Saïto, Marx et l’anthropocène

par Rafael Bernabe
Kohei Saïto
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Kohei Saïto est devenu une voix importante dans les débats sur le marxisme et l’écosocialisme. Ses livres traitent de quatre questions clés : les relations entre le capitalisme et la nature, entre l’écologie et le socialisme, les agents et les moyens d’atteindre l’écosocialisme (ou le communisme de décroissance) et l’évolution des opinions de Marx sur ces questions.

En ce qui concerne le premier sujet, Saïto affirme que le capitalisme, animé par la recherche incessante du profit privé, est incapable d’établir un rapport responsable et rationnel avec la nature. Il altère inévitablement cette dernière au point de mettre en péril la survie de nombreuses espèces, dont la nôtre.

La crise climatique en est l’exemple le plus criant. Mais bien d’autres pourraient être ajoutés. En ce sens, le Green New Deal, dans la mesure où il envisage un capitalisme vert, est insuffisant 1 . L’abolition du capitalisme est le minimum pour espérer répondre de manière adéquate à l’urgence climatique 2 .

Pour maintenir la température de la Terre dans les limites requises sans recourir à l’énergie nucléaire ou à des technologies douteuses de capture du carbone, il faut réduire la consommation mondiale d’énergie. Cela nécessitera une réduction de la production. L’écosocialisme doit donc impliquer une certaine décroissance.

Saïto adopte donc la perspective du communisme de décroissance. Cela implique le rejet d’idées véhiculées par certains courants socialistes, comme la notion d’abondance socialiste qui serait basée sur une expansion incessante des forces productives, et celle d’une simple adoption des technologies héritées du capitalisme à des fins socialistes.

Quelle décroissance ?

Le communisme de décroissance viserait plutôt une économie durable, capable de garantir le bien-être matériel de tous dans le respect des limites de la nature. Cela nécessitera une transformation radicale des technologies existantes qui ont été conçues dans le cadre de l’exploitation capitaliste du travail et de la spoliation de la nature.

L’argumentation de Saïto est donc dirigée contre les courants qu’il qualifie d’écomodernistes et d’accélérationnistes de gauche. Tous deux partagent l’idée que les problèmes posés par la technologie capitaliste peuvent et doivent être résolus par la poursuite de la croissance. Ainsi, l’expansion de la production et de la consommation peut se poursuivre par la transformation de la nature en fonction des besoins humains.

Selon Saïto, cela témoigne de la réticence de certains socialistes à se dissocier des impératifs de croissance du capitalisme. Ne voulant pas rompre avec ceux-ci, ces courants doivent adopter des technologies dangereuses, telles que l’énergie nucléaire, la capture du carbone ou la géo-ingénierie3 .

Ce point de vue est remarquablement proche de la conception récemment proposée par Michael Löwy et d’autres, qui cherchent à synthétiser les approches écosocialistes et de la décroissance 4 . Bien sûr, cette analyse demande encore à être développée. Les livres de Saïto posent certains des problèmes non résolus. Par exemple, il n’est pas facile de traduire la décroissance en un slogan politique attrayant ou en un appel à l’action. La décroissance écosocialiste implique l’élimination de certains secteurs (production d’armes, publicité, etc.), la réduction radicale d’autres branches (automobiles individuelles, par exemple) et la croissance de certaines activités (éducation, soins de santé, logements convenables, infrastructures électriques et hydrauliques dans les zones ou pays les plus pauvres, etc.).

Un processus qui inclut la croissance de certains secteurs et même de certains pays ne peut pas être décrit de manière adéquate comme une simple décroissance, que la plupart des gens auront d’ailleurs tendance à associer à l’austérité et à la réduction du niveau de vie. Les termes « décroissance juste » ou « décroissance différenciée » feront-ils l’affaire ? La question reste ouverte.

La perspective de la décroissance pourrait emprunter un peu au Green New Deal, qui a le mérite de lier l’objectif de zéro émission à des investissements massifs dans la création d’emplois et la satisfaction des besoins de base. Sans cela, les travailleurs auront tendance à associer la décroissance à la seule version qu’ils connaissent, à savoir la récession ou la crise capitaliste et ses conséquences appauvrissantes 5 .

Écosocialisme ou localisme

Par ailleurs, la perspective de Saïto implique un rejet à la fois du capitalisme et du modèle soviétique autoritaire centré sur l’État. Or, Saïto n’a aucune analyse sur la nature de ce dernier et sur les forces sociales à l’origine de son émergence 6 . Faute d’une explication adéquate de l’évolution bureaucratique de l’État soviétique, son rejet tend vers une répudiation totale de l’action de l’État en tant que moyen de conduire une transition écosocialiste.

Saïto adopte donc la vision de coopératives locales et d’initiatives municipales comme alternative au capitalisme et au centralisme étatique 7 . Cette thèse n’est ni nouvelle ni convaincante. Il est difficile de voir comment le socialisme municipal de Saïto peut paralyser le processus d’accumulation capitaliste, ni comment de telles initiatives locales peuvent fournir une alternative cohérente si les relations entre elles sont structurées par le marché, en d’autres termes sans aucune forme de planification centralisée. L’écosocialisme nécessite bien plus que des initiatives coopératives ou municipales : il a besoin d’une planification centralisée démocratique et de l’autogestion des entreprises. 8

Même si une accumulation d’initiatives locales était en mesure de menacer le pouvoir capitaliste, il est naïf de penser que le capital et les États centraux capitalistes ne prendraient pas de mesures pour bloquer et démanteler une telle menace. Il n’est pas possible d’abolir le capitalisme en échappant à ceux qui en profitent.

La lutte écosocialiste nécessite donc un programme liant l’agenda écologique, et les autres revendications de la classe ouvrière, à l’objectif ultime du remplacement de l’État et de l’économie capitalistes par une démocratie socialiste et une économie socialisée. Ce qui ne se réalisera pas dans un avenir immédiat, mais nos luttes actuelles doivent être orientées dans cette direction, faute de quoi ces objectifs seront éternellement repoussés.

Pour éviter la catastrophe écologique, il faut abolir le capitalisme. Cette conclusion, affirme Saïto, implique que la pensée écologique doit se fonder sur l’œuvre de Marx dont la compréhension du capitalisme est inégalée. Mais il combine cet argument avec sa propre interprétation de l’évolution de la pensée de Marx.

Selon Saïto, entre le début ou le milieu des années 1860 et sa mort en 1883, Marx est passé d’une célébration acritique du progrès capitaliste, avec peu ou pas de préoccupation pour ses conséquences écologiques, à une perspective écosocialiste qui prenait en compte ces conséquences tout en s’accrochant à la perspective d’une croissance socialiste future, et, finalement, à la vision d’un communisme de décroissance, qu’il était en train de formuler dans les dernières années de sa vie.

Autour de Marx

À la suite des contributions de John Bellamy Foster et d’autres, Saïto explore l’assimilation par Marx, à partir de 1865, des études de Justus von Liebig sur l’agriculture capitaliste. Liebig expliquait comment l’agriculture capitaliste et la polarisation des villes et des campagnes extraient les nutriments du sol sans les restituer, sapant ainsi sa fertilité. 9

Marx a repris ces idées dans le premier volume du Capital, publié en 1867. Il a ainsi souligné que « La production capitaliste […] trouble encore la circulation matérielle entre l’homme et la terre, en rendant de plus en plus difficile la restitution de ses éléments de fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés et usés sous forme d’aliments, de vêtements, etc. ; chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. » 10

Et il ajoutait que la production capitaliste épuise inévitablement « les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur ».11

Mais ce n’était que le début des explorations écologiques de Marx. Saïto souligne l’importance des travaux de Carl Fraas dans l’évolution de Marx. Fraas, dont Marx a commencé à étudier les écrits en 1868, expliquait comment l’utilisation non durable des terres conduit à la déforestation qui, à son tour, entraîne des changements climatiques et, finalement, la perte de fertilité et la désertification. C’est ce processus qui est à l’origine du déclin de civilisations autrefois florissantes.12

À la fin des années 1870, rappelle Saïto, Marx était également en contact avec des représentants du populisme russe. Les populistes soutenaient que la Russie pouvait éviter les maux du développement capitaliste en construisant une alternative basée sur les pratiques communautaires de la paysannerie russe.

Dans une célèbre réponse de 1881 à une question de la populiste Véra Zassoulitch et dans la préface à l’édition russe de 1882 du Manifeste communiste, Marx admet que la commune paysanne pourrait constituer la base d’une transition vers le socialisme. Selon Saïto, la préface de 1882 soutenait que les communes précapitalistes « seraient capables d’atteindre un développement communiste avant l’Europe occidentale » 13 .

Pour Saïto, cette conclusion est le résultat non seulement des études de Marx sur la commune russe, mais aussi de ses explorations écologiques, inspirées par Liebig et par Fraas. Fraas soulignait que certaines sociétés – caractérisées par des structures communautaires et égalitaires – étaient engagées dans des relations non destructives avec l’environnement.

Fraas évoquait les travaux de Georg Maurer sur les sociétés communautaires allemandes. Probablement poussé par Fraas, Marx reprit l’étude de Maurer à laquelle il attribua une tendance socialiste inconsciente 14 . Ainsi, à l’époque de la question de Zassoulitch, Marx était prêt à adopter la commune paysanne précapitaliste comme préfiguration et modèle d’un communisme de décroissance ou de non-croissance.

Le capitalisme : progrès et destruction

Selon Saïto, cette adhésion « passionnée » au point de vue des populistes a marqué le point final de la théorie sociale de Marx : sa nouvelle compréhension de l’aspect destructeur du développement capitaliste « a fait douter Marx de la supériorité de l’Europe occidentale, avec ses forces productives “supérieures”, sur les sociétés non occidentales et précapitalistes »15 . Selon Saïto, « ce changement l’a amené à repenser en profondeur son hypothèse précédente sur le caractère progressiste du capitalisme »16 .

En outre, selon Saïto, « si la conséquence du capitalisme n’est pas le progrès, mais la destruction irréversible de l’environnement naturel et de la société, la vision unilatérale de l’histoire comme progrès est sérieusement ébranlée ».17  Avant cela, Marx considérait que le capitalisme créait les bases du socialisme, mais il se rend compte alors que « le capitalisme n’est pas une étape préalable vers le communisme. Le capitalisme détruit la “vitalité naturelle” nécessaire au progrès humain » 18 .

La lettre de 1881 à Zassoulitch constitue donc « une authentique transformation théorique. La prise de distance définitive avec l’histoire en tant que progrès » 19

Selon Saïto, Marx a ainsi « abandonné son schéma antérieur du matérialisme historique. Ce n’était pas une tâche facile pour lui. Sa vision du monde était en crise. En ce sens, les recherches intensives de Marx au cours de ses dernières années étaient une tentative désespérée de reconsidérer et de reformuler sa conception matérialiste de l’histoire à partir d’une perspective entièrement nouvelle, aboutissant à une conception radicalement différente de la société alternative » 20 . À cette époque, Marx adoptait également l’idée de pratiques communautaires statiques comme principale forme de résistance au capitalisme 21 . En résumé, selon Saïto : en 1881, Marx avait formulé sa propre version du populisme russe. Marx est donc pertinent sur l’anthropocène, mais seulement parce que, dans ses dernières années, il a abandonné une grande partie de ce qui est communément connu sous le nom de marxisme.

Notre Marx

Pour dire les choses clairement, ces affirmations ne reposent sur aucune base 22 . Les principaux textes cités par Saïto, telles la lettre à Zassoulitch et la Préface de 1882 au Manifeste communiste, constituent la meilleure réfutation de ses thèses. Plutôt que « passionnée », l’approbation par Marx de la perspective populiste russe serait mieux décrite comme conditionnelle.

Dans les deux cas, Marx conditionne la possibilité pour la Russie d’échapper au capitalisme et de construire un socialisme basé sur la commune paysanne à la combinaison avec la révolution de la classe ouvrière dans l’Europe capitaliste et industrielle. À aucun moment il n’affirme que le socialisme pourrait se passer des réalisations technologiques de cette dernière, ou que la commune paysanne russe pourrait atteindre le communisme avant ou indépendamment de l’Europe capitaliste avancée.

Il n’a pas non plus abandonné l’idée que le capitalisme représentait un progrès par rapport aux sociétés de classes antérieures. Dans la première version de sa réponse à Zassoulitch, Marx écrit : « C’est précisément parce qu’elle est contemporaine de la production capitaliste que la commune rurale pourrait s’approprier toutes ses réalisations positives sans subir ses [terribles] effroyables vicissitudes ». (souligné par nous)

Et il ajoute : « D’autre part, la contemporanéité de la production occidentale, qui domine le marché mondial, permet à la Russie d’intégrer dans la commune toutes les réalisations positives du système capitaliste, sans avoir à en subir le dur tribut » (souligné par nous). Dans sa deuxième version, Marx écrit : « Mais en même temps, la Russie existe dans un contexte historique moderne : elle est contemporaine d’une culture supérieure, et elle est liée à un marché mondial dans lequel la production capitaliste est prédominante » (souligné par nous).

Il poursuit : « Ainsi, en s’appropriant les résultats positifs de ce mode de production, elle est en mesure de développer et de transformer la forme encore archaïque de sa commune rurale, au lieu de la détruire » (souligné par nous).

De même, dans leur préface de 1882 au Manifeste communiste, Marx et Engels affirment que « si la révolution russe devient le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que les deux se complètent, la propriété commune [du sol] actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste » 23  (souligné par nous).

Des interprétations erronées

Saïto lui-même reconnaît ce que Marx appelle « les résultats positifs » du capitalisme. Tout en soutenant que Marx a abandonné l’idée que le capitalisme était un progrès par rapport aux sociétés de classes antérieures, il ajoute que le communisme de décroissance n’implique pas un rejet des réalisations techniques du capitalisme ou un retour au passé rural.

Le communisme de décroissance, selon Saïto, « ne cherche pas un retour nostalgique au monde rural et ne planifie pas la création de communes (Marx insiste sur le fait que les communes russes feraient bien de profiter des résultats positifs du capitalisme, tels que l’innovation technologique) » 24 . Il ne s’agit pas non plus « d’un plaidoyer en faveur de l’abandon de la vie urbaine ou des technologies... En outre, la vie urbaine et le développement technologique présentent de nombreux aspects positifs » 25 .

Introduite plusieurs fois en passant, cette considération contredit la thèse de Saïto sur le Marx tardif : elle reconnaît, comme Marx le faisait, que le capitalisme a été dans une certaine mesure une force progressiste, et que le socialisme ne peut pas se passer de ces progrès. Contrairement à ce que suggère Saïto, il n’est pas nécessaire d’abandonner cette conception pour reconnaître que le socialisme n’implique pas un développement infini des forces productives, ou qu’il peut simplement utiliser la technologie inchangée héritée du capitalisme.

L’idée que l’expansion de la production au-delà d’un certain point peut devenir destructrice et insoutenable ne signifie pas que son expansion dans le passé n’a pas constitué un progrès, un progrès contradictoire (nous y reviendrons), mais un progrès tout de même.

Saïto cite l’explication par Marx en 1869 de son changement de position concernant l’indépendance de l’Irlande comme exemple de sa conversion à l’idée que le capitalisme avancé n’a pas créé la base matérielle du socialisme 26 .

Dans un passage bien connu cité par Saïto, Marx reconnaît qu’il avait jusqu’alors considéré que la libération de l’Irlande serait le résultat de la révolution anglaise, mais qu’il réalise à présent que l’indépendance irlandaise était une condition préalable à cette dernière.

Mais le point de vue de Marx, tel qu’illustré dans sa Communication confidentielle de 1870, était que l’indépendance irlandaise était cruciale parce qu’elle pouvait aider à déclencher la révolution anglaise, où les conditions de la révolution socialiste étaient les plus développées 27 . Ce renversement de position n’implique en aucun cas un rejet de l’idée selon laquelle c’est le capitalisme qui crée la base matérielle du socialisme moderne.

Il est vrai, comme l’affirme Saïto, que Marx et Engels ont valorisé les aspects égalitaires et communautaires du communisme « primitif », comme le montre leur assimilation des études d’Henry Morgan sur les peuples indigènes d’Amérique du Nord, qui constituent l’aspect central de L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État d’Engels. Mais, encore une fois, cela n’implique pas ou ne nécessite pas de rejeter la notion de progrès humain basé sur le développement des forces productives ou du capitalisme en tant que progrès par rapport aux sociétés de classes antérieures.

Saïto indique que l’écosocialisme ou le communisme de décroissance ne signifient pas un retour aux sociétés communautaires du passé. Pourquoi ? Précisément parce qu’ils peuvent s’approprier les réalisations techniques des sociétés de classes passées et, surtout, du capitalisme dont la dimension progressiste ne peut être niée.

Comprendre les contradictions

L’argument de Saïto est construit sur une fausse dichotomie entre un Marx mature « prométhéen », qui embrasserait sans critique le progrès capitaliste, et un Marx tardif qui rejetterait totalement la notion d’histoire comme progrès. Mais Marx a toujours considéré les sociétés de classes et le capitalisme comme des formations contradictoires, à la fois progressistes et régressives et, dans le cas du capitalisme, comme une forme antagoniste de progrès, mais un progrès quand même.

Même lorsqu’il célèbre le plus les réalisations du capitalisme, Marx pointe le coût terrible du progrès capitaliste. C’est le cas notamment de ses articles sur l’impérialisme britannique en Inde et en Chine, qui sont souvent présentés comme de simples excuses pour le progrès capitaliste. Tout en indiquant ce qu’il considérait comme ses aspects progressistes, il soulignait également qu’il s’agissait toujours d’un progrès qui ressemblait à « cette hideuse idole païenne qui ne voulait boire le nectar que dans le crâne des victimes » 28 .

Saïto cite un long passage dans lequel Marx explique comment, dans le passé, le progrès a été atteint aux dépens de l’individu et des classes opprimées. Marx commente la dénonciation par Sismondi du progrès aux dépens de l’individu : « Opposer le bien-être de l’individu à cette fin, comme le fait Sismondi, c’est affirmer qu’il faut arrêter le développement de l’espèce pour sauvegarder le développement de l’individu, de sorte que, par exemple, on ne peut pas faire une guerre dans laquelle, dans tous les cas, certaines personnes périssent. Sismondi n’a raison que contre les économistes qui dissimulent ou nient cette contradiction. Outre la pauvreté de ces réflexions édifiantes, elles révèlent une incompréhension du fait que, bien que le développement des capacités de l’espèce humaine se fait d’abord aux frais de la majorité des individus et de classes humaines entières, il finit par surmonter cette contradiction et par coïncider avec le développement de l’individu… » 29 .

Saïto commente : « Augmenter les forces productives, même si les individus sont sacrifiés ! Marché et capitalisme partout dans le monde pour l’émancipation humaine ! C’est comme si Marx était un idéologue de la mondialisation néolibérale » 30  Mais dans ce passage, Marx ne célèbre pas ce qu’il décrit. Il ne fait qu’enregistrer le fait que telle est la forme contradictoire et antagoniste qu’a prise l’évolution humaine une fois que l’augmentation de la productivité a permis la différenciation entre classes dominantes et classes dominées, ainsi qu’entre travail intellectuel et travail manuel.

Tous les progrès de la science, de l’art et de la technologie sont fondés sur le fait que la plupart des gens sont condamnés à un labeur et à une exploitation sans fin. Le progrès repose sur le sacrifice d’individus et de classes entières. Comme le dira plus tard Walter Benjamin, « [ce patrimoine culturel] n’est jamais une illustration de la culture sans être aussi une illustration de la barbarie » 31 .

L’épanouissement dans une autre société

Mais Marx ajoute que le développement sans précédent des forces productives apporté par le capitalisme, une fois socialisé, permettrait alors l’épanouissement de tous les individus et non plus seulement d’une petite minorité.

Certaines des lectures que fait Saïto d’autres textes de Marx sont tout aussi erronées. Saïto cite le passage suivant des Grundrisse : « Mais, en fait, une fois que la forme bourgeoise bornée a disparu, qu’est-ce que la richesse, sinon l’universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives des individus, universalité engendrée dans l’échange universel ? Sinon le plein développement de la domination humaine sur les forces de la nature, tant sur celles de ce qu’on appelle la nature que sur celles de sa propre nature ? Sinon l’élaboration absolue de ses aptitudes créatrices, sans autre présupposé que le développement historique antérieur qui fait une fin en soi de cette totalité du développement, du développement de toutes les forces humaines en tant que telles, sans qu’elles soient mesurées à une échelle préalablement fixée ? Sinon un état de choses où l’homme ne se reproduit pas selon une déterminité particulière, mais où il produit sa totalité, où il ne cherche pas à rester quelque chose ayant son devenir derrière soi, mais où il est pris dans le mouvement absolu du devenir ? »

Selon Saïto, Marx critique ici la façon dont le capitalisme réduit la richesse à une « échelle préalablement fixée », à une certaine quantité de valeur (32). En fait, dans ce passage, Marx décrit la façon dont le capitalisme développe les forces productives et les capacités humaines, sans tenir compte d’aucune limitation passée ou héritée. C’est là son aspect progressiste. Il affirme également que le capitalisme y parvient en soumettant l’humanité au despotisme impersonnel du marché capitaliste.

Marx explique que cette contradiction, ce double aspect du capitalisme, génère à la fois des excuses et des célébrations du progrès capitaliste, d’une part, et des aspirations romantiques à un passé précapitaliste, d’autre part. Il rejette les deux, affirmant que nous devrions rechercher un avenir socialiste, rendu possible par les aspects progressistes du développement capitaliste : « Il est aussi ridicule d’avoir la nostalgie de cette plénitude originelle que de croire qu’il faille en rester à cette totale vacuité. Le point de vue bourgeois n’a jamais dépassé l’opposition à cette vue romantique, et c’est pourquoi c’est cette dernière qui constitue légitimement le contraire des vues bourgeoises et les accompagnera jusqu’à leur dernier souffle. » 32

Une orientation allant au-delà d’une nostalgie romantique du passé et d’une célébration du capitalisme présent pourrait inclure une récupération de certains aspects des sociétés communautaires du passé, une idée qu’Engels a formulée plus d’une fois.

Entre autres textes, dans l’Anti-Dühring, il a bien saisi cette dialectique en discutant de la notion de Rousseau selon laquelle le passage d’une société égalitaire initiale (l’état de nature de Rousseau) à une civilisation inégalitaire est un progrès antagoniste, à la fois progressif et régressif, et de la possibilité d’une société égalitaire future qui récupérerait le passé égalitaire tout en s’appropriant les réalisations de la civilisation33 .

Conclusion : Les tâches de l’anthropocène

En résumé, Saïto affirme que, dans ses dernières années, Marx a accordé une attention croissante aux sociétés non occidentales, aux cultures précapitalistes et à l’impact écologique destructeur de la civilisation capitaliste.

Il conclut que toutes les sociétés n’ont pas suivi le même chemin historique que l’Europe occidentale, que certaines sociétés peuvent, dans certaines circonstances, éviter le capitalisme dans leur cheminement vers le socialisme ou le communisme, et que les coûts environnementaux du capitalisme sont bien plus importants qu’il ne l’avait d’abord cru. Toutes ces idées ont déjà été explorées par plusieurs auteurs, dont Shanin, Foster et Anderson 34 .

Dans son premier livre, Saïto apporte une contribution importante dans ce domaine, notamment en ce qui concerne l’impact des travaux de Carl Fraas et Georg Maurer sur l’évolution de Marx. Mais il est faux de prétendre que cela implique le rejet par Marx de son analyse du capitalisme, de la notion de progrès humain (contradictoire) à travers le développement de ses forces productives, ou du capitalisme en tant que progrès par rapport aux sociétés de classes antérieures qui a créé les bases matérielles pour le socialisme.

Il ne fait aucun doute que les études écologiques et ethnologiques tardives de Marx ont enrichi sa conception de cette dialectique historique, mais cela n’implique pas sa crise ni n’exige son rejet.

Saïto soutient que le socialisme ne peut signifier un développement infini des forces productives, qu’au-delà d’un certain point la décroissance peut être nécessaire. Mais ces arguments ne requièrent pas une répudiation de ce que l’on a appelé le matérialisme historique. Le concept dialectique de Marx du progrès humain, comme processus antagoniste et contradictoire, peut les prendre en compte sans renoncer à aucun de ses principes fondamentaux.

Dans certains passages, Saïto présente la perspective de Marx avec précision. Il affirme ainsi que « si Marx continue à croire que le développement technologique sous le capitalisme fournit les conditions matérielles nécessaires pour un saut vers le socialisme, sa méthode dialectique en vient à […] insister sur l’aspect négatif et destructeur des nouvelles technologies » 35 .

Ailleurs, il souligne que « Marx reconnaît sans aucun doute le côté positif de la technologie moderne et des sciences naturelles, qui préparent les conditions matérielles pour l’établissement du “royaume de la liberté“ en permettant aux humains de produire divers produits dans un temps plus court » 36 .

Malheureusement, ces formulations équilibrées sont abandonnées au profit de l’idée intenable selon laquelle la compréhension croissante du « côté négatif et destructeur des nouvelles technologies » conduit Marx à abandonner à la fois l’idée que « le développement technologique sous le capitalisme fournit les conditions matérielles nécessaires au […] socialisme » et, plus généralement, son « schéma antérieur du matérialisme historique ».

Il est raisonnable d’affirmer qu’une « fois que la vocation historique du capitalisme à accroître les forces productives a été réalisée, le développement ultérieur de la liberté et des talents humains exige une transition vers une autre étape de l’histoire humaine » 37 , mais cela implique de reconnaître que la conscience écologique élargie de Marx n’exigeait pas de répudier sa conception de « la vocation historique du capitalisme à accroître les forces productives ».

Marx n’a pas non plus abandonné la notion de classe ouvrière comme force sociale clé capable de renverser le capitalisme, ni celle de l’action et du pouvoir politique et étatique comme levier indispensable de la transformation sociale. Il n’est pas devenu un partisan du socialisme local, coopératif ou municipal.

Comme Marx l’a fait pour la commune russe, les marxistes d’aujourd’hui devraient reconnaître le potentiel révolutionnaire et anticapitaliste des luttes des peuples indigènes et la nécessité de les lier aux luttes de la classe ouvrière, afin qu’elles « puissent se compléter l’une l’autre ». Mais Marx n’a pas remplacé ces dernières par les premières et/ou par des initiatives coopératives, et nous ne devrions pas non plus le faire.

Comment intégrer les objectifs écologiques dans le mouvement ouvrier et comment l’organiser, le mobiliser et l’inspirer en vue de l’exercice du pouvoir politique (qui, bien sûr, peut inclure des initiatives locales et municipales) reste la tâche fondamentale des marxistes révolutionnaires dans l’anthropocène. 

Juillet 2023

Rafael Bernabe Riefkohl est historien, sociologue, professeur et homme politique portoricain. Il est actuellement sénateur, représentant du Movimiento Victoria Ciudadana (mouvement pour la victoire des citoyens) depuis 2021 et militant de la IVe Internationale. 

Cet article a été publié dans Against the Current n° 225, juillet-août 2023, et traduit de l’anglais par Laurent Creuse.

  • 1 El capital en la era del antropoceno, traduit de l’allemand par Víctor Illera Kanaya (Barcelone, Sine Qua Non, 2022), p. 80. Sur le « capitalisme vert », voir Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, La Découverte (2012).
  • 2Marx in the Anthropocene, Towards the Idea of Degrowth Communism, Cambridge University Press, 2023, pp. 96-99. C’est le point principal de El capital en la era del antropoceno.
  • 3Voir « Monism and the Non-identity of Nature » dans Marx in the Anthropocene, pp. 103-135.
  • 4 
  • 5Pour des commentaires sur le Green New Deal, voir R. Bernabe, « Descarbonización y descolonización », Momento critico, 23 avril 2023.
  • 6 Resistance Books-IIRE, 2022).
  • 7El capital en la era del antropoceno, pp. 275-304.
  • 8« Écosocialisme et planification démocratique » dans Michael Löwy, Écosocialisme, Paris, Mille et une nuits, 2011.
  • 9 « Liebig et le Capital », dans La nature contre le capital, op.cit. (note 4).
  • 10 Le Capital, Vol. I, « Grande industrie et agriculture ».
  • 11La nature contre le capital.
  • 12« L’écologie de Marx après 1868 » dans La nature contre le capital.
  • 13El capital en la era del antropoceno, pp. 146-147.
  • 14El capital en la era del antropoceno, pp. 151-155.
  • 15Marx in the Anthropocene, p. 204.
  • 16Marx in the Anthropocene, p. 177.
  • 17 El capital en la era del antropoceno, p. 155.
  • 18El capital en la era del antropoceno, p. 155.
  • 19Saïto soutient que « dans ses dernières années, Marx a abandonné la vision de l’histoire comme progrès », El capital en la era del antropoceno, p. 160.
  • 20Marx in the Anthropocene, p. 173.
  • 21Il conclut alors que « la nature stationnaire des sociétés communales formera (conformará) la résistance contre la domination coloniale et permettra, à l’avenir, le renversement du capitalisme et l’instauration du communisme ». El capital en la era del antropoceno, p. 162.
  • 22Le manque de place nous empêche de commenter les arguments de Saïto concernant d’autres auteurs comme Engels, Luxemburg et Lukacs.
  • 23 « C’est la négation de la négation. Elle rétablit la propriété individuelle, mais sur la base des acquis de l’ère capitaliste, c’est-à-dire sur la coopération des travailleurs libres et leur possession en commun de la terre et des moyens de production produits par le travail » (c’est nous qui soulignons). Marx in the Anthropocene, p. 227.
  • 24El capital en la era del antropoceno, p. 163.
  • 25El capital en la era del antropoceno, p. 276. Aussi Marx in the Anthropocene, p. 194.
  • 26 Marx in the Anthropocene, p. 185.
  • 27« L’Angleterre seule peut servir de levier à une révolution économique sérieuse. C’est le seul pays où il n’y a plus de paysans et où la propriété foncière est concentrée entre quelques mains… où la forme capitaliste – c’est-à-dire le travail combiné à grande échelle sous l’égide d’entrepreneurs capitalistes – s’est emparée de la quasi-totalité de la production… où la grande majorité de la population est constituée de salariés… où la lutte des classes et l’organisation de la classe ouvrière par les syndicats ont atteint un certain degré de maturité et d’universalité… où, grâce à sa domination sur le marché mondial, toute révolution dans les relations économiques doit affecter directement le monde entier. » Communication confidentielle (1870).
  • 28« Les conséquences futures de la domination britannique en Inde » (1853), Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies en deux volumes, Tome 1, Éditions du Progrès, Moscou, 1955.
  • 29Manuscrits économiques 1861-63, cités dans Marx in the Anthropocene, 184. Ce passage fait partie des textes publiés par Kautsky sous le titre Théories de la plus-value entre 1905 et 1910.
  • 30Marx in the Anthropocene, p. 184.
  • 31Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire (1940).
  • 32Nous avons examiné cet aspect de l’œuvre de Marx dans Walt Whitman and his Caribbean Interlocutors, José Martí, C.L.R. James et Pedro Mir, Chicago, Haymarket, 2022.
  • 33Anti-Dühring. M. Eugen Dühring bouleverse la science, chapitre XIII. « Dialectique. Négation de la négation ».
  • 34Teodor Shanin, « Late Marx and the Russian Road. Marx and the “Peripheries of Capitalism“ » (New York, Monthly Review, 1983) ; John Bellamy Foster, Marx écologiste (éditions Amsterdam, 2011) et ses travaux ultérieurs ; Kevin B. Anderson, Marx aux antipodes. Nations, ethnicité et sociétés non occidentales (Paris, Syllepse, 2015).
  • 35Marx in the Anthropocene, p. 138.
  • 36La nature contre le capital.
  • 37La nature contre le capital.

 

Auteur·es

Rafael Bernabe

Rafael Bernabe est sénateur du Movimiento Victoria Ciudadana à Porto Rico et membre de la IVe Internationale. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont, avec César Ayala, Puerto Rico in the American Century : A History Since 1898 (Chapel Hill : University of North Carolina Press, 2006).