Le 11 mars 2023, Marko Bojcun, ami et camarade du collectif Спільне/Commons, est décédé. Il était économiste et politologue, chercheur en histoire du travail, militant des mouvements de gauche et de solidarité avec l’Ukraine. Il n’est pas exagéré de dire que Marko a joué un rôle indispensable en entretenant la flamme de la gauche ukrainienne et en la transmettant, par l’intermédiaire des émigrants et des dissidents, à l’Ukraine indépendante d’aujourd’hui. Au cours des dernières années de sa vie de 72 ans, il a été gravement malade d’un cancer, mais il a continué à travailler et est resté optimiste dans sa volonté d’accomplir le plus de choses possible. Il a récemment révisé son opus magnum, The Workers’ Movement and the National Question in Ukraine 1880-1920 (Le mouvement ouvrier et la question nationale en Ukraine 1880-1920), basé sur sa thèse de doctorat de 1985, en tenant compte de sources précédemment inaccessibles et de nouvelles recherches, ce qui a permis d’élargir considérablement le contenu du livre. Cet ouvrage a d’abord été publié en ukrainien, puis en anglais dans une série de Historical Materialism. Cette recherche fondamentale sur les transformations sociétales dans l’Ukraine du Dniepr au tournant du XXe siècle, la formation des consciences nationales et de classe et la création de nombreux partis socialistes tourne autour de la question clé de la corrélation entre les tâches de libération sociale et nationale à la veille et pendant la révolution ukrainienne.
Marko Bojcun
Mais la chose la plus importante pour Marko a probablement été sa participation active à la Campagne de solidarité avec l’Ukraine (USC), un réseau de la gauche et des syndicats britanniques. De nombreuses personnes y ont participé, à commencer par l’historien de la gauche ukrainienne Chris Ford et le célèbre député travailliste John McDonnell, mais cela n’aurait pas été possible sans Marko. Depuis sa création, c’est-à-dire depuis près d’une décennie, l’USC a fait tout son possible pour que la vérité sur ce qui se passe en Ukraine soit connue à l’étranger et que nos mouvements de base soient soutenus. Grâce à cette campagne et à Marko personnellement, les luttes pour leurs droits des mineurs de Kryvyi Rih ou des conducteurs de trolleybus de Kurenivka ont été entendues même au Parlement britannique. Il était également important pour Marko de résister aux innombrables stéréotypes, à la désinformation et aux justifications de l’agression de Poutine, qui étaient passionnément partagés par les staliniens et par d’autres forces conservatrices au sein de la gauche. C’est pourquoi Marko a régulièrement écrit et a pris la parole, participé à des actions et à des événements en ligne. Au moment de l’invasion de 2022, malgré sa maladie, il a redoublé d’efforts pour sensibiliser la gauche occidentale aux dangers de l’impérialisme russe, à l’histoire de l’Europe de l’Est d’hier et d’aujourd’hui, afin de rassembler des soutiens en faveur du peuple ukrainien.
Diaspora ukrainienne de gauche et la IVe Internationale
Né en Australie, Marko Bojcun a étudié au Canada et a ensuite vécu au Royaume-Uni, mais depuis que la perestroïka l’a rendu possible, il se rend régulièrement en Ukraine. En cette fameuse année 1968, sa famille venait de déménager d’une petite ville située à la lisière d’une forêt australienne – où ses parents ont travaillé à la ferme, aux chemins de fer et dans une usine – vers une grande ville canadienne, passant d’une chaleur de 40°C à un froid de –20°C. Des changements importants se sont également produits dans son environnement politique. Marko passait d’une petite communauté isolée de la diaspora à l’immense nouveau monde ; Ses parents se sont rencontrés dans un camp de réfugiés, sa mère avait été déportée de Tchécoslovaquie par les Allemands, mais son père avait auparavant combattu pour les nazis dans la division SS de Galicie – il est difficile d’imaginer quelque chose de plus éloigné du futur choix politique de Marko (notons cependant, que lorsque plus tard l’OUN banderiste demandera à Bojcun senior d’espionner son fils gauchiste, il a refusé, ce qu’il paiera en perdant son emploi dans leur journal). Marco appartenait à la génération de jeunes dont l’éveil politique s’est produit sur la vague du radicalisme de 1968 – les manifestations d’étudiants et les grèves ouvrières en Europe et au-delà, les mouvements anti-guerre et pour les droits civiques aux États-Unis ainsi que, des deux côtés du rideau de fer, la révolution contre-culturelle et la recherche d’un « socialisme à visage humain » pour contrer les modèles capitalistes occidentaux et bureaucratiques soviétiques, qui s’est matérialisée lors du Printemps de Prague, écrasé par les chars soviétiques. Ainsi, contrairement au nationalisme conservateur de leurs parents, ces Ukrainiens nés en exil se sont tournés vers le socialisme radical ou l’anarchisme, s’inscrivant dans la vague mondiale de la « nouvelle gauche ». Dans le cas de Marko, il s’agissait du trotskisme de la IVe Internationale réunifiée (dont le théoricien était Ernest Mandel, un camarade de Roman Rozdolsky, le marxiste ukrainien le plus connu en 1967), ainsi que du courant de l’humanisme marxiste (Marko a été membre de la section canadienne de la IVe Internationale jusqu’en 1982, lorsque cette organisation locale n’a pas condamné sans équivoque l’intervention soviétique en Afghanistan). La diaspora de gauche a dû lutter à la fois contre la domination de la droite dans la diaspora ukrainienne et contre les illusions pro-soviétiques du mouvement de gauche occidental. Marko l’a brillamment expliqué dans son article pour openDemocracy (1). Ce problème est devenu plus important pour la gauche ukrainienne après le début de la guerre au Donbass en 2014 et encore plus important lorsque la guerre russo-ukrainienne à grande échelle a commencé en 2022 et qu’il s’est avéré que beaucoup de militant∙es de la gauche occidentale évitaient d’être solidaires avec les victimes d’une agression impérialiste, sauf si l’agresseur était un impérialisme occidental. De nombreux jeunes de cette diaspora de gauche au Canada sont devenus plus tard des représentants bien connus de l’intelligentsia ukrainienne – John-Paul Himka, Bohdan Kravchenko, Myroslav Shkanrdij, Roman Senkus – mais Bojcun a peut-être été le seul à rester un militant de gauche jusqu’à la fin (il y avait aussi la défunte Halyna Freeland, membre du Parti démocratique et mère du ministre de même nom). Dans une interview détaillée accordée à Спільне/Commons (2), Marco a évoqué de manière colorée et amusante cette époque, son cercle social et ses contacts avec l’ancienne génération de la diaspora de gauche (ne serait-ce que le souvenir du vieux et imposant borotbiste Maistrenko, qui portait encore son manteau datant de l’époque révolutionnaire dans les années 1970, mérite la lecture). Leur mouvement étudiant de gauche radicale accordait beaucoup d’importance au soutien des droits des minorités ethnoculturelles et de la population canadienne-française, ainsi qu’à l’internationalisme et à la solidarité internationale. La première action de Marko a été un rassemblement en 1970 devant le consulat des États-Unis à Toronto contre les tirs sur les manifestants contre la guerre du Vietnam à l’université de Kent (il est intéressant de noter que parmi les initiateurs du mouvement anti-guerre à Kent se trouvait un autre futur ami de l’Ukraine, Bill Artrell, qui, impressionné par le Maïdan, a consacré les dernières années de sa vie – tragiquement terminée l’année dernière dans un accident de voiture – au peuple ukrainien). Bientôt, Marko lui-même mit sur pied les premiers comités de solidarité avec les prisonniers politiques ukrainiens au Canada et organisa une grève de la faim des étudiants ukrainiens-canadiens contre les répressions de 1972 dans la République socialiste soviétique d’Ukraine, alors qu’une vague d’arrestations balayait presque tous les dissidents ukrainiens connus, dont Vasyl Stus, Leonid Pliouchtch, Danylo Shumuk et Ivan Dziuba, qui critiquaient le système d’un point de vue démocratique de gauche. Suite à la grève de la faim, le Premier ministre Trudeau lui-même a dû s’entretenir avec les étudiants et soulever la question des prisonniers politiques lors d’une rencontre avec son homologue soviétique, Alexei Kossyguine. Pendant une décennie après 1975, Bojcun a fait partie des fondateurs et des auteurs de la revue Діялог (Dialogue), qui publiait des articles sur l’Ukraine, des analyses critiques et des entretiens avec des participants au mouvement de libération. Ils l’introduisaient clandestinement en Europe de l’Est post-soviétique avec d’autres ouvrages interdits (notamment des classiques du marxisme antistalinien, des nouveautés de la pensée de gauche et des pamphlets révolutionnaires). Le mot d’ordre du magazine, « Pour le socialisme et la démocratie dans une Ukraine indépendante », a accompagné Bojcun jusqu’à sa fin. Il est devenu un pionnier de l’enseignement et de la recherche dans les universités britanniques en matière d’études ukrainiennes (qui, avant lui, relevaient des études russes), de sciences politiques et d’histoire – d’abord à l’école d’études slaves et est-européennes du Collège universitaire de Londres, puis au centre d’études ukrainiennes de l’Université métropolitaine de Londres (l’un des premiers étudiants de Marko qui a pu se rendre à Saint-Pétersbourg et à Kiev pour une année d’études y a été victime du racisme des forces spéciales du ministère de l’intérieur russe et de la police anti-émeute ukrainienne – il était originaire de l’Érythrée). En tant que spécialiste ukrainien, Bojcun a été engagé par des équipes de télévision britanniques pour tourner des documentaires dans l’Ukraine de la perestroïka, par exemple sur les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl (le film Children of Chernobyl, réalisé par lui et Anatolii Artemenko, a remporté des prix internationaux ; le premier livre qu’il a coécrit, The Chernobyl Disaster, était également consacré au même sujet), sur la découverte des tombes des victimes du NKVD à Lviv, ou encore sur le Mouvement populaire ukrainien (Rukh) et les premières élections libres. Il a donc eu l’occasion d’interviewer les dirigeants du parti, Kravchuk et Ivashko, mais il s’est surtout intéressé aux dissidents – depuis l’archevêque de l’Église gréco-catholique ukrainienne, Volodymyr Sterniuk, qui était assigné à résidence, jusqu’à certains sociaux-démocrates de Lviv qui lui ont présenté le dirigeant du Rukh, Vyacheslav Chornovil, et aux anarchistes hippies ainsi qu’aux mineurs en grève. Et aussi pour communiquer avec des gens ordinaires, dont les histoires de vie uniques de plusieurs d’entre eux formeront la base de son livre East of the Wall (À l’est du mur).
Avec la nouvelle gauche ukrainienne
Dans l’Ukraine indépendante, il s’est efforcé d’apporter une aide active tant au niveau officiel, en donnant des conseils sur la politique européenne et l’intégration (il a notamment mis en garde les fonctionnaires contre un enthousiasme inconsidéré pour le libre-échange et a suggéré une position proactive sur l’introduction des produits ukrainiens sur les marchés de l’UE), qu’au niveau du peuple, en analysant et en critiquant le capitalisme oligarchique et les politiques néolibérales, en soutenant le mouvement syndical et la jeune gauche ukrainienne, qui après avoir été détruite par la terreur stalinienne et diabolisée par le capitalisme sauvage était en train de renaitre. Il n’est donc pas étonnant que, dans une interview donnée au cours des premières années de la crise mondiale qui a débuté en 2008 (dont la version intégrale a été publiée par Спільне/Commons), il ait exprimé sa confiance dans le fait que le mouvement syndical renaîtrait également en Ukraine, luttant pour de meilleurs salaires, une protection sociale et des droits politiques. Marko a contribué à la publication de quelques livres importants, tels que la première édition en Ukraine de Sur la vague – Ce qui arrive en Ukraine et à l’Ukraine (1919) des communistes indépendantistes Vasyl Shakhrai et Serhiy Mazlakh (édité par Andriy Zdorov), une réimpression de Borotbisme d’Ivan Maistrenko (autrefois l’un des premiers ouvrages à présenter la révolution ukrainienne aux lecteurs anglophones) et un recueil d’écrits et de discours sur la question ukrainienne de Léon Trotsky (qui est probablement le seul homme politique international à avoir revendiqué l’indépendance de l’Ukraine dans les années 1930), dont il a rédigé la préface et qu’il est venu présenter à Kiev. La perturbation de cet événement par l’extrême droite agressive, qui, il y a plus d’une décennie, n’avait d’autre argument à opposer aux dissidents que la force brute, a désagréablement surpris Marko et son collègue historien ukrainien Yuriy Shapoval, qui devaient présenter l’ouvrage. Marko Bojcun a personnellement participé à d’autres événements organisés par la nouvelle gauche ukrainienne, tels que des séminaires de recherche au Centre pour la culture visuelle et la conférence « Crise économique ou crise du néolibéralisme » organisée par Спільне/Commons. Son article intitulé « Approches de l’étude de la révolution ukrainienne », publié dans le Journal of Ukrainian Studies, a contribué à conceptualiser la place de la révolution ukrainienne dans les processus révolutionnaires internationaux après 1917, ainsi que son identité. Et son étude intitulée « Le mouvement ouvrier et la question nationale en Ukraine » a inspiré une jeune génération de spécialistes de l’histoire révolutionnaire contemporaine, par exemple Hanna Perekhoda. Les travaux scientifiques de Marko sur des questions d’actualité ont également permis de comprendre la genèse et les contradictions du capitalisme oligarchique post-soviétique. En particulier, dans son article « Stratégie de développement et régime d’accumulation : le retour du capitalisme en Ukraine » publié dans le n° 7 de Спільне/Commons, il décrit en détail la formation d’un régime d’accumulation de capital privé en Ukraine et la croissance de la classe grande-bourgeoise sous la direction de Koutchma, l’échec des tentatives de mise en œuvre de stratégies orientées vers l’exportation et la substitution des importations, la croissance de la dette et les résultats décevants pour la population des transformations marchandes. Ses articles sur l’Ukraine contemporaine, écrits pour un public étranger, ne sont pas moins importants. Nombre d’entre eux figurent dans le recueil récemment publié Towards a Political Economy of Ukraine – Selected Essays 1990-2015 (Vers une économie politique de l’Ukraine, essais choisis 1990-2015). Ils représentaient (ce qui est encore rare) une analyse compétente et progressiste de la dynamique des processus socio-économiques, électoraux, de politique intérieure et étrangère dans notre pays. Contrairement aux schémas populaires parmi une certaine gauche occidentale, qui a remplacé l’analyse de classe par les clichés de la « géopolitique », il a constamment mis l’accent sur la subjectivité inhérente des Ukrainiens et de tous les autres peuples, qui ne peut être effacée par les griffes de divers impérialistes. Dans un autre article de Спільне/Commons, « Les causes de la crise ukrainienne », Bojcun a été l’un des premiers à tenter une analyse approfondie des origines de l’effondrement du régime de Ianoukovitch, de l’explosion sociale sur le Maïdan en 2013-2014 et de la confrontation qui a suivi, non pas dans le cliché des contradictions « civilisationnelles », « nationales et culturelles », mais dans celui d’une crise objective du type de capitalisme qui s’est établi dans l’Ukraine post-soviétique. Et depuis le début de l’agression à grande échelle de l’année dernière, Marko, qui a mis en garde contre la résurgence de l’impérialisme russe, a régulièrement préparé des comptes rendus sur le déroulement de la guerre et des informations sur la résistance ukrainienne pour la campagne de solidarité avec l’Ukraine. On se souviendra de Marko tel qu’il est sur ses photos : avec un sourire éclatant qui rayonne d’humanité et une volonté d’agir qu’il a toujours conservée, quoi qu’il arrive. Tous ceux qui ont eu la chance de le connaître se souviennent de lui comme d’une personne incroyablement sincère, amicale et affable, avec un large éventail d’intérêts et de passe-temps. Il suffit de dire qu’en plus des sciences politiques, de l’économie et de l’histoire, il était professionnellement engagé dans la culture de la vigne et la vinification, étant le fondateur de la coopérative viticole Hawkwood Vineyard. Pendant plus d’un demi-siècle, il a défendu la vision d’une Ukraine libre, démocratique et socialiste, que ses nouveaux camarades ont adoptée au début du nouveau millénaire. Sa solidarité inébranlable a inspiré les travailleurs ukrainiens et d’autres mouvements progressistes. L’organisation socialiste démocratique Sotsialniy Rukh (Mouvement social) a rendu hommage à son défunt camarade et à l’un de ses professeurs : « Même aujourd’hui, alors que notre indépendance est considérée comme un fait accompli, il a fait partie de ceux qui rappelaient constamment au monde l’existence de l’Ukraine et sa lutte pour la liberté (…). Il a tout mis en œuvre pour que notre peuple reçoive tout le soutien dont il avait besoin dans sa lutte contre l’injustice et l’impérialisme, en particulier lors de l’agression russe ». Pour parvenir à la victoire des travailleurs ukrainiens dans cette lutte, Marko n’a pas cessé de « travailler pour notre cause commune ». Nous te remercions, camarade, pour ton travail, que tu n’as pas arrêté jusqu’à la fin, et pour l’inspiration que ton parcours est devenu.
Denys Pilash, politologue, militant de l’organisation socialiste démocratique ukrainienne Sotsialniy Rukh (Mouvement social), est rédacteur de la revue de la gauche ukrainienne Спільне/Commons. Cet hommage à notre camarade Marko Bojcun a été publié par Спільне/Commons le 14 mars 2023 : https://commons.com.ua/uk/pamyati-marka-bojcuna/
Notes 1. Marko Bojcun, « Ukrainian socialists in the diaspora: lessons on Cold War solidarity from another era », Open Democracy du 31 mai 2018 : https://www.opendemocracy.net/od-russia/marko-bojcun/ukrainian-socialists-in-diaspora-lessons-on-cold-war-solidarity 2. Une version française, réduite, de cet entretien a été publiée par Europe solidaire sans frontières : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article65996