N° 709-710 2023-06-07
Amérique Latine Hugo Blanco LES NOTRES
Entretien de Revista Movimento avec Hugo Blanco (2017)
Entretien a été réalisé en février 2017 par Bernardo Corrêa, sociologue, militant du Movimento Esquerda Socialista (MES, Mouvement de la gauche socialiste, section sympathisante de la IVe Internationale au Brésil, qui fait partie du PSOL) et du Parti socialisme et liberté – PSOL – de Rio Grande de Sul, et Fernanda Melchionna, employée de banque puis bibliothécaire, conseillère municipale de Porto Alegre de 2008 à 2014 et de 2016 à 2018, maire de Porto Alegre de 2020 à 2022, députée dans l’État de Rio Grande de Sul de 2014 à 2016, députée fédérale du PSOL de 2018 à 2020 et depuis 2022.
Movimento :Tout d’abord, nous aimerions savoir comment tu as commencé à militer. Ton histoire, à ses débuts…
Hugo Blanco : Eh bien, Eduardo Galeano, dans sa belle langue, a écrit que Hugo Blanco est né deux fois. La première fois, à Cuzco en 1934, il était encore blanc, mais il a grandi dans un village, Huanoquite, où l’on parlait quechua… La deuxième fois, à l’âge de dix ans et, toujours à Cuzco, il a appris qu’un propriétaire terrien, d’un village où il avait passé son enfance, avait marqué au fer rouge les fesses d’un indigène. Cela l’a marqué, c’était comme une nouvelle naissance. Et puis les arrestations, les coups, la torture, l’exil… cela aurait été sa disgrâce choisie.
Movimento :Et quelle a été ta première expérience de la lutte ?
Hugo Blanco : J’étais encore en quatrième année d’école secondaire, sous la dictature de Manuel Odría, et j’étais le seul des trois frères et sœurs à être libre, j’avais 13 ans. Mon frère de 17 ans et ma sœur de 19 ans ont été emprisonnés parce qu’ils étaient apristes (1)… Pas pour terrorisme ou quoi que ce soit d’autre, mais simplement parce qu’être apriste ou membre du parti communiste était un délit. C’était encore à l’époque glorieuse de l’APRA, n’est-ce pas ?
Movimento :Oui, mais c’était il y a longtemps !
Hugo Blanco : Odría avait donc placé de petits dictateurs à la tête des collèges nationaux et c’est à ce moment-là que nous nous sommes mis en grève. Une grève très forte ! Et nous avons réussi à gagner. Malgré ce petit dictateur, nous avons réussi à gagner. Cela m’a appris que l’action collective est efficace.
Movimento :Qu’en est-il du militantisme révolutionnaire, de l’organisation du parti ? Depuis quand cela fait-il partie de ta vie ?
Hugo Blanco : Nous avions quelque chose comme un cercle d’étude pour les lycéens, mais aucun étudiant ne voulait venir nous parler de ce qu’était le parti apriste, le parti communiste, rien. Ils ne voulaient pas venir parce que, comme il y avait une dictature, ils avaient peur que, même sans le vouloir, nous puissions les dénoncer.
Ensuite, je suis allé étudier l’agronomie en Argentine et, en passant par la Bolivie, j’ai vu qu’il y avait beaucoup de matériel révolutionnaire. La révolution bolivienne avait eu lieu l’année précédente, en 1952 ! J’ai acheté tout le matériel et je suis allé rejoindre mon frère qui venait d’arriver à Mar del Plata.
Quand je suis arrivé, j’ai appris que mon frère était le secrétaire général de la cellule APRA de La Plata, que sa chambre était le siège local du parti… et que les déportés du Pérou, les déportés de l’APRA, se réunissaient là. Je me suis beaucoup renseigné, mais l’APRA qu’ils m’ont montrée ne m’a pas plu, ce n’était pas ce que j’avais lu, alors je n’ai pas adhéré. Mon frère a essayé de m’immuniser contre le parti communiste. Il m’a parlé de toutes les barbaries qu’ils commettaient, que Prado était le Staline péruvien, qu’« ici, en Argentine, ils étaient tantôt avec Perón, tantôt contre Perón avec la droite… » et les membres du parti communiste ne pouvaient pas le nier. Je connaissais déjà l’existence des « apristes rebelles », mais il n’y en avait pas en Argentine à cette époque.
Avant de quitter le Pérou, j’ai appris l’existence du Partido Obrero Revolucionario (POR), que les membres de ce parti avaient été arrêtés et que les journaux publiaient leur programme. Et j’ai bien aimé leur programme. Je connaissais aussi l’existence des trotskistes… Alors je cherchais les apristas rebelles, les trotskistes ou les gens du POR… On militait au Centre des étudiants péruviens, une organisation qui pour la première fois était aux mains de la gauche. À l’une de ces réunions, un apriste a dit à mon frère « sais-tu la bêtise qu’a faite Pavón ? Il a emmené un trotskiste à la réunion ! » J’ai sursauté : « Ne dis pas n’importe quoi ! Quel trotskiste a-t-il emmené, celui qui a dit qu’il fallait être solidaire du Guatemala ? » Mon frère a alors compris que je cherchais des trotskistes. [Tout le monde rit]
Lors d’un de ces rassemblements de solidarité, j’ai rencontré ce camarade et je lui ai dit que je cherchais des apristes rebelles, ou des trotskistes, ou des gens du POR… « Je suis trotskiste et je suis du POR », m’a-t-il dit. J’ai découvert que le POR était trotskiste ! Le camarade m’a donc mis en contact avec les trotskistes d’Argentine et j’ai rejoint le parti de Moreno.
À l’époque, j’étais étudiant en agronomie, mais j’ai quitté l’université pour deux raisons. Je me suis rendu compte de l’une d’entre elles lorsque je suis venu en vacances au Pérou. Pour payer mes vacances, je devais aller travailler à l’usine et gagner de l’argent. J’ai commencé à réfléchir : au Pérou, la terre est entre les mains des propriétaires terriens ; quel propriétaire terrien vais-je servir lorsque je serai agronome ? Ou bien vais-je devoir être propriétaire terrien ? Cette perspective ne me plaisait pas du tout.
Mais il y a aussi une autre raison. En Argentine, le coup d’État contre Perón était en préparation. La classe moyenne soutenait le coup d’État, la classe ouvrière ne le soutenait pas. Et moi, bien sûr, j’étais contre le coup d’État. La vie à l’université avec la classe moyenne favorable au coup d’État me devenait insupportable. Et comme j’étais déjà allé à l’usine et que j’avais vu que tout le monde était contre le coup d’État, qu’ils étaient péronistes, j’ai quitté l’université et je suis allé à l’usine.
Movimento :Comment s’est passé le retour au Pérou ?
Hugo Blanco : Avec d’autres camarades, nous avons adhéré au parti et travaillé dans les usines de conditionnement de la viande. Il y avait trois catégories : sympathisant, aspirant et militant. Celui qui adhérait dans le parti était aspirant. Quand nous avons rejoint le parti, on nous a dit : « Nous allons vous montrer ce que nous pensons. Si vous êtes d’accord, adhérez ; si vous ne l’êtes pas, n’adhérez pas ». Nous avons donc suivi des cours de philosophie marxiste, d’économie marxiste, d’histoire des Internationales, etc.
Nous avons adhéré en tant qu’aspirants, c’est-à-dire avec un droit de parole et pas de droit de vote, mais nous, les deux Péruviens, avions un privilège. Vu que la dictature régnait déjà en Argentine aussi, nous devions aller militer au Pérou, ce qui nous a amenés à assister aux réunions de la direction du parti. Ensuite, ils ont décidé que, comme nous étions dans des emplois temporaires, le premier à être licencié se rendrait au Pérou. Et comme j’ai été le premier, je suis revenu au Pérou.
J’avais appris que la classe ouvrière était l’avant-garde, mais à Cuzco il n’y avait pas de classe ouvrière, je suis donc allé à Lima pour travailler à l’usine. Mais on ne pouvait pas être embauché dans les grandes usines. Il s’agissait de petites usines qui n’avaient pas de syndicat. Alors, essayer d’organiser des syndicats ? Mais quand l’un des ouvriers était le filleul du patron, l’autre était le neveu du contremaître…
Dans les usines métallurgiques, ils n’avaient pas besoin d’ouvriers, mais de soudeurs ou de tourneurs. À l’époque, nous avions un petit groupe, et un sympathisant avait un ami qui était directeur d’un atelier automobile dans un secteur proche de la Selva. J’y suis allé pour apprendre la soudure et m’engager comme soudeur. Puis ils ont vendu l’usine, elle a changé de propriétaire, je suis donc retourné à Lima et j’ai eu la chance qu’un ami me trouve un emploi dans une usine d’huile d’olive qui avait un syndicat. Bien sûr, il était dirigé par les apristes, mais il y avait un syndicat. J’ai dû travailler « clandestinement » pendant les six premiers mois pour ne pas être licencié, notre objectif étant d’adhérer au syndicat. Mais entre-temps, Nixon est arrivé des États-Unis – il était vice-président, pas encore président – et parmi divers « groupuscules » de gauche, nous avons préparé une manifestation (pas moi, je devais travailler à l’usine, mais les camarades du groupe)… Cette manifestation s’est avérée beaucoup plus forte que nous ne l’avions imaginé. Et la répression, vous savez comment c’était… J’ai dû quitter l’usine et fuir à Cuzco ! Là, j’ai retrouvé ma sœur qui travaillait dans un journal qui n’était pas vendu dans les kiosques, il y avait des gars qui le vendaient à la criée. Nous nous sommes organisés, nous avons construit un syndicat. Bien sûr travailler avec eux m’intéressait, mais principalement je voulais rejoindre la fédération des travailleurs de Cuzco. Et j’y suis allé en tant que leur délégué.
Ensuite, j’ai compris que la fédération n’était pas une organisation ouvrière – il n’y avait que deux usines – mais concernait surtout les petits artisans. Et j’ai compris que l’avant-garde était la paysannerie de La Convención. Certes, j’avais appris que l’avant-garde c’est la classe ouvrière… mais j’avais aussi appris à reconnaitre l’avant-garde.
Movimento :Parle-nous un peu plus de la province de La Convención.
Hugo Blanco : Eh bien, le directeur du journal [que je vendais] m’a fait arrêter, m’a envoyé au poste de police et là, j’ai rencontré un leader paysan que j’avais connu à la Fédération des travailleurs de Cuzco et je l’ai aussi présenté à mon beau-père qui devint son avocat. Il m’a dit : « Ils vont te laisser partir, tu n’es pas sous mandat d’arrêt, mais ils vont m’envoyer en prison. Et je suis inquiet parce que je suis le troisième dirigeant syndical qu’ils ont mis en prison et que le propriétaire terrien est féroce, donc je crains que les gens aient peur et qu’ils reculent.
Je lui ai donc dit : je vais à Chaupimayo – où était le syndicat auquel appartenaient les trois camarades emprisonnés. Il m’a dit : « Quand ils te rendront ta liberté, viens parler avec nous trois ». Le lendemain, je suis allé leur parler et ils ont accepté que je rejoigne Chaupimayo. J’ai rencontré un fermier de Chaupimayo qui m’a envoyé à une gare où un cheval m’attendait et je l’ai monté jusqu’au syndicat. C’est la seule fois où je suis allé à Chaupimayo à cheval, car toutes les autres fois, j’y suis allé à pied. [Rires]
Et ils m’ont bien reçu. Comme j’étais envoyé par leurs chefs, ils m’ont bien reçu. C’est ainsi que tout a commencé. Mais quand je suis allé en tant que délégué de Chaupimayo à la FDTC (Federación Departamental de Trabajadores de Cusco) – il n’y avait pas encore de FEPCACYL (Federación Provincial de Campesinos de La Convencion, Yanatile - Lares) – ils ont découvert que j’étais trotskiste et ils ne m’ont pas permis de participer. « D’abord, tu es venu en tant que délégué des staliniens, maintenant en tant que trotskiste… non, non… nous n’acceptons pas ». Lorsqu’il y a eu d’autres syndicats, la fédération paysanne a été créée et j’ai été choisi comme l’un des délégués au congrès de fondation de la FEPCACYL, la Fédération provinciale des paysans. J’étais là quand l’un des bureaucrates du PC est entré : « Tant que Hugo Blanco sera là, le congrès ne commencera pas ! » J’ai dû partir, n’est-ce pas… Ensuite, la fédération s’est formée, mais je ne pouvais toujours pas participer aux assemblées, parce que j’étais traité d’« agent de l’impérialisme », qui voulait « désorganiser la lutte paysanne » et que c’était les propriétaires terriens qui m’avaient mis là – entre autres calomnies que les staliniens répandaient sur moi. C’était dangereux et je n’y allais pas. Jusqu’à ce que je sois arrêté pour avoir participé à une grève convoquée par la FDTC. Nous avons fait un piquet de grève et empêché les trains de partir. La police m’a reconnu et voulait me mettre dans le fourgon. J’ai résisté, ils m’ont menacé et les gens (peu nombreux) ont jeté des pierres et crevé les pneus du fourgon de la police. Mais finalement, lorsqu’ils ont reconnu mon nom, ils m’ont emmené et voulaient me garder en prison.
Les dirigeants de la Fédération ont publié une note disant que la Fédération n’avait rien à voir avec les agitateurs. Puis un camarade de Chaupimayo, mon syndicat, est allé voir la Fédération : « Nous venons vous annoncer que le syndicat a décidé que nous nous déclarons tous en grève de la faim ». Mais comment allez-vous faire ? « La grève est dirigée contre la Fédération qui n’a pas défendu Hugo Blanco. » [Tout le monde rit] Ils m’ont fait libérer immédiatement et je suis allé à la fédération pour les remercier de ma liberté. Il y avait là le chef du Parti communiste de Cuzco… J’ai remercié la Fédération des travailleurs de Cuzco, j’ai dit que j’allais bien, tout ça, et il m’a dit : « Bien sûr, c’était mon devoir ! ». [Rires] Alors ils ne pouvaient plus me renvoyer de la Fédération.
Nous avions acheté une ronéo d’occasion et nous imprimions des pamphlets contre les propriétaires terriens. Les gens qui savaient que nous l’avions m’ont demandé de les aider à s’organiser. Ma principale activité au sein de la Fédération a été d’organiser les syndicats et d’éditer les brochures dénonçant les abus des propriétaires terriens. Ils me disaient : « Fais nos tracts, mec ! ». Je leur disais que c’était 50 soles parce que je devais acheter du papier, de l’encre… et ils se réunissaient. La semaine suivante, le tract était prêt. Souvent, ils le collaient sur leur porte à l’envers, parce qu’ils étaient analphabètes, mais l’important était que c’était un bout de papier qui parlait en leur faveur et c’est comme ça que j’ai connu la plupart des syndicats de la région de La Convención et de Lares.
Movimento :Et comment les luttes paysannes se sont-elles développées jusqu’à l’autodéfense armée, ce processus que tu as appelé la première réforme agraire du Pérou, entre 1961 et 1963 ?
Hugo Blanco : C’était un système semi-féodal et les paysans venaient d’autres provinces. Le propriétaire terrien louait une partie de ses terres aux paysans et, en échange, ceux-ci devaient travailler pour lui. Ils lui donnaient une part plus ou moins importante, mais le travail était très dur. Ils devaient transformer la jungle en terre arable, manger des aliments auxquels ils n’étaient pas habitués et attendre trois ans pour que le café, le cacao et la coca arrivent. Et comme ils n’avaient pas le temps de tout faire eux-mêmes, ils prenaient d’autres paysans avec le même système, leur donnaient un lopin de terre pour trois jours de travail, comme métayers. C’est pourquoi les syndicats étaient composés de fermiers et de métayers.
L’inspection du travail convoquait les propriétaires terriens et ils se mettaient d’accord, par exemple : la journée de travail ne devait pas dépasser huit heures, comme le prévoyait la loi, les enfants et la femme du paysan n’étaient pas obligés de travailler sous prétexte que c’était la récolte, ce genre de choses. Mais il y avait des propriétaires terriens super féodaux qui disaient : « Qui a eu l’idée que j’allais discuter avec mes Indiens de la façon dont ils devaient me servir ! Vous devez arrêter les dirigeants de ce mouvement et c’est tout », Ainsi trois dirigeants de mon syndicat ont été arrêtés. Les propriétaires terriens refusaient tout simplement de se rendre aux réunions avec l’inspection du travail.
Trois des syndicats ont donc décidé de se mettre en grève. La grève consistait à ne pas faire le travail pour le propriétaire terrien. Les ouvriers et les employés souffrent de la grève, elle ne peut pas durer longtemps car ils doivent manger, mais les paysans appréciaient la grève car ils avaient plus de temps pour travailler sur leur terre pour leur famille. Et comme les propriétaires terriens étaient féroces, ils se promenaient armés en criant : « Indiens voleurs, vous volez ma terre ! Je vais vous tuer ! » Une fois, les paysans sont allés se plaindre à la Fédération et on leur a dit d’aller se plaindre à la garde civile. Au poste de police, on leur a dit : « Indiens sans vergogne, comment avez-vous l’audace de vous plaindre ? Vous volez la terre du patron, il a le droit de vous tuer comme des chiens ! ».
« Alors, qu’allons-nous faire, camarades ? Il ne nous reste plus qu’à nous défendre ». « Oui, mais on sait que quand on a des armes et qu’on se saoule, on se tire dessus… » « Oui, tu as raison camarade, organisons des comités d’autodéfense ». Et il a été approuvé d’organiser des comités d’autodéfense. Mais comme Chaupimayo était très éloigné de la route, lorsque les gardes arrivaient, une heure avant, nous savions combien ils étaient et avec quelles armes ils arrivaient. Nous sortions dans la communauté et demandions aux camarades de les inviter à un bouillon de poule, ils mangeaient le bouillon, faisaient le tour du village et repartaient. Comme nous étions le syndicat le plus menacé, nous pratiquions déjà l’autodéfense… En outre, les carabines et les fusils de chasse étaient un outil de travail pour protéger les cultures des animaux sauvages.
Puis est venue la question : qui organisera ces comités ? Un camarade a proposé Hugo Blanco et il n’y a pas eu d’autre proposition. L’assemblée m’a ordonné d’organiser les comités d’autodéfense. Ils sont venus d’autres syndicats pour apprendre l’autodéfense et les nouveaux syndicats qui se sont organisés ont immédiatement déclaré la grève. Le gouvernement a proposé une loi de réforme agraire qu’il envisageait de ne pas respecter, mais la Fédération a décidé que tant que la loi ne serait pas respectée, la grève serait générale.
Les propriétaires terriens, déjà harcelés par la grève, cessèrent de menacer, mais déléguèrent la tâche aux gouvernants. Et je me souviens avoir entendu à la radio la déclaration de la garde civile disant qu’ils allaient d’abord réprimer le syndicalisme paysan dans la sierra, qui était plus faible – et ils ont vraiment tué un camarade là-bas – puis réprimer La Convención et enfin réprimer Chaupimayo. La police a en effet déclaré illégaux les syndicats et la Fédération. La Fédération ne se réunissait plus, si un syndicat se réunissait, la police le dissolvait à coups de crosse, alors les syndicats se sont mis à faire des réunions communes pour se protéger.
Une fois, lors d’une de ces réunions, un dirigeant syndical a rapporté qu’ils étaient allés dans son syndicat pour le capturer, mais qu’ils ne l’avaient pas trouvé. Ils n’ont trouvé qu’un enfant, qu’ils ont pris pour son fils et à qui ils ont demandé : « Où est ton père ? ». Le garçon ne le savait vraiment pas et le propriétaire a demandé au garde son arme et l’a menacé : « Si tu ne me dis pas où est ton père, je te tue ! ». Et quand le petit garçon a répété qu’il ne savait pas, il lui a tiré une balle dans le bras. Et à quelle autorité pouvait-il se plaindre si tout le monde était contre lui ? Eh bien, il fallait demander à l’assemblée. L’assemblée a décidé que je devais aller les aider, un camarade a dit que je ne pouvais pas quitter le territoire, mais je lui ai dit : « La situation est si grave que si vous décidez, j’irais ».
Nous venions de différents syndicats, certains armés, d’autres non. J’ai dit à ceux qui avaient des armes « courtes » de passer d’abord devant le commissariat – s’ils passaient, nous passerions. J’ai vu qu’il y avait un des gardes qui masquait sa tête avec un journal, il nous avait vus et allait nous prendre par derrière. Je lui ai dit que je voulais leur parler un moment, et j’ai dit qu’ils avaient tiré sur un enfant et que nous voulions arrêter le propriétaire qui avait tiré. « Et comme nous avons peu d’armes, nous sommes venus prendre des armes pour le faire. » Je me suis alors approché et j’ai dit : « Monsieur, levez les mains. » Il m’a répondu avec ironie : « Oh oui, je vais vous donner les armes… » J’ai dit : « Ne bougez pas ! Les mains en l’air ou je tire ! » Au lieu de lever les mains, il a sorti son arme et a tiré, mais c’est moi qui ai tiré en premier. Son tir est allé au plafond, une minute de plus, c’était moi le mort ! C’est lui qui avait donné l’arme au propriétaire pour qu’il tire sur le garçon, il avait mauvaise conscience. Et ils ont commencé à nous tirer dessus. Nous nous sommes mis à l’abri et nous avons dit : nous avons de la dynamite et une grenade ! C’était une grenade artisanale, fabriquée à partir d’une boite de conserve de lait. Il y avait beaucoup de monde et j’ai dit à mes camarades : « Ne le touchez pas ! Un prisonnier, c’est sacré ! »
Le garde m’a dit : « Crois-tu que tu vas gagner ? ». Et je lui ai dit : « Tu es pauvre comme nous et tu défends les riches. Quel est le métier de ton père ? » Il m’a dit qu’il était mécanicien. Je lui ai dit : « Alors il est certainement avec nous ! » J’ai soulevé le blessé et j’ai appelé les secours pour le sauver. Je me suis présenté au garde survivant et je lui ai dit : « Je m’appelle Hugo Blanco et c’est moi qui ai tiré sur lui », pour qu’ils n’aillent pas pourchasser les gens dans le village.
Puis, lorsqu’ils ont dénoncé à la police cette agression, on lui a demandé : « Et vous, comment se fait-il que vous soyez en vie ? » Le garde a répondu : « Je dois ma vie à Hugo Blanco ». Mais pourquoi avoir dit cela ? Ils l’ont arrêté pour lâcheté ! [Rires] J’ai fini par être arrêté moi aussi, mais quand j’ai été libéré et je suis revenu à Cuzco, j’ai rencontré un homme qui m’a demandé : « Vous souvenez-vous de cette situation avec le garde ? » Je lui ai répondu que oui, bien sûr que je m’en souvenais. « Tu te souviens que tu as dit que son père était avec toi ? C’est vrai. Je suis son frère et mon père était vraiment avec vous ! » [Rires]
Une autre fois, ils nous ont appelés pour organiser la lutte, ils avaient décidé la grève. Nous sommes arrivés, le groupe armé, et un camarade nous a demandé d’aller là où se trouvait le propriétaire terrien pour lui dire qu’ils ne travailleraient pas. Je lui ai dit oui, mais que nous étions en guerre contre les propriétaires terriens et comme nous avions besoin d’argent, d’armes, de montres, de radios, que nous allions prendre tout cela. Et il m’a dit : « Camarade, s’il te plaît, ne fais pas ça. Ils vont nous traiter de voleurs… » Je l’ai interpellé : « Mais nous sommes en guerre ! » Et il me répondit : « Mais ici, c’est notre territoire ! » J’ai donc rapidement décidé de suivre son ordre : « Ce que vous ordonnez, c’est ce que nous allons faire, parce que c’est vous qui êtes responsables de ce territoire. » C’est devenu une règle pour moi : ce n’est pas parce que nous sommes armés que nous allons nous imposer, les maîtres du territoire ce sont ceux qui y travaillent.
Même lorsqu’ils nous arrêtaient, les gardes ne commettaient plus d’exactions, car après de nombreux conflits, ils pensaient que de nouveaux groupes d’autodéfense pouvaient surgir de n’importe où. Effrayés par la situation, deux propriétaires terriens ont demandé au gouvernement de procéder à une réforme agraire dans leurs fermes, afin qu’ils puissent encore conserver une partie des terres. Les fonctionnaires du gouvernement se rendaient alors là où se trouvaient les dirigeants paysans en leur disant : « Nous venons vous donner la terre sur ordre du gouvernement ». Et ils répondaient : « Ici, nous n’avons pas besoin de la loi sur la réforme agraire du gouvernement, ici on fait la loi de la réforme agraire des paysans ! Il n’y aura pas un centimètre de terre et pas un sou pour les propriétaires terriens ! » Et c’est ce qui s’est passé.
C’est important de le dire parce que certains disent que c’était la réforme agraire de Hugo Blanco. Mais j’étais en prison ! Nous avons toujours été clairs : c’est le collectif de La Convención qui a réalisé la réforme agraire.
Movimento :Et le procès ? C’est devenu un moment historique !
Hugo Blanco : Oui, j’étais censé être en prison à Cuzco, mais ils m’ont envoyé à Arequipa. Et ils m’ont gardé au secret, tout message que j’envoyais devait être tamponné par la police, seule la famille la plus proche pouvait me rendre visite. Et quand ils me rendaient visite, il y avait un sergent qui écoutait. Ma mère, au prix de beaucoup de sacrifices, est venue me rendre visite. Comme le castillan est moins affectueux que le quechua, j’ai voulu dire à ma mère en quechua combien je l’aimais. Et le sergent, qui ne parlait pas la langue, m’a interrompu : « Parle en castillan ! ». Je ne pouvais même pas dire à ma mère dans ma langue combien je l’aimais.
Un envoyé du Tribunal est venu me dire qu’une audience allait avoir lieu : « Vous êtes entre la peine de mort et 25 ans de prison, mais il y a un moyen de vous sauver ». Qu’est-ce que cela veut dire ? « Vous vous déclarez malade et nous vous expulserons vers le pays de votre choix ». Non, merci beaucoup, je suis en parfaite santé, ai-je répondu. Je voulais aller à l’audience, parce que je pouvais y dénoncer publiquement le rôle des latifundia et de la police. Eh bien, ils m’ont emmené à Tacna et là, ils ont annoncé partout que les « criminels » seraient jugés. Et ils m’ont séparé de mes camarades. Je leur ai dit : « C’est facile pour vous de sortir. Dites que vous êtes des paysans et des analphabètes et que le communiste Hugo Blanco vous a trompés. Dites cela et vous serez immédiatement libres ». Ils ont refusé de le faire.
Le siège de la garde civile était rempli de gens qui voulaient voir les « criminels ». Lorsque je suis entré dans la salle d’audience, j’ai vu mes camarades pour la première fois depuis trois ans. J’ai alors crié : « La terre ou la mort ! » et ils ont répondu : « Nous vaincrons ! ». Un capitaine a sonné la cloche et l’audience a commencé. J’ai profité du fait que la salle était pleine de monde pour dire : « Dans cette salle, les seuls criminels sont ceux qui nous jugent ! Et en plus, ce sont des lâches, parce qu’ils n’ont pas eu le courage de nous affronter. Ils envoient des “chorizos” comme vous pour qu’on s’entretue entre “chorizos”. Et quand l’un d’entre vous survit, ces gens qui sont courageux derrière leur bureau ont l’impudence de vous accuser de lâcheté ». [Rires] Les gardes se sont sentis représentés, car lorsque le capitaine est sorti, ils m’ont dit : « Crie plus fort, petit frère !, répète “la terre ou la mort” pour que les gens l’entendent ». Et le tribunal rétorquait : « Nous ne sommes pas ici pour discuter de politique, nous sommes ici pour juger des faits concrets ! »
Le général qui était là a donc demandé la peine de mort pour moi. Mais il était obligé d’autoriser une dernière déclaration : « Autre chose à déclarer ? Mais s’il vous plaît, ne revenez plus sur les abus des propriétaires terriens et de la police car nous en avons entendu suffisamment ». J’ai répondu : « D’accord, je n’en parlerai plus ». « Vous avez autre chose à déclarer ? » « Oui, si les changements sociaux que nous avons obtenus à La Convención méritent la peine de mort, qu’il en soit ainsi, mais que ce soit lui – j’ai montré le général – qui tire ! Qu’il ne salisse pas de mon sang les mains des gardes civils ou des gardes républicains, car ce sont des enfants du peuple et donc mes frères ! » Et la dernière fois lorsque j’ai crié « La terre ou la mort », toute la foule a répondu « Nous vaincrons ! ».
Un autre jour, c’était le jour des visites et il y avait beaucoup de gens, j’ai dû serrer tout le monde dans mes bras. Un homme s’est approché de moi et a enlevé son blouson en cuir noir – que je porte sur les photos qui sont devenues célèbres. Il l’a donné à mon avocat et a dit : « Donnez-le à Hugo Blanco pour qu’il le porte, mais dites-lui de se laisser tuer, de ne pas trahir ». Mes compagnons de cellule ont envoyé une lettre à la Haute Cour qui demandait ma condamnation à mort, en lui faisant comprendre que si ce que j’avais fait était un délit, je ne l’avais pas commis seul, et qu’ils devraient tous être condamnés à mort. J’ai envoyé une lettre à mes camarades et à mes proches pour leur dire que, s’il arrivait que je sois condamné à mort, personne ne devait s’humilier en demandant la clémence du président – qui avait le pouvoir de gracier. J’ai lu cette lettre lors d’une conférence au Vietnam contre la peine de mort. Et aussi la réponse : « Au nom de la famille, nous déclarons que nous sommes d’accord avec Hugo Blanco. Nous ne demanderons pas sa grâce ».
Il y a eu une campagne internationale de solidarité, à Paris c’est Jean-Paul Sartre qui a animé un meeting… Ils ont finalement rendu la peine moins sévère, à savoir 25 ans.
Movimento :Ensuite, sous le gouvernement Velasco, il y a eu une réforme agraire, non ?
Hugo Blanco : La lutte de La Convención s’est étendue à de nombreuses régions, ils ont occupé des terres etc. La bourgeoisie industrielle a craint que la rébellion de la campagne ne s’étende à la ville. De plus, pour eux, il était pratique que le paysan soit propriétaire de la terre et participe au marché intérieur en tant qu’acheteur et vendeur, n’est-ce pas ? Ils étaient opposés aux latifundios de type féodal et ont donc encouragé le coup d’État de Velasco.
À cette époque, j’ai reçu la visite d’un dirigeant du parti communiste qui m’a demandé : « Tu es condamné à 25 ans de prison, n’est-ce pas ? ». Oui, lui ai-je répondu. « Tu es en prison depuis longtemps, il te reste 18 ans… Si tu veux, tu peux sortir demain ». « Que veux-tu dire par là ? » « Si tu veux travailler en faveur de la réforme agraire de Velasco, si tu ne refuses pas le débat politique, si tu n’es pas sectaire… » « Ne t’inquiète pas, j’ai l’habitude de vivre en prison » – je lui ai dit, car – « c’est une chose d’être élu par le peuple, comme maire, comme conseiller… Élu, tu peux dire ce que tu penses. C’est autre chose d’être au service d’un gouvernement et de devoir dire que tout va bien. Et sur ordre de qui ? »
J’étais de la Confédération paysanne du Pérou (CCP) et la Confédération ne voulait pas s’agenouiller devant Velasco. Il a donc créé la Confédération nationale agraire. Deux autres prisonniers politiques sont venus et ont fait pression sur moi. Ils ont fini par me convaincre de travailler sur la réforme agraire en posant comme condition que ce ne sera pas la réforme agraire que je voulais, ni celle que le gouvernement préparait, mais que chaque secteur paysan soit consulté sur ce qu’il souhaitait. Un vœu pieux ! Demander à un gouvernement militaire d’être démocratique !
Ils m’ont interdit de quitter Lima puis ils m’ont expulsé vers le Mexique.
Aujourd’hui, quand on me demande quel a été le meilleur gouvernement du Pérou, je réponds que le moins pire a été celui qui m’a expulsé. Parce qu’en plus de la réforme agraire (à sa manière, bien sûr), il a nationalisé les mines, la pêche, le pétrole et les banques ! Des choses que même les gouvernements du « socialisme du XXIe siècle » n’ont pas faites. C’est pourquoi, face aux attaques de la droite, je le défends. Mais bien sûr, quand une nationalisation n’est pas contrôlée par ceux d’en bas, elle sert à enrichir les bureaucrates et à leur remplir les poches.
Movimento :Comme tu le disais, ils t’ont expulsé vers le Mexique… il y a beaucoup d’expulsions, n’est-ce pas ?
Hugo Blanco : Ils m’ont expulsé vers le Mexique, de là je suis allé en Argentine, où ils m’ont arrêté. Ils m’ont dit : « Nous te libérerons si tu trouves un pays qui t’accueille ». Le Chili d’Allende était prêt à m’accueillir. Là, j’ai travaillé dans les cordons industriels (2), rédigeant le journal El Cordonazo dans la zone industrielle de Vikuña Mackenna.
À l’époque, la section suédoise d’Amnesty International m’a élu prisonnier de l’année. Dans ses statuts, Amnesty International déclarait qu’elle ne soutenait personne dans la lutte armée, mais mon cas relevait de l’autodéfense. Ensuite, avant le coup d’État au Chili, une commission d’Amnesty International s’est rendue dans ce pays et m’a dit que si quelque chose se produisait, je devais me rendre à l’ambassade de Suède. Je devais parler à l’ambassadeur, mais en raison de mon militantisme, je n’ai pas eu le temps et je n’y suis pas allé.
Lorsque le coup d’État a eu lieu, j’ai vécu dans un endroit différent où il n’y avait pas de politiciens ou quoi que ce soit d’autre. Heureusement, un camarade suédois qui militait avec nous m’a appelé : « Que puis-je faire pour toi ? » Je lui ai répondu : « Demande l’asile à ton ambassade ». Il a téléphoné et on lui a répondu qu’on ne donnait pas l’asile aux Péruviens. « Mais c’est Hugo Blanco ». « Oh, oui, si c’est lui ». L’ambassadeur a pris sa propre voiture et m’a emmené à l’ambassade. C’était chaotique, parce que les archives avaient brûlé et les putschistes cherchaient les étrangers qui avaient travaillé avec Allende (et comme j’étais à gauche d’Allende, je n’ai pas travaillé avec lui). Mais comme il n’y avait pas de traité d’asile avec la Suède, nous devions nous rendre dans une ambassade latino-américaine et elles étaient toutes contrôlées par la police.
Celle du Mexique s’est proposée, mais elle était déjà pleine. Nous avons dû aller chez l’ambassadeur de Suède. Il m’a dit d’enlever ma barbe, de mettre des lunettes et de revêtir le costume et la cravate noire de son frère. Ils ont pris une photo et… je suis devenu Hans Blum, conseiller à l’ambassade de Suède.
Comme ils ne savaient pas qui était qui, ils ont dit aux étrangers de partir et aux Chiliens de rester. Cinq ambassadeurs nous ont accompagnés en voiture jusqu’à la porte de l’avion, car beaucoup ont été capturés après avoir franchi le contrôle, entre l’aéroport et l’avion.
Après trois jours au Mexique, la nouvelle arrive : « Hugo Blanco est recherché. On dit qu’il est dans les Andes en train d’organiser la guérilla avec Altamirano. Le MIR [Movimiento de la Izquierda Revolucionaria] chilien l’a aidé à s’enfuir ». Je me suis rendu en Argentine, car nous y avions des camarades du parti, et ils m’ont à nouveau capturé. Le prétexte invoqué était le séjour illégal, mais j’étais plus en règle que quiconque, j’avais payé un visa de trois mois. La pire prison que j’ai connue fut celle d’Argentine.
Avant d’arriver en Suède en 1973, j’ai fait une tournée en Europe occidentale et au Canada (pas aux États-Unis, bien sûr), dénonçant le coup d’État au Chili à l’invitation d’Amnesty International.
Mais j’ai ensuite réussi à me rendre aux États-Unis. À l’époque, nous avions un très bon parti aux États-Unis ! Puis ils ont merdé, ils ont capitulé devant Castro, Cuba et tout le reste. Alors que la guerre froide se terminait, l’URSS et les États-Unis ont conclu un accord en Finlande. Ils voulaient faire venir aux États-Unis Alexandre Soljenitsyne qui avait écrit l’Archipel du Goulag – un Russe contre la bureaucratie soviétique, ça leur plaisait n’est-ce pas ? Le gouvernement américain voulait qu’il vienne aux États-Unis et ils ont inséré dans l’accord une clause stipulant qu’un écrivain dont le livre était publié dans un autre pays pouvait se rendre aux États-Unis s’il était invité par l’éditeur à discuter du sujet.
Nous en avons profité, avant Soljenitsyne ! Comme les camarades avaient publié La Terre ou la mort, ils m’ont invité… et comme l’accord venait d’être signé, le gouvernement ne pouvait pas dire non. Carter était président et il parlait beaucoup des droits de l’homme. Nous avons nommé la tournée « Carter et les droits de l’homme en Amérique latine » – c’est-à-dire Pinochet, les dictatures, etc. Ils ont dû supporter que je donne cette conférence dans 48 villes des États-Unis !
Movimento :Tu retournes au Pérou pour les élections de 1977, en tant que candidat…
Hugo Blanco : Je suis rentré au Pérou pour les élections à l’Assemblée constituante de juillet 1977. Mes camarades m’ont inscrit et, après une grande grève générale, le régime a laissé revenir les exilés. Ils ont dû me laisser revenir. C’est alors que je suis allé à Tacna et là, j’ai obtenu plus de voix qu’à Cuzco ! Car c’est là qu’il y avait eu le public de mon procès. Par démagogie, ils ont laissé des espaces libres pour la propagande politique. J’ai eu accès à cet espace au moment du « paquetazo », la hausse autoritaire des prix des produits de première nécessité. La Confédération générale des travailleurs péruviens (CGTP) avait appelé à deux jours de grève pour protester. C’est à ce moment que je suis passé à la télévision pour faire de la propagande électorale.
J’ai donc dit : « Camarades, nous venons de subir un terrible “paquetazo”. Qu’allez-vous faire ? Voter pour moi ? Non ! Les élections ne changeront rien. Cela changera avec la lutte sociale ! La CGTP appelle à la grève. Il est de notre devoir à tous d’y participer. Votez pour n’importe qui, mais faites la grève tous ensemble, comme un seul poing ! »
Comme l’espace était destiné à la propagande électorale et non à l’agitation pour la grève, en quelques heures, ils m’ont arrêté à nouveau, avec d’autres militants, et nous ont mis dans un avion pour la base antisubversive de Jujuy (Argentine). C’était dans le cadre de l’opération Condor. Ils allaient nous faire disparaître. À la descente de l’avion, un général nous a dit : « Vous êtes des prisonniers de guerre ! ».
Heureusement pour nous, un photographe a pris des photos de l’avion péruvien à la base antisubversive en Argentine et les a publiées. Et comme c’était la Coupe du monde de football en Argentine, cela ne leur convenait plus que nous disparaissions. Je leur ai dit : je ne foulerai pas le sol argentin. Pourquoi ? Parce que je savais que si je descendais de l’avion, une bande paramilitaire m’attendrait et me ferait disparaître. Comme je n’avais pas de passeport, parce qu’ils ne m’avaient pas dit de l’apporter, j’ai exigé que nous allions voir le consul du Pérou. De là, je suis allé en Suède. Aujourd’hui encore, j’ai une résidence en Suède.
Mais comme j’avais dit de voter pour n’importe qui, les gens ont voté pour moi, et j’ai été élu avec le plus de voix. [Tout le monde rit]
Movimento :Dans les années 1980, tu as été membre du parlement pour le Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT). Comment s’est déroulée cette expérience ? Tu as été là pendant longtemps.
Hugo Blanco : C’était très négatif. Ils ont laissé la gauche se faire élire, mais en tant que minorité. Ils nous laissaient parler autant que nous voulions, mais au moment du vote, les transnationales l’emportaient... et la presse ne publiait rien. Ils ont écrit que j’attachais mon pantalon avec une cordelette, que je portais des sandales, que je ne prenais pas de douche… c’est tout.
J’ai été suspendu une fois. Parce qu’un juge, je crois qu’il était à la tête d’un tribunal, je ne sais plus lequel, avait demandé au gouvernement de dialoguer avec le Sentier lumineux (Sendero Luminoso) – qui en était à ses débuts, il n’avait pas encore commis les barbaries qu’il a commises plus tard. Pour cela, les parlementaires l’ont traité de « senderiste ». Et j’ai dit : vous n’avez pas besoin d’être un senderiste pour proposer de dialoguer. C’est précisément avec nos ennemis que nous devons parler. Par exemple, je n’ai rien contre le fait de parler à des criminels, à des assassins comme Pinochet, comme Hitler ou comme le général Noel – ce dernier était chef de la police d’Ayacucho et parlementaire de droite. « Retirez votre offense au général Noel ! » J’ai répondu : « Oui, je retire mes paroles, car Noel n’est pas un assassin, c’est un génocidaire ! » [Rires] Ils ont suspendu la séance et m’ont rappelé le lendemain. Ils ont insisté pour que je retire mes paroles. J’ai dit : « Au nom de tous les journalistes assassinés à Uchuraccay, au nom de tous les paysans tués : Noel est un assassin… et un génocidaire. » « Suspendu pour 120 jours ! » ont-ils dit.
Bien des années plus tard, lorsque Fujimori est tombé et a démissionné de la présidence en envoyant un fax, une Commission de la vérité a été nommée et a prouvé que non seulement Noel était un meurtrier, mais qu’il utilisait des fours crématoires et avait tué de très nombreuses personnes. Le tribunal l’a condamné, il s’est enfui puis est revenu mourir à Lima. C’est pourquoi je demande toujours une indemnisation – le paiement des 120 jours – parce que mes paroles étaient la vérité la plus pure. Il est évident que c’était un meurtrier…
Mais je ne pense pas qu’ils me paieront.
Movimento :Après ton retour, déjà dans les années 1990, tu es devenu sénateur…
Hugo Blanco : Oui, mais comme je l’ai dit, c’est quand j’étais sur place que j’ai le moins servi. Bien sûr, j’ai accompagné les mobilisations. Il y en avait beaucoup ici et les gardes s’étaient spécialisés dans les coups sur la tête. Ils ont séparé mon crâne de mon cerveau, et quand vous êtes vieux, votre cerveau rétrécit et les veines superficielles le relient, alors un petit coup a rompu l’une de ces veines et ils ont dû m’opérer. Le chirurgien m’a dit qu’à partir de ce moment, je devrais porter un chapeau, car c’est la même maladie que celle dont souffrent les boxeurs lorsqu’ils sont âgés. « Vous n’êtes pas un boxeur, vous êtes un agitateur. C’est la même chose dans ce cas-là, n’est-ce pas ? » [Rires] C’est pour cela que je porte un chapeau. C’est ce qu’on me faisait quand j’étais député. Ils me séparaient des autres députés de gauche, me traitaient de « tueur de gardes de merde » et me frappaient sur la tête.
Dans mon livre, je parle de l’opération, lorsque j’ai demandé aux médecins de ne pas m’injecter le néolibéralisme et que Galeano m’a dit que cela n’arriverait pas, que la crainte était que je me réveille « cuerdo » [en pleine possession de mes facultés mentales], mais l’opération s’est très bien passée, car je suis resté le même vieux fou.
Movimento :Une dernière question. Comment vois-tu la situation politique, non seulement au Pérou, mais aussi dans le monde ? Quel message adresserais-tu aux jeunes qui commencent à se battre pour un monde nouveau ?
Hugo Blanco : Je pense que le système capitaliste est en crise. Le gouvernement Trump en est une illustration. L’affaire Odebrecht (3) en est un autre exemple. Ou encore le Brexit. Et il y a aussi des expressions de la lutte de ceux d’en bas – les zapatistes et d’autres.
Les peuples autochtones sont de plus en plus respectés. Pourquoi ? Ils disent que nous sommes primitifs, et nous le sommes, parce que la société originelle était dirigée par la collectivité et non par l’individu. De plus, une autre caractéristique des « primitifs » est qu’il y avait une grande solidarité et aussi un grand amour et un grand respect de la nature. C’est une caractéristique des peuples indigènes du monde entier, et pas seulement ici. Par exemple, en Afrique du Sud, un anthropologue a placé des bonbons et des fruits au pied d’un arbre et a dit aux enfants de courir et que le premier à atteindre l’arbre recevrait tous les fruits et les bonbons. Les enfants se sont donné la main, ont couru ensemble et ont tous mangé. L’enseignant demanda : « Mais pourquoi avez-vous fait cela ? Alors que le premier arrivé aurait eu tout ? ». Ils répondirent : « Si l’un d’entre nous manque de bonbons et de fruits, nous souffons tous ».
Ce principe, appelé Ubuntu, est un principe indigène. Les peuples indigènes sont en plein essor, parce que le néolibéralisme s’attaque férocement à la nature et que les peuples indigènes ont ce principe de défense de la nature. Les écologistes eux-mêmes accordent plus d’importance aux peuples indigènes.
Dans l’éditorial du numéro du journal sur lequel je travaille et qui paraîtra bientôt, je parle de la corruption. La corruption fait partie du système. Et la seule façon d’éviter la corruption c’est de confier la responsabilité à tout le monde, et non à l’individu. Je citerai deux exemples : le premier est celui des zapatistes, l’autre celui de la municipalité de Limatambo à Cuzco, où les paysans de la Fédération ont dit : « Si nous sommes la majorité, pourquoi les propriétaires terriens seraient-ils les maires ? Désignons l’un des nôtres. Non pas pour qu’il dirige, mais pour que l’assemblée dirige ». C’est ainsi qu’il a été élu lors d’un vote à bulletins secrets. Souvent, les choses se font contre la volonté du maire, qui a un droit de vote comme n’importe quel électeur. Le village voisin a également décidé d’envoyer des délégués et c’est ainsi que l’assemblée est devenue une assemblée communale et de quartier. Elle se réunit tous les trois mois. Et la municipalité doit rendre compte de ce que tout le monde décide. C’était merveilleux parce qu’aucune communauté n’a été laissée sans eau, sans routes, il y a eu des toilettes publiques qui n’existent même pas dans la capitale du département, une belle piscine publique, une maison où dorment les étudiants qui viennent de loin, et c’est la mairie qui est responsable des travaux publics. C’est la communauté qui gouverne, pas l’individu, c’est le principe.
Je ne suis pas sûr de la victoire. Le néolibéralisme porte de nombreuses atteintes à la nature, comme l’exploitation minière à ciel ouvert, l’agro-industrie, entre autres, mais la pire menace c’est, selon moi, le réchauffement climatique. Si le grand capital continue de régner, l’humanité disparaîtra, y compris les capitalistes, toute l’humanité. Les deux plus grands émetteurs de chaleur du monde, la Chine et les États-Unis, ne veulent pas y mettre un terme. Ils pourraient faire disparaître l’espèce humaine.
Movimento :Peut-être pas, peut-être que nous vaincrons.
Hugo Blanco : Bien sûr ! Il faut se battre pour qu’ils ne le fassent pas. C’est pourquoi je dis qu’avant, mon aspiration c’était l’égalité sociale. Aujourd’hui, il y a un motif plus important : la survie de mon espèce.
Cet entretien a été réalisé en février 2017 par Bernardo Corrêa, sociologue, militant du Movimento Esquerda Socialista (MES, Mouvement de la gauche socialiste, section sympathisante de la IVe Internationale au Brésil, qui fait partie du PSOL) et du Parti socialisme et liberté – PSOL – de Rio Grande de Sul, et Fernanda Melchionna, employée de banque puis bibliothécaire, conseillère municipale de Porto Alegre de 2008 à 2014 et de 2016 à 2018, maire de Porto Alegre de 2020 à 2022, députée dans l’État de Rio Grande de Sul de 2014 à 2016, députée fédérale du PSOL de 2018 à 2020 et depuis 2022.
Il a été publié par la revue du MES, Revista Movimento n° 4 de janvier-mars 2017 https://movimentorevista.com.br/2017/03/entrevista-hugo-blanco-peru/).
Traduit du portugais par JM.
1. Militants de l’APRA (Alianza Popular Revolucionaria Americana), parti politique péruvien fondé en 1924 par Víctor Raúl Haya de la Torre, influencé par la révolution mexicaine et proposant la création d’un front unique indien-américain pour lutter contre l’impérialisme étatsunien, l’unité politique de l’Amérique latine, la nationalisation progressive des terres et des grandes entreprises, l’internationalisation du canal de Panama et la solidarité avec tous les peuples et classes opprimées dans le monde. Au Pérou, l’APRA a été interdit de 1931 à 1934, puis de 1935 à 1945, puis de 1948 à 1956. En 1962 Haya de la Torre a été élu président de la République, mais l’élection a été annulée par un putsch militaire et lors de nouvelles élections en 1963 Haya de la Torre a été battu. Ce parti, membre de l’Internationale socialiste, a évolué de la gauche vers le centre et s’est de plus en plus institutionnalisé. De 1985 à 1990 puis à nouveau de 2006 à 2011, son dirigeant Alan García Pérez a été président du Pérou. En 2021 l’APRA a appelé à voter au second tour pour Keiko Fujimori (droite conservatrice néolibérale).
2. Les cordons industriels furent des organes collectifs de démocratie ouvrière mis en place par certains secteurs de la classe ouvrière, d’influence marxiste ou socialiste, en 1972, comme le Cordon Cerrillos Maipú (juin 1972), et dont le développement se fit très fort dès la première grève des patrons, en octobre 1972, avec la création des cordons Vicuña Mackenna ou O’Higgins et des Commandos Communaux Gare Centrale et Renca à Santiago, mais aussi à Concepción, dans le port de Valparaíso, dans l’industrie électronique d’Arica ou à Punta Arenas. Chaque cordon consistait en la réunion des travailleurs d’entreprises ou de fabriques d’une même zone géographique, qui mutualisaient leur capacité productive par échange ponctuel de ressources matérielles ou humaines (tentant de pallier le manque d’ingénieurs et de cadres alors eux aussi en grève) et en assurant en commun les tours de garde de leur outil de travail pour les sauvegarder du sabotage. Au moment du coup d’État, le 11 septembre 1973, on comptait 31 cordons, dont 8 à Santiago du Chili.
3. Une affaire de corruption entre l’entreprise de BTP brésilienne Odebrecht et des personnalités politiques de tout bord, notamment des chefs d’État, principalement d’Amérique latine, ainsi qu’avec Petrobras. Cette entreprise aurait versé, entre 2001 et 2016, près de 788 millions de dollars de pots-de-vin en échange de l’obtention de marchés publics et de législation favorable à ses activités dans dix pays latino-américains – Brésil, Argentine, Colombie, République dominicaine, Équateur, Guatemala, Mexique, Panama, Pérou, Venezuela, ainsi que deux pays africains – Angola et Mozambique.