exaspération de larges masses ne trouvaient pas de réponse alternative crédible de la part de la direction politique du courant majoritaire du mouvement ouvrier, car le SPD craignait les luttes qui pourraient aller " trop loin » et mettre en cause un système auquel il était lié par la symbiose de sa couche bureaucratique avec les mille et une institutions du système parlementaire. Le SPD et le mouvement ouvrier influencé et dirigé par lui, ne se limitait pas aux relations entre une direction politique et son électorat : le SPD disposait d'un large réseau de forces organisées, ancrées profondément dans la vie ouvrière, y compris des organisations de combat comme le " Reichsbanner ». Le SPD, craignant surtout la perte des ses acquis organisationnels, aurait pu appeler efficacement à la lutte — et il y avait l'expérience positive du " Putsch de Kapp », (février 1920), un coup d'État réactionnaire battu par une grève générale. Mais le revers de la médaille, c'était la radicalisation produite par cette expérience, ayant créé un courant de gauche large à côté de la social-démocratie qui savait aussi qu'en Russie bolchevique, son homologue menchevik avait perdu son influence et avait même été persécuté par le gouvernement communiste.

Trotsky expliquait que l'idée de " sauver l'organisation » sans mobilisation, sans lutte, était une illusion. Le SPD participait à la répression des communistes avec les moyens de l'appareil policier d'État, mais, encore une fois, nombre de ses " partenaires » haïssaient les sociaux-démocrates et les syndicats du ADGB avec une haine de classe franche et primitive. Le SPD continuait à miser sur le bulletin de vote et sur la perspective d'un essor économique conjoncturel pour mieux pouvoir combattre le chômage et donc la démoralisation d'une partie de la classe ouvrière. Mais même si un tel essor conjoncturel n'était pas exclu d'avance, il restait la crise structurelle, y compris celle des institutions. Dans le domaine des luttes sociales, la " modération » du SPD ne faisait ainsi que renforcer le désespoir, et le désespoir se traduisait politiquement par le renforcement du mouvement d'extrême droite et des nazis. Même électoralement, on avait l'impression que le SPD, co-responsable de toutes les misères croissantes du système, se faisait écraser, au fur et à mesure des échéances, entre les " deux extrêmes », le KPD et le NSDAP.

Seul, Otto Bauer, le dirigeant reconnu de la social-démocratie autrichienne, avait une analyse lucide du danger fasciste, assez proche de celle de Trotsky : le déclassement de toute une couche petite-bourgeoise par la guerre et par la crise économique l'amène à rompre avec la démocratie parlementaire bourgeoise ; le désir de la bourgeoisie de sortir de sa crise économique par un abaissement radical des salaires et un démantèlement massif des acquis sociaux, et, pour ce faire, même des acquis organisationnels du mouvement ouvrier, pousse celui-ci à se préparer à un affrontement physique par ses propres moyens d'auto-organisation. Après la décision du gouvernement social-chrétien, sous Dollfuss, de liquider un grand nombre de droits démocratiques, de dissoudre le Schutzbund et de le faire attaquer physiquement par les milices clérico-fascistes des Heimwehren, la direction social-démocrate avec Otto Bauer appella à la lutte. Mais les masses ouvrières ne répondirent pas car depuis de longues années la direction Bauer ("austro-marxiste") leur avait enseigné l'attitude électoraliste et les perpectives gradualistes. Le Schutzbund entra seul en lutte en février 1934, complètement isolé, et fut battu après quelques jours de résistance héroïque.

Le sectarisme ultra-gauche des staliniens

A partir de 1929, la direction du KPD appliqua la politique dite de la " Troisième période », qui était une politique ultra-sectaire vis-à-vis du SPD. Trotsky et l'Opposition de gauche concentraient leurs critiques sur elle car, pour eux, une politique appropriée aux exigences de la situation menée par le parti révolutionnaire, un parti avec une influence de masse non négligeable, aurait la chance de renverser la situation, de battre le " national-socialisme » et de renverser le pouvoir bourgeois.

L'origine de la notion de " Troisième période » (du capitalisme d'après la Première guerre mondiale) est un peu nébuleuse. Quand Boukharine l'introduisit au VIe congrès de l'IC de 1928 (officiellement au nom de l'Exécutif et de la délégation soviétique), personne ne comprit trop bien ce que cela voulait dire. Il dit que la " philosophie » de la Troisième période consistait à " souligner que la stabilisation du capitalisme aurait une certaine durée ». Mais à partir de la dixième session pleinière de l'Exécutif de l'IC (du 3 au 19 juillet 1929), le sens de l'expression " Troisième période » fut changé en son contraire. Entre-temps Staline et sa fraction avaient battu — bien entendu par des mesures administratives — le courant de " droite » dans le parti (mené par Boukharine, Rykov et Tomski) et s'apprêtaient à soumettre les autres partis de l'IC. Staline utilisa le terme de " Troisième période » à ses propres fins. Au plus tard à partir de la dixième session pleinière de l'Exécutif, il n'y eut plus jamais de vraies discussions politiques dans l'IC — tout contenu était artificiellement mis au service de la lutte interne et du contrôle bureaucratique de l'organisation. L'objectif de la dixième session pleinière, c'était de battre et d'exclure " la droite » (" les amis de Boukharine ») dans les partis de l'IC, après que l'Opposition de gauche (" les amis de Trotsky ») eut déjà été exclue. Mais la ligne politique résultante était un " zigzag » ultra-gauche et ultra-sectaire qui allait faire des ravages aux lourdes conséquences, surtout en Allemagne.

L'IC, et donc le KPD, abandonnèrent la tactique du front unique ouvrier en commençant par dire qu'il fallait se limiter au " front unique à la base ». Il n'y eut donc plus d'appel à l'action commune avec le SPD dans son ensemble, mais seulement des appels à l'action commune aux membres du SPD, en excluant la direction. Mais on ne devait pas en rester là. L'Internationale Communiste et le KPD dénoncèrent le SPD comme étant un parti " social-fasciste » à combattre au même titre que les fascistes (pour l'Allemagne de 1929 d'ailleurs, avant les succès électoraux spectaculaires du NSDAP en septembre, c'est le "Stahlhelm" qui était considéré comme le pendant du fascisme italien, tandis que les nazis figuraient comme des " ennemis d'hier », des rescapés du coup Hitler/Ludendorff de 1923). Ainsi même l'unité à la base n'était plus recherchée. Les sociaux-démocrates devinrent " l'ennemi principal ». Dans la Rote Fahne, organe central du KPD, on pouvait lire qu'il fallait combattre les " social-fascistes » partout, combattre les " petits Noske, Zörgiebel et Scheidemann » dans les usines, les écoles et même les jardins d'enfants ! Dans les syndicats, le KPD poursuivait la même logique : c'était la " ligne RGO », la ligne de " l'opposition révolutionnaire » dans les syndicats de masse du ADGB, avec une perspective de scission (puisque ce sont les " social-fascistes » qui dirigent ces syndicats et y sont majoritaires…). Ainsi, les militants du KPD s'isolèrent vite de l'avant-garde ouvrière. Le KPD devint un parti capable d'attirer une masse de jeunes, de chômeurs et d'éléments radicalisés divers, comme sympathisants et comme électorat, mais il perdait ses possibilité d'enracinement dans les usines et sa capacité d'initiative réelle envers les militants du SPD actifs dans les usines et dans les syndicats. En revanche, le KPD, au fur et à mesure que les nazis devenaient de plus en plus forts et menaçants, commença à " copier » leur style d'intervention et de propagande (on se mit à brandir des drapeaux, à écouter des dirigeants au langage martial, à applaudir, à crier trois slogans, à chanter, sans plus ...). On se mit même à agir dans le même sens qu'eux dans certains domaines, surtout en ce qui concerne la dénonciation des vainqueurs de la Première guerre mondiale et la campagne contre le traité de Versailles et contre les " réparations » (dédommagements) : le KPD se prononçait pour la " libération nationale » (!) pour singer l'ennemi nazi. Les nazis, en août 1931, faisaient campagne pour un " référendum brun » et pour la démission du gouvernement SPD minoritaire de Prusse. Le KPD soutint cette revendication — en dénommant le référendum simplement " rouge » au lieu de " brun »! En 1932, sous pression de l'Etat, le KPD de Thaelmann, tellement révolutionnaire, dissout ses milices, et en février 1933, peu après la conquête de la chancellerie par Hitler et peu avant les élection de mars, il est mis hors-la-loi en tant que parti.

La sous-estimation du danger fasciste réel était systématique. Démocratie parlementaire, dictature militaire ou régime fasciste — peu importe, de toute façon ce sont toutes des versions du même État bourgeois, et l'alternative à tout cela, c'est la dictature du prolétariat, la révolution socialiste qui est à l'ordre du jour. Les régimes autoritaires de Papen, Brüning, Schleicher (pré-bonapartistes où bonapartistes dans les analyses de Trotsky) — c'était déjà " du fascisme » (puisque le SPD au gouvernement c'était déjà le " social-fascisme », pourquoi pas...). C'était ne pas prendre en compte la contradiction spécifique du fascisme, qui tient sa force exceptionnelle du fait qu'il constitue un mouvement d'enragés " par en bas », prêts à tout, y compris à la terreur aveugle généralisée, tandis qu'une dictature réactionnaire " normale », même très autoritaire, pratique une répression consciente et calculée. La ligne du KPD officiel culminait dans le slogan " après Hitler, nous !». La direction du KPD n'avait même plus le projet de battre les nazis, de les empêcher de prendre le pouvoir. Elle proclamait que Hitler au gouvernement irait vite à sa perte en perdant sa crédibilité. C'était donc une vraie capitulation " sans combat » qui se préparait, non seulement du côté du SPD mais également du KPD, bien que chez ce dernier la capitulation était camouflée par un radicalisme verbal musclé.

Arriver à l'action commune contre l'ennemi fasciste

Contre ce cours, Trotsky défendait y compris les anciens acquis de la réflexion politique de l'IC et les leçons de l'expérience italienne. En développant ces idées et en les appliquant à la situation allemande, Trotsky sonnait l'alarme et donnait des conseils, expliquait, interpellait avec la volonté de convaincre. L'ensemble des articles et brochures de Trotsky et de l'Opposition de gauche se lisent aujourd'hui comme un rare exemple de clairvoyance, de bon sens politique et de cohérence théorique. Les staliniens dénonçaient Trotsky dans leur presse allemande et internationale comme " fasciste » (!) parce qu'il se prononçait pour l'action commune avec le SPD.

Trotsky était, bien entendu, un ennemi juré de l'État bourgeois, même sous sa forme républicaine-démocratique. Mais pour lui, la forme de gouvernement est d'une grande importance pour le mouvement ouvrier dans son ensemble, y compris pour sa partie révolutionnaire. Ce qu'il s'agit de défendre, ce n'est pas " la République » en tant que telle, ce sont les droits démocratiques qui donnent à la classe ouvrière des possibilités de s'organiser et d'agir, et surtout les " îlôts de démocratie ouvrière » au sein de la république démocratique parlementaire bourgeoise : la multitude de formes d'auto-organisation que sont les syndicats, les partis, les organisations mutuelles, culturelles, associatives… Il ne s'agit aucunement d'idéaux abstraits : la possibilité de s'organiser, de se rassembler, d'agir implique des bases matérielles, des lieux de rencontre. La vocation historique d'un mouvement de masse fasciste qui mobilise le désespoir des couches petites-bourgeoises déracinées et peut entraîner avec lui un grand nombre de laissés-pour-compte, c'est justement de détruire ces bases matérielles et de détruire le mouvement ouvrier dans son ensemble, d'empêcher la classe ouvrière d'agir collectivement, de défendre ses intérêts, y compris ses intérêts immédiats et élémentaires. La prise du pouvoir par un tel mouvement (concrètement par les nazis), signifiait aux yeux de Trotsky et de l'Opposition de gauche internationale une défaite historique pour la classe ouvrière.

Le parti révolutionnaire doit faire appel au SPD dans son ensemble et exercer une pression maximum sur sa direction pour arriver à l'action commune contre l'ennemi fasciste, car même si la direction du SPD ne veut aucunement briser le pouvoir de la bourgeoisie et se battre pour une république socialiste, même si sa politique est délibérément contre-révolutionnaire, le SPD en tant que parti et le mouvement ouvrier même dominé par lui sont matériellement liés à la forme démocratique-parlementaire du système capitaliste. Le fascisme est donc un danger mortel pour eux comme pour la partie révolutionnaire du mouvement ouvrier. Et dans la mesure où le parti révolutionnaire réussit à entraîner le SPD (dont la direction, confrontée aux interpellations systématiques du parti révolutionnaire, pourrait vite perdre sa crédibilité aux yeux de sa propre base, si elle ne finit pas par répondre positivement) dans des luttes de défense unitaires antifascistes mais aussi socio-économiques, se crée un climat politique différent dans le pays tout entier. La base de masse du fascisme voyant le mouvement ouvrier s'unir et agir sérieusement peut vite être ébranlée — le petit bourgeois, surtout lui, aime miser " sur le cheval gagnant », comme l'expliquait Trotsky. Le pays allait vers le dénouement de sa terrible crise de système — soit la victoire des nazis, la destruction du mouvement ouvrier, la barbarie, et en fin de compte la guerre, surtout aussi la guerre contre l'URSS, soit la révolution socialiste. Mais la révolution socialiste ne viendra pas parce qu'on a fait de la propagande pour le socialisme. Il faut gagner la majorité de la classe ouvrière, qui pourra entraîner la majorité de la nation — et on ne peut la gagner qu'en répondant à ses besoins élémentaires ressentis (à commencer par le besoin d'autodéfense), et en faisant tout pour la faire agir en tant que classe.

Ne pas confondre front unique et propagande

L'Opposition de gauche n'était pas le seul courant communiste critiquant la ligne officielle du KPD. L'Opposition dite de droite, menée par Brandler et Thalheimer (la KPO), était également opposée à la ligne du " social-fascisme » et argumentait pour une politique de front unique ouvrier ainsi que pour l'abandon intégral de la ligne sectaire en général et dans les syndicats de masse en particulier. On peut se poser la question de savoir pourquoi l'Opposition de droite et l'Opposition de gauche, toutes deux mises au ban et calomniées dans le parti, ne travaillaient pas ensemble. Vu de loin, ça peut paraître comme une querelle inutile de petites sectes. Mais il n'en est rien. Pour Trotsky, au point de vue de la méthode, la position internationale était la base pour la position nationale. Mais la KPO séparait artificiellement sa politique internationale de sa politique allemande. Bien que la politique du parti officiel fût " inspirée » par Staline et sa clique bureaucratique dans le parti russe et dans l'Internationale communiste, le KPO, même après la rupture de Staline avec " la droite » de Boukharine, jugea bonne, ou tout au moins sans alternative réelle, la politique du parti russe (y compris la répression de l'Opposition de gauche !) ainsi que la politique officielle de l'IC, tandis que son jugement sur la politique du parti allemand menée par Thaelmann/Staline était que cette politique menait à la catastrophe ! Si on ajoute à cela que pour tout marxiste (et pour tout observateur lucide), le dénouement à venir en Allemagne était la clé pour l'avenir de la situation internationale, ce n'était pas de cette manière que l'on pouvait gagner le championnat de la cohérence.

D'autre part la ligne de la KPO pour l'Allemagne n'était pas non plus vraiment la même que celle de l'Opposition de gauche. Trotsky reprochait à Brandler et Thalheimer et à la plate-forme de la KPO de traiter le front unique ouvrier en fétiche. Ce problème était lié au fait que Brandler et Thalheimer séparaient artificiellement une politique " défensive » et une politique " offensive » Pour eux, puisque les questions de la défense contre le mouvement nazi et contre les forces de répression de l'État ainsi que la défense contre l'abaissement des salaires et le démantèlement de ce qui restait en matière de protection sociale étaient les questions-clé, la politique communiste devait se limiter à elles, ce qui permettrait fort bien l'action commune avec la social-démocratie. Pour Trotsky, il n'y avait pas de " Muraille de Chine » entre la défensive et l'offensive. Justement dans la mesure où l'action commune pour les buts élémentaires se réalise, apparaissent les conditions pour aller beaucoup plus loin : la mobilisation de la classe ouvrière entraînant tous les opprimés tend (au moins) à neutraliser la petite bourgeoisie et à rendre une bourgeoisie, déjà privée de ses relais politiques normaux, incapable d'agir. Donc, la question du pouvoir et de la nature sociale de l'État peut se poser à tout moment. Les comités organisant le front unique ouvrier ont tendance à constituer des embryons de pouvoir étatique, à se transformer en conseils à l'image des soviets russes de 1917 ou des " Arbeiter und Soldatenrõte » (conseils des ouvriers et soldats) d'Allemagne 1918/19. Mais à ce moment, l'unité d'action avec la social-démocratie dans son ensemble — donc incluant la direction et l'appareil — n'a plus de sens (sauf si cette dernière abandonnait sa politique et sa nature sociale qui implique justement sa symbiose avec l'État démocratique bourgeois), car elle fera tout pour faire obstacle au remplacement de l'État bourgeois par les nouveaux organes de pouvoir alternatifs, donc pour empêcher la victoire de la révolution socialiste, pour mener une politique contre-révolutionnaire au sens littéral du mot, en " agent » principal de la bourgeoisie paralysée. Et à ce moment-là, bien sûr, la tactique du front unique n'est plus possible, il faut aller vers la rupture.

Puisque les questions tactiques, en politique, n'ont rien à voir avec des petits jeux de cache-cache, les différents courants basent leur identité sur l'ensemble de leurs projets et de leurs perspectives. Il était hors question de mettre " de côté » la question de la rupture au nom de la nécessité du front unique, car la réalité (contradictoire en elle-même) de la crise du système de la République de Weimar voulait que réaliser l'unité, battre le fascisme et lutter pour le pouvoir n'étaient que les différents aspects d'un même processus. Trotsky et l'Opposition de gauche étaient strictement en faveur de s'appuyer sur la liaison existentielle de la social-démocratie et de la démocratie bourgeoise dans la mesure où celle-ci crée un intérêt commun même avec la direction du SPD ; mais ils étaient également strictement pour dire toute la vérité : la république bourgeoise de Weimar ne pourra pas survivre — se défendre efficacement contre les nazis et contre les attaques du patronat impliquera, à partir d'un certain moment, de lutter pour le pouvoir (ne serait-ce que pour ne pas finir victime d'une répression féroce). C'est donc une logique de transition qui faisait défaut chez la KPO.

A côté du SPD et du KPD, qui étaient les deux partis ouvrier à caractère de masse, il y avait aussi des petites organisations indépendantes, surtout le Sozialistische Arbeiterpartei (SAP), né d'une scission de la gauche du SPD fin 1931, avec quelques milliers de membres. Puisque le SAP était non seulement favorable au front unique ouvrier, mais en faisait son thème favori, et puisqu'il était quand même plus fort que la Vereinigte Linke Opposition (VLO, le nom de l'Opposition de gauche en Allemagne), on peut se demander, pourquoi Trotsky et la VLO, excommuniés et calomniés par la direction communiste officielle, n'ont pas cherché à additionner leurs forces et leur auditoire en se mettant ensemble avec le SAP ou en y entrant. Trotsky n'était pas d'accord pour se situer " entre » le KPD et le SPD. Le SPD était un parti lié au système, membre de la Seconde Internationale jaune, expliquait-il, et le KPD est le parti révolutionnaire, membre de la Troisième Internationale rouge, même si ce parti et cette Internationale sont très mal dirigés. Mais tant qu'ils ne sont pas perdus pour la cause révolutionnaire par leur pratique et aux yeux des larges masses (comme le SPD et la IIe Internationale en 1914), il faut se situer dans leur camp et œuvrer à corriger leur politique et à remplacer leur direction. Le SAP en tant que petite organisation en dehors des deux grands partis de masse, dit Trotsky, ne peut pas prétendre à une place à part au sein du front unique à réaliser. La propagande pour le front unique ouvrier n'est pas la même chose que la politique du front unique ouvrier. La propagande pour le front unique ne sert à rien. Les ouvriers communistes ou social-démocrates qui viennent écouter les dirigeants du SAP parce qu'il ressentent les gros problème de l'orientation de leurs propres dirigeants, se diront : Bon, ces gens-là ont raison, le front unique, c'est ce qu'il faudrait faire. Mais ce n'est pas une raison pour quitter un parti de masse et devenir membre d'une petite organisation centriste peu influente, située entre le communisme révolutionnaire et le réformisme social-démocrate…

La propagande pour le front unique ouvrier comme une sorte de " shibolet particulier » est une mauvaise propagande. Car la propagande sert à montrer l'essentiel de l'identité programmatique d'une organisation. Mais sur l'essentiel, le SAP n'avait pas de réponse claire : imminence de la révolution ou pas, liaison entre défense contre le fascisme et contre-offensive ou pas, perspective de prise de pouvoir prolétarienne pour dénouer la crise de système ou pas. Dans ces conditions, la propagande pour le front unique devenait une propagande sympathique, mais dépourvue de contenu.

Lorsque l'Opposition de gauche était en mesure d'imposer le front unique ouvrier…

Puisque la VLO, l'organisation de l'Opposition de gauche en Allemagne, ne se comptait pas en milliers de membres, mais seulement en centaines (600 membres environ en 1932), on peut se demander, si elle non plus n'a pas pu faire plus que de la propagande. Son approche, rester tourner vers le KPD, persuader ses militants qu'il fallait changer de politique et de direction, ne semble pas très réaliste vu le rapport de forces, surtout si l'on prend en compte les calomnies systématiques dans la presse du KPD, dont l'effet fut qu'il n'y avait pas beaucoup de communistes ouvriers ou jeunes prêts à écouter les arguments des trotskystes, considérés comme des " agents fascistes ».

Heureusement il y a des exemples (exceptionnels, bien entendu) d'un début de mise en pratique des idées de Trotsky et de l'Opposition de gauche qui valident pour le moins partiellement le cours suivi, car ils montrent que, si cette ligne avait pu s'imposer plus largement, la prise du pouvoir par Hitler sans combat unitaire du mouvement ouvrier n'aurait pas pu avoir lieu. (5)

À Bruchsal, une petite ville en Bade (au sud-ouest de l'Allemagne), la VLO avait sa section de ville la plus forte, bien implantée chez les syndicalistes de base, les chômeurs et dans l'association des sportifs ouvriers. Elle avait même des élus au niveau communal. Le KPD officiel n'y existait pas. Fin 1931, la section réussissait à impulser un " comité d'action » regroupant la confédération syndicale locale du ADGB, la " Ligue des victimes de la guerre et du travail », le SPD et la VLO. Ce comité pouvait mobiliser quelques 1500 travailleuses et travailleurs " contre la baisse des salaires et la menace imminente de terreur des fascistes au gouvernement ». Aux élections nationales de juillet 1932, le SPD de Bruchsal obtint 500 voix, tandis que la VLO en obtenait 1000 pour la liste KPD. La VLO passait de 50 membres en automne 1931 à une centaine au printemps 1932.

Un autre exemple éclairant se déroulait à Oranienburg, au nord de Berlin, dans la région de Brandenburg. Là, au début de l'année 1932, le dirigeant de la " Ligue de lutte contre le fascisme » fut exclu du KPD avec 56 de ses partisans : ils avaient conservé des armes cachées (ramassées déjà en 1923 en préparation de l'insurrection d'octobre finalement manquée). Sous l'influence des écrits de Trotsky ils prirent contact avec la VLO et s'y intégrèrent. Pour le 1er mai 1932, à leur initiative, il y eut le projet d'une manifestation commune SPD-KPD-VLO, que le KPD officiel sabota. Mais après coup, ce dernier se sentit forcé de faire une autocritique publique, et il revint au comité unitaire (" comité ouvrier de lutte »). Ce comité organisa des groupes de protection antifascistes, une liste " prolétaire-unitaire » de parents d'élèves et assura la préparation organisationnelle des élections des délégués syndicaux dans les entreprises.

Le rayonnement de cet exemple était tel qu'il fut repris et — plus ou moins de façon semblable — imité dans des communes voisines, entre autres à Sachsenhausen et à Zehlendorf. Le climat créé par ce genre de pratiques est incompatible avec une hégémonie fasciste — et en même temps, comme le montrent les résultats électoraux à Bruchsal, cette démarche unitaire crée les conditions propices pour briser l'hégémonie de la social-démocratie dans le mouvement ouvrier (et pour contrecarrer le sectarisme d'autres forces...). Car toute direction qui a besoin de substitutisme et de manipulation, connaît des moments difficiles dès que des masses de gens à la base se réveillent, deviennent actifs, commencent à s'intéresser aux détails et à juger par leur propre expérience et par leur propre réflexion.

Une capitulation honteuse

La direction officielle du KPD depuis la stalinisation jusqu'à la terrible défaite de 1933, malgré quelques tournants superficiels, n'était absolument pas capable ou pas prête à apprendre de l'expérience vivante. Le NSDAP connut son premier grand succès électoral à l'occasion des élections communales de décembre 1929 en Prusse. En mars 1930, le gouvernement à domination social-démocrate Müller fut remplacé par le gouvernement de Heinrich Brüning (du parti "Zentrum" catholique), gouvernant par décrets. Le 14 septembre 1930, eurent lieu les élections pour le Reichstag (parlement). Le KPD obtint 4,6 millions de voix (+ 1,3 millions comparé aux élections de mai 1928), le SPD 8,64 millions (- 0,6 millions) et le NSDAP 6,4 millions (+ 5,6 millions). La tendance était claire : Le SPD, parti du " juste milieu » voulant sauvegarder la République de Weimar,et pratiquant la "tolérance" envers le gouvernement minoritaire du "centre" catholique, était sous forte pression des deux partis " extrêmes ». Mais le taux de croissance électorale du parti communiste était beaucoup plus faible que celui du parti nazi. Donc même ces simples chiffres électoraux montraient un danger grave et la nécessité d'initiatives politiques bien réfléchies pour isoler et combattre les nazis. En mai 1932, est formé le gouvernement de von Papen, un monarchiste très réactionnaire lié à Hindenburg. Le gouvernement von Papen organisa un coup de force pour éliminer le gouvernement social-démocrate de Prusse de Severing en juillet.

Le 6 novembre 1932, de nouvelles élections pour le Reichstag donnent les résultats suivant : KPD — près de 6 millions de voix, SPD — 7,25 millions de voix, NSDAP — 11,75 millions de voix. Les mêmes tendances se renforcent donc. Le 2 décembre 1932, est formé le gouvernement du général Schleicher, le dirigeant de la Reichswehr (l'armée). C'est la dernière tentative des milieux réactionnaires/conservateurs traditionnels pour trouver une alternative à un gouvernement mené par Hitler. Mais le 30 janvier 1933, Hindenburg nomme Hitler chancelier d'un gouvernement de coalition d'extrême droite. Ce même maréchal Hindenburg avait gagné les élections présidentielles en mars et avril 1932. Il faut se souvenir que le SPD, au deuxième tour, avait appelé à voter pour lui en tant que "moindre mal" en comparaison avec Hitler ! Et la direction du KPD, pour laquelle on vivait déjà sous des gouvernements plus ou moins fascistes depuis quelque temps, ne comprit même pas encore le danger quand Hitler devint chancelier. Le SPD ne donna aucun signal de combat sous prétexte que le gouvernement Hitler était " constitutionnel » et légal. Le KPD, quant à lui, pensait que le gouvernement Hitler perdrait vite sa base de masse parce qu'il ne pourrait pas réaliser ses promesses sociales démagogiques. Après le Reichstagsbrand et le début de la persécution des communistes, en mars 1933 de nouvelles élections donnaient 4,8 millions de voix pour le KPD, 7,1 millions pour le SPD, et 17,2 millions pour le NSDAP. L'heure de la vraie dictature de type fasciste avait commencé. C'était le début de la fin du mouvement ouvrier organisé à caractère de masse, en Allemagne et plus tard au-delà. Mais selon le comité central du KPD — Thaelmann était déjà emprisonné par les nazis — ces élections " n'étaient pas une victoire du fascisme » !

Pour Trotsky, il restait une chance de renverser la vapeur jusqu'au tout dernier moment, même encore au début de l'année 1933. Et il est clairement établi que la masse des ouvriers et des ouvrières social-démocrates étaient prêts à se battre et attendaient le signal de leur direction. Il faut toujours le rappeler : ce n'était pas une base comme aujourd'hui, peu capable de descendre dans la rue. Les organisations sous direction social-démocrate pouvaient non seulement organiser un grève vraiment générale, mais — sous les noms de "Reichsbanner" et de "Eiserne Front" — il y avait des organisation de combat à caractère de masse. Personne n'aurait pu résister à leur levée. Le KPD, lui, s'était très fortement isolé de la base de la social-démocratie. En plus, il avait déjà commencé à construire des " syndicats révolutionnaires » en dehors du ADGB et était devenu un " parti des chômeurs » plutôt qu'un " parti des ouvriers ». Son appel à la grève générale en cavalier seul n'aurait pu avoir d'effet. Mais la volonté d'agir tous ensemble était devenue tellement forte à la base, qu'un appel des directions, même en dernière minute, aurait pu susciter une mobilisation formidable, incluant la grande majorité des salariés et des chômeurs, des pauvres, des exclus, avec une grande attraction même sur une partie de la petite bourgeoisie radicalisée et certainement sur une très grande partie de la jeunesse (qui ne suivait plus le "juste milieu" depuis l'exaspération de la crise de système).

Les appels et les exemples pratiques émanant de l'Opposition de gauche ne furent pas suivis. Il faut dire un mot au sujet de la démocratie interne au sein des deux grands partis, qui n'est pas pour rien dans ce déroulement. Dans le SPD, formellement, il y avait un fonctionnement démocratique. Mais en vérité, c'était un appareil bureaucratique qui menait le parti d'une façon très autoritaire. L'éducation à la discipline avait son sens : la volonté d'agir efficacement. Le problème commence quand les militants ne sont plus capables de prendre des initiatives de manière autonome, même lorsqu'ils sont persuadés que c'est leur existence même qui est en jeu.

Dans le KPD, la " bolchévisation » (en vérité c'était une stalinisation) avait fait des ravages. Il n'y avait plus de débats internes avec une réelle confrontation d'idées. La direction n'était pas incapable d'apprendre, même si son leader, Thaelmann, n'était pas connu pour une capacité intellectuelle excessive. C'est le régime totalement non-démocratique qu'elle avait imposé au parti — à l'image du parti russe sous Staline — qui faisait qu'elle n'avait plus les moyens d'apprendre. L'exclusion de tous ceux qui gardent leur propre tête et leur jugeote, qui disent tout haut ce qu'il pensent, qui critiquent la direction ou proposent des alternatives, avait transformé le centralisme démocratique en un " centralisme » bureaucratique (au sein duquel une direction ne centralise plus qu'elle-même) et volé à un parti révolutionnaire quelque chose de vital : la capacité d'élaborer sa ligne politique en prenant en compte des expériences vivantes et les capacités de réflexion de ses militants. L'Opposition de gauche avait lutté contre ce régime malsain dans le parti et dans l'IC — la défaite dans cette lutte-là peut être interprétée comme le prélude à la défaite du KPD et du mouvement ouvrier dans son ensemble face à Hitler et ses hordes brunes.

C'est seulement après le début de la répression massive — les directions du SPD et du ADGB cherchaient encore à sauver un reste d'organisation légale par des manœuvres opportunistes vis-à-vis du gouvernement mené par Hitler — que l'IC et le KPD appelèrent la social-démocratie à l'action commune. Mais c'était un appel " propagandiste », sans tentative réelle d'arriver à un accord. Le " front unique » entre les militants du SPD et du KPD ne se réalisa que... dans les camps de concentration nazis.

notes
1. Paru en 1971 en Allemagne et en 1973 en France sous le titre : Comment vaincre le fascisme ? aux éditions Buchet-Chastel.

2. Voir Pierre Frank, Histoire de l'Internationale communiste, Éditions la brèche, 1979, tome1, pp 215-234.

3. Qu'est-ce que le national-socialisme ? - juin 1933, in Comment vaincre le fascisme ?, op. cit., pp. 355-356.

4. Trotsky avait déjà utilisé cette expression en 1936 dans La révolution trahie : " Le régime avait acquis un caractère totalitaire plusieurs années avant que le terme ne nous vint d'Allemagne » (Les éditions de minuit, 1977, p. 72).

5. Wolfgang Alles, Zur Politik und Geschichte der deutschen Trotskisten ab 1930, Frankfurt, ISP Verlag, 1987.

 

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