Immigration : contexte et tâches des anticapitalistes

par Emmanuel Sieglmann
Photothèque Rouge/tn
Emmanuel Sieglmann est membre du secrétariat antiraciste de la LCR. Le texte qui suit a servi de base à l'exposé sur cette question, lors de la rencontre anticapitaliste européenne des 31 mai et 1er juin 2008.

Nous savons que l'histoire des mouvements migratoires n'est pas sans rapport avec celle du capitalisme. La naissance même du capitalisme a été marquée par une immigration forcée de main-d'œuvre : l'esclavage et le commerce triangulaire. Qu'en est-il de l'immigration à l'heure de la mondialisation libérale en Europe ? Quelles tâches en découlent pour les anticapitalistes ?

 

 

L'immigration dans le contexte d'une aggravation des inégalités Nord/Sud et du pillage impérialiste

La majorité des flux migratoires s'effectue entre pays du Sud. Pour autant, une partie des populations des pays dominés tente sa chance en Europe, bravant parfois les risques de noyade au large des Canaries, de Lampedusa, de Gibraltar. Il n'y a aucune raison que cela change, puisque la mondialisation libérale continue son œuvre et aggrave les inégalités. Les émeutes de la faim au Sénégal, en Égypte, au Cameroun, au Burkina… étaient prévisibles et résultent d'une accentuation délibérée, organisée par le FMI et la Banque mondiale, de la dépendance alimentaire du Sud. Le poids du pillage impérialiste est notamment illustré par la dette extérieure du Tiers-monde (1). L'immigration est en partie une tentative de compensation partielle des déséquilibres que celle-ci engendre.

Rappelons que depuis 1980, la dette extérieure des pays en développement vers le Nord (institutions financières internationales, États, sociétés) a été multipliée par cinq, bien que le Sud ait remboursé plus de 10 fois la somme due à l'époque, au prix de la privatisation des services publics et de la destruction des agricultures vivrières, pour tourner toutes les énergies vers l'exportation. Ce n'est pas l'aide publique au développement (APD), instrument politique des puissances du Nord, par ailleurs largement détournée par la corruption, qui atténue l'hémorragie. Elle est cinq fois inférieure au service annuel de la dette (78 milliards de dollars d'APD pour 374 milliards de dollars en 2004). En revanche, les fonds envoyés par les migrants (126 milliards de dollars en 2004), s'ils ne suffisent pas à contrebalancer la saignée que constitue le service de la dette, équivalent au double de l'APD et vont directement à ceux qui en ont besoin (2). Même sans-papiers, des migrants font vivre des villages entiers. La vallée du fleuve Sénégal, la région de Kayes au Mali, ont été destinataires d'une véritable aide au développement (construction d'écoles, de dispensaires, creusement de puits, campagnes de vaccinations…) grâce aux migrants installés au Nord. Cela invalide tous les discours hypocrites sur un " codéveloppement » négocié entre pays du Nord et du Sud, comme contrepartie de la répression de l'immigration et des expulsions.

 

 

Le consensus de l'Europe libérale sur l'immigration

Les politiques de l'Europe libérale sur l'immigration reposent sur un consensus, qui va du social-libéralisme aux droites européennes, sur " l'immigration choisie » et un renforcement de l'Europe forteresse pour permettre sa mise en œuvre. C'est Romano Prodi qui, lorsqu'il était président de la Commission européenne en 2000, avait résumé cet utilitarisme migratoire en déclarant que les immigrés devaient être " choisis, contrôlés et placés au bon endroit » (" scelti, controllati e collocati »). Certains États européens pratiquent officiellement des quotas professionnels d'immigration. En France, Sarkozy tente de les formaliser dans la loi, quitte à devoir au besoin modifier la Constitution française pour permettre des quotas par profession et région d'origine. Le mouvement syndical dominant en Europe (Confédération européenne des syndicats) est divisé sur la question. En Espagne, les CCOO et l'UGT revendiquent une cogestion des quotas d'immigrés. En France, la CGT y est opposée, ainsi que la CFDT qui affiche pourtant son syndicalisme d'accompagnement et n'est plus à une trahison près.

A l'intérieur du consensus libéral européen, l'immigration est instrumentalisée comme cheval de bataille, particulièrement à droite, pour conserver ou conquérir le pouvoir et asseoir une légitimité populaire facilitant les offensives antisociales. La campagne présidentielle qui a fait triompher Sarkozy en 2007 était fondée entre autres sur le projet de création d'un ministère de l'immigration et de " l'identité nationale » et sur le slogan " La France, aimez-la ou quittez-la », thèmes empruntés à l'extrême droite fasciste. Berlusconi a fortement mis en avant le racisme anti-immigrés pour reconquérir le pouvoir en 2008. Des pogroms anti-roms ont suivi les élections en Italie, Berlusconi annonçant une accentuation de la répression (le " délit » d'immigration irrégulière pouvant aboutir à quatre ans de prison), même à l'encontre des roms roumains, pourtant citoyens européens. Le premier ministre travailliste Gordon Brown a aussi voulu durcir les conditions pour les candidats à l'immigration au Royaume-Uni, par exemple en renforçant l'obstacle de la maîtrise préalable de la langue. Mais à l'inverse de Sarkozy et de Berlusconi, lorsque des sociaux-libéraux essayent d'imiter les droites, cela ne leur réussit pas sur le plan électoral.

 

 

Les tâches des anticapitalistes

Il est temps pour les anticapitalistes d'Europe de favoriser la convergence des luttes antiracistes, la globalisation des résistances. En France, les résistances ont pris récemment des formes originales, qui ne demandent qu'à prendre place dans une contre-offensive européenne. Elles ont contribué à modifier les représentations mentales à propos des immigrés, notamment des sans-papiers.

En 2004, a été créé le Réseau Éducation Sans Frontières (RESF), mouvement mettant en convergence associations, syndicats, simples citoyens, sur le refus des expulsions des sans-papiers scolarisés et de leurs familles. Par ses multiples mobilisations locales, ce mouvement a contribué à faire reculer le fantasme du " clandestin », en montrant que le sans-papiers, ce peut être par exemple le voisin que l'on retrouve en venant chercher les enfants à l'école.

En ce moment même se développent, depuis le 15 avril, des grèves de travailleurs sans-papiers, avec occupation de locaux patronaux et avec l'appui du mouvement syndical, principalement la CGT, revendiquant la régularisation et le maintien ou le rétablissement du contrat de travail. C'est un saut qualitatif dans les relations entre les sans-papiers et le mouvement syndical. Celui-ci n'est plus considéré comme un simple " soutien », apportant de loin un appui humanitaire aux revendications des sans-papiers. Le syndicalisme devient un acteur direct de la lutte pour la régularisation. Les grèves avec occupation ont forcé le patronat à se diviser. Avant, les patrons se contentaient de profiter de la vulnérabilité des sans-papiers en prétendant n'être pas au courant. Le gouvernement pouvait ainsi tranquillement mettre en œuvre son " immigration choisie » et n'envisager ses quotas qu'en fonction du bon vouloir patronal. Depuis les grèves, certaines chambres patronales demandent au gouvernement de régulariser largement : l'hôtellerie-restauration réclame 50 000 régularisations dans son secteur. Là encore, les représentations changent : le sans-papiers, ce peut être le collègue au travail, celui qui fait le ménage dans les bureaux, le travailleur du chantier d'en face... Il participe à la création des richesses, souvent cotise et paye des impôts. Il participe aux élections professionnelles et est parfois élu du personnel. Il travaille souvent dans les secteurs non délocalisables (bâtiment, nettoyage, restauration, aide à la personne…), mais sa surexploitation est une " délocalisation sur place » : il est instrumentalisé malgré lui pour la mise en concurrence des salariés. Dès lors, on peut imaginer une convergence européenne des luttes contre la concurrence entre salariés, pour l'égalité des droits, et donc pour la régularisation de tous.

Une lutte immédiate à l'échelle européenne est nécessaire contre la Directive " retour ». Cette " directive de la honte », comme la qualifient les associations, prévoit notamment :

► un enfermement des sans-papiers pouvant atteindre 18 mois sans jugement ;

► que pourront être détenus et expulsés les mineurs, les femmes enceintes ou les personnes gravement malades ;

► que toute personne expulsée sera interdite du territoire de l'UE pendant au moins cinq ans ;

► que le renvoi est possible dans un pays de transit ;

► que les États pourront se dispenser de l'aide juridictionnelle gratuite.

Le rassemblement européen à Bruxelles le 6 mai est passé inaperçu. La directive est soumise au vote du parlement européen le 18 juin. Il faut faire signer massivement l'appel contre cette directive, que l'on peut trouver en quatre langues sur le site " directivedelahonte.org ». Même une fois adoptée, la mobilisation en Europe contre cette directive doit s'amplifier.

Le 1er juillet 2008, Sarkozy devient le président de l'Union européenne. Parmi les priorités avancées par la présidence française : la signature d'un " pacte européen sur l'immigration et l'asile » comprenant l'interdiction de toute " régularisation massive », comme il s'en est produit en Italie ou en Espagne. Même si nous n'avons aucune illusion sur ces opérations limitées de " régularisations massives », nous ne pouvons tolérer que Sarkozy remporte une victoire à ce sujet. Cela aboutirait à rendre par avance illégale toute avancée partielle future sur la voie de la régularisation. Les gouvernements s'abriteraient derrière ce pacte européen pour refuser de régulariser massivement.

En septembre, peu avant le forum de Malmö, aura lieu à Madrid le forum social de l'immigration. Les 13 et 14 octobre prochains, dans le cadre de la présidence française, se tiendra à Paris un conseil des ministres de l'Union européenne pour adopter le " pacte européen sur l'immigration et l'asile ». Un contre-sommet est envisagé, sous le nom de Conférence non gouvernementale euro-africaine, avec une grande manifestation et un concert géant les 17 et 18 octobre, peu avant la Conférence des chefs d'États d'Europe et d'Afrique, qui se déroulera à Paris le 20 octobre pour officialiser la collaboration des États dans la répression des migrants ici et là-bas, au nom du " codéveloppement ». Une échéance que les anticapitalistes doivent préparer activement, avec d'autres courants, les ONG, les associations antiracistes et de défense des droits de l'Homme, les syndicats, etc.

Soulignons, pour conclure, la portée anticapitaliste de ce combat. L'antiracisme, ce n'est pas un supplément d'âme humanitaire. C'est un enjeu de la lutte des classes, une nécessité contre les tentatives de division du monde du travail. Dans ce capitalisme libéral et mondialisé, tout peut circuler librement, à commencer par les marchandises et les capitaux… mais pas les êtres humains s'ils n'ont pas le bon goût de relever de " l'immigration choisie ». Lorsque nous luttons pour la fermeture des centres de rétention, lorsque nous exigeons la fin des camps d'enfermement des immigrés dans les pays garde-frontières (Libye, Maroc…), lorsque nous revendiquons la régularisation de tous les sans-papiers en Europe, nous refusons que l'être humain soit considéré comme une marchandise. Dès lors, l'objectif anticapitaliste, c'est aussi une société respectant la liberté de circulation et d'installation des personnes. ■

 

 

notes

1. Il s'agit de la dette extérieure des pays du Tiers-monde vers les pays développés. Les créanciers et les débiteurs sont variés. Les créanciers peuvent être les institutions financières internationales (part multilatérale), les États (part bilatérale), ou des sociétés privées. Les débiteurs sont surtout les pouvoirs publics des pays du Sud, mais en partie des entreprises privées. Pour plus de détails, consulter le site du CADTM (Comité pour l'annulation de la dette du Tiers-Monde), http://www.cadtm.org

2. Dans une lettre récente à l'Union européenne protestant contre la directive " retour », Evo Morales souligne le rôle de l'immigration dans le développement du Sud : " Pour nous, nos émigrants représentent l'aide au développement que les Européens ne nous donnent pas - vu que peu de pays atteignent réellement l'objectif minimum de 0,7 % du PIB d'aide au développement. L'Amérique latine a reçu, en 2006, 68 milliards de dollars de transferts financiers de ses émigrés, soit plus que le total des investissements étrangers dans nos pays. Au niveau mondial, ces transferts atteignent 300 milliards de dollars, qui dépassent les 104 milliards de dollars octroyés au nom de l'aide au développement. Mon propre pays, la Bolivie, a reçu plus de 10 % de son PIB en transferts de fonds des migrants (1,1 milliards de dollars), soit un tiers de nos exportations annuelles de gaz naturel » (L'Humanité, 16 juin 2008).